1 | Le dragon en cage
« Faut-il garder le dragon en cage ?
Cette semaine encore, ce que nous considérons comme la plus belle création du siècle précédent a révélé une nouvelle tare d'instabilité. Alors que des habitants des quartiers Est de Paris avaient embarqué pour un voyage d'initiation en montgolfière à proximité de la capitale française, une masse sombre a émergé du ciel pour foncer droit sur eux. Bien qu'issue d'une race relativement petite, la créature n'est pas parvenue à éviter l'appareil. Le bilan est sans appel : aucun participant n'est ressorti vivant de l'expédition. À cela s'ajoute le décès de deux passants à Angoulême-du-Temple, une rue généralement très encombrée de Paris, là où la plus grosse partie du ballon a été retrouvée.
Non seulement cette catastrophe a provoqué une vague d'émotion dans de nombreux pays, mais il relance une nouvelle fois ce vieux débat sur les sièges de nos institutions. Devons-nous autoriser les dragons à voler dans les zones rurales les plus peuplées ?
L'animal comportait une puce de la Délégation des Mandataires de Prusse et a pu être identifié comme monture officielle de la Confrérie Internationale des Coursiers. Son propriétaire, qui n'était pas présent lors de la collision, a déclaré qu'ils avaient finalisé la phase transitive de greffe depuis plusieurs jours et qu'aucun changement comportemental n'avait été signalé durant les commissions postérieures.
Une marche d'indignation était prévue ce mardi dans plusieurs agglomérations des États du Nord pour contester l'usage invasif des dragons dans les processus de correspondance non gouvernementale. La discussion s'étend désormais aux risques entraînés par la libre circulation d'une bête sans pilote aux abords des villes.
Votre dévoué Mycroft Tilney, La Dépêche. »
Na Na retira ses doigts du papier en relief, qu'elle roula en boule et fit mine de balancer par-dessus la table. Elle abandonna cette idée en devinant le regard furieux de Blair qui surveillait ses réactions depuis un moment, installé sur la place d'en face. Après tout, il se donnait assez de mal pour lui transcrire les articles chaque matin.
— Les nouvelles n'ont pas l'air à ton goût, lança-t-il en continuant d'éplucher sa pomme de terre.
— C'est du grand n'importe quoi !
— Fais-moi le plaisir de remettre cet article en l'état. (Elle l'entendit jeter un autre tubercule dans la jatte.) Et je te signale que des personnes sont mortes. Je n'appellerais pas ça du « grand n'importe quoi ».
Na Na ronchonna en lissant la feuille. Il s'agissait toujours du même refrain : un malheureux incident survenait sans raison apparente et l'on dénonçait l'agressivité naturelle de la race.
De sa connaissance, Mycroft Tilney était pourtant un journaliste reconnu pour son engagement auprès des causes nobles. C'était d'ailleurs sur ses billets qu'elle avait appris le braille, une nouvelle méthode de lecture que Blair s'était obstiné à maîtriser pour la lui enseigner à son tour. Depuis ses débuts en tant que reporter, Tilney couvrait le plus gros des événements pour le public cavalier. Il avait également fait partie, une décennie plus tôt, des personnalités positionnées en défaveur de l'utilisation privée du dragon, militant sans cesse pour le démantèlement des trafics d'œufs, parfois au prix de graves blessures et d'une réputation en dents de scie.
Il avait été le souffle porteur des ambitions professionnelles de Na Na. Mais ces derniers temps, il devenait plus dur, plus accusateur envers une espèce qu'il avait auparavant toujours défendue. Aujourd'hui, on était loin de la recrue prometteuse ayant dû abandonner son rêve de coursier pour une balle logée dans le genou.
— Na Na ! Tu m'écoutes ?
Na Na s'étouffa avec son quignon de pain. Ainsi plongée dans sa colère grandissante pour une vieille figure exemplaire, elle avait totalement ignoré les paroles de Blair.
— Si tu as fini de déjeuner, va prendre ton bain, répéta-t-il en faisant crisser le banc duquel il se levait.
L'eau bouillante avait été ramenée des cuisines depuis un long moment déjà. Quand Na Na y entra après avoir retiré ses vêtements, elle était quasiment froide, et les dimensions de l'ancienne grange ne l'aidaient pas vraiment à se réchauffer.
