Chapitre 20 - Les magiciennes
C’était comme si le temps était suspendu. Comment deviner depuis quand son gardien aux yeux jaunes s'était évanoui dans les airs ?
Maintenant toutes les femmes du village semblaient s’être rassemblées autour de lui. Ses yeux détaillaient chacune d'elles, calmement, muré dans un état second, son esprit désorienté flottait autour de son corps. Il ne sentait plus ses jambes et lever un bras lui demandait un effort surhumain. De même, il ne pouvait articuler un mot, sa langue semblait comme engluée dans sa gorge. Prisonnier de son corps, ses yeux étaient sa seule fenêtre sur l'extérieur.
Complices, alliées, ces femmes le dévisageaient sans gêne et il était clair que dans leur langage, qu'il ne comprenait pas, elles parlaient de lui. Les mots qu'elles formaient avaient des sonorités semblables à celles des mots psalmodiés par le sorcier qui lui avait jeté le sort à la fontaine, il y a quelques années. Et puis il y avait cette façon de proférer des paroles comme s'il s'agissait d'invocations. Garrigue ne parvenait pas à capturer un seul mot de ce dialecte, qui n'était pour lui que mélange de syllabes incompréhensibles. Et ce tam-tam lancinant qui rugissait sans cesse dans sa tête, tel un métronome...
Garrigue ne pensait plus, il se contentait de regarder ces femmes dont la caractéristique première était leur beauté. Elles étaient toutes grandes, minces et brunes. La petitesse de leurs vêtements révélaient plus qu'ils ne cachaient, des corps fermes et bronzés et étaient l'exact opposé des vêtements que portaient les femmes que Garrigue côtoyait, jadis, au château. Leurs cheveux, coiffés en queue de cheval retenue par un lien au sommet de la tête accentuaient encore leur longueur.
Leurs courtes jupes de cuir fauve dévoilaient de longues jambes fuselées, dénudées jusqu'en haut des cuisses. Leur poitrine était sanglée dans une sorte de bandeau retenu par une seule bretelle et soulignait davantage la musculature de leurs bras et de leurs épaules. Ainsi, leur ventre livré à la vue, offrait des abdominaux saillants sous une peau luisante. Finalement, elles ressemblaient plus à des guerrières qu'aux femmes qu'il lui avait été donné de rencontrer depuis sa plus tendre enfance.
Autre distinction, et pas des moindres, elles avaient toutes dans le dos un étui à flèches et portaient à la ceinture un couteau dont la lame scintillait à chacun de leurs mouvements.
Leurs cous, leurs poignets et leurs chevilles étaient ceints par des colliers et bracelets vert et bleu intense, fabriqués avec des plumes des paons qui accessoirisaient leur tenue et parachevaient l'harmonie qui se dégageait d'elles.
Leurs yeux en amande s’étiraient vers l'arrière et remontaient le long des tempes et prenaient la couleur si particulière du bleu moiré des plumes des oiseaux de leur village. Elles étaient si belles, qu'il lui était difficile de détourner ses yeux de ces créatures. Rien qu'à les regarder, on était envoûté. L'enchantement était impossible à rompre, aussi fort qu'une hypnose, on ne pouvait s'en détourner.
Le prince n'avait comme connaissance des femmes que des « Noémie », femme robuste et aimante dont il lui était impossible de faire le tour de la taille avec ses bras ou comme sa mère, sans doute belle, mais maigre et anguleuse ou encore comme son habilleuse, petite et maigrichonne mais dont le visage ingrat laissait de marbre. Et puis surtout, jusqu’ici, Garrigue ne s’était jamais intéressé aux filles. Plus petit, il n’y avait jamais prêté attention ; depuis qu’il avait grandi, les soucis au château l’avait mobilisé ailleurs.
Aujourd’hui, c’était bien la première fois qu’il regardait des femmes avec un œil neuf. Surtout que ces créatures aussi belles et peu vêtues, lui offraient un spectacle particulièrement grisant. Perdu dans ses rêves et les yeux noyés par toute cette beauté, il sentit des mains sur ses bras et ses jambes pour l'aider à se mettre assis, puis, on lui mit dans les mains un calice en lui faisant signe qu'il devait boire.
Autour de lui, toutes les bougies bleues étaient maintenant allumées et illuminaient la tente. La danse de leur flamme créait des ombres et des lumières qui donnaient vie à des animaux imaginaires et inquiétants sur les murs et le plafond de la tente.
Garrigue regarda ses hôtes, regroupées autour de lui en un cercle parfait. Les femmes le dévisageaient dans un silence lourd, et attendaient qu’il s’exécute. Il porta alors difficilement le récipient à ses lèvres, ressentit l'apaisement procuré par le métal froid sur sa bouche et avala le contenu par petites gorgées. Au contact de sa langue et de ses papilles, le liquide était rafraîchissant et dégageait un léger arôme de menthe. A peine la liqueur eut-elle coulé dans sa gorge qu'un second effet se fit sentir, celui d'une chaleur qui envahissait sa bouche, son œsophage, sa trachée, puis enfin son estomac et se répandait alors comme une traînée de poudre dans toutes les parties de son corps, même les plus reculées. Il sentait la propagation