Ils y vivaient depuis plus de trois ans maintenant. Blair disait qu'à son arrivée, il n'y avait que de vieux boxes à chevaux remplis de crottin et tout un tas d'appareils dont l'école ne se servait plus. En tant que nouvel employé sans domicile, il avait été autorisé à la rénover pour la transformer en foyer. Et même si elle y grelottait la majeure partie de l'année, Na Na aurait pu jurer qu'il n'y avait pas d'endroit plus accueillant que ce gigantesque hangar aux quatre coins rafistolés.
Na Na ne se souvenait pas de son existence avant Blair, ou du moins, celle-ci lui semblait suffisamment vide de sens pour être effacée de sa mémoire. Elle avait environ six ans lorsqu'il l'avait arrachée aux larcins ordinaires et aux bagarres de la rue. À l'époque, lui-même ne gagnait que quelques piécettes en distribuant les journaux dans les petites villes alentours. Mais puisque avoir un autre être humain sous sa responsabilité motive davantage à obtenir une situation stable, il avait décidé d'étudier et de se former aux soins vétérinaires entre deux travails d'appoint. Pendant ce temps, il fermait les yeux sur les denrées que Na Na rapportait chaque jour du marché alors qu'il ne lui avait jamais confié le moindre argent de poche.
Le seul établissement qui accepta d'engager un soigneur sans diplôme était une école pour coursiers installée à des centaines de kilomètres de Londres, là où le moindre médecin spécialisé refusait catégoriquement de s'établir. Mais comme ladite école servait uniquement de lieu d'escale pour les voyageurs et ne recevait que rarement des dragons, Blair tenait surtout le rôle d'homme à tout faire.
— Il va falloir que je trouve quelqu'un pour s'occuper de toi, soupira-t-il après que Na Na lui eut demandé un second seau.
Il laissa l'eau lui dégringoler sur la tête. Na Na constata avec aigreur qu'elle était encore pleine de savon.
Cette histoire de tutrice l'agaçait sérieusement. Elle craignait en effet que Blair veuille la reléguer aux activités communément admises pour les filles pauvres de ce monde. La couture, la cuisine et ce genre de trucs barbants dont la simple idée lui donnait de l'urticaire. Il paraissait également de plus en plus sceptique quant aux plans de carrière de Na Na, qui prenait ses doutes comme un véritable affront envers sa condition d'aveugle.
— J'en veux pas, de ta mégère. On est très bien tous les deux.
Elle l'entendit soupirer en approchant. Blair lui renversa le crâne en arrière et tira le bas de ses paupières pour examiner ses pupilles à la lumière d'une petite lampe à pétrole, comme il avait coutume de le faire à chacune de ses toilettes :
— Tu ne le vois peut-être pas, mais à quinze ans, ton corps n'est plus celui d'une petite fille. D'ailleurs, tu ne devrais plus te laver devant moi depuis un moment. Et tu vas bientôt rencontrer des problèmes de femme que je ne saurais gérer par moi-même.
Enfin libérée de son examen habituel, Na Na passa une jambe par-dessus le baquet et essaya de trouver une serviette à tâtons.
— Quelle sorte de problèmes pourrait avoir une femme qu'un homme ne saurait gérer ?
Elle l'entendit toussoter.
— C'est à cause de la cantinière ? ajouta-t-elle en continuant sa recherche.
— Quoi ? Plus à gauche. Encore. Oui, voilà.
Na Na attrapa la serviette.
— Est-ce que je t'empêche de fricoter avec la cantinière ? Elle me donne toujours un dessert en plus le midi. C'est louche, je la connais même pas.
Parfois, Na Na se demandait s'il ne s'agissait pas d'une excuse pour l'introduire dans leur vie. Blair refusait déjà qu'ils continuent de dormir ensemble et avait aménagé une espèce d'entresol au-dessus de son propre lit, sous prétexte qu'elle aurait bientôt besoin d'un minimum d'intimité. Na Na le soupçonnait surtout de vouloir retrouver la sienne.
Une fois habillée, elle enfila son sac sur une épaule. Ses gestes étaient empreints d'un ressentiment évident envers les nouvelles aspirations de Blair.
— De toute façon, elle est trop vieille pour toi, lança-t-elle en poussant la lourde porte. Et en plus, je crois bien qu'elle est grosse.
Elle le sentit rougir depuis le fond de la grange.
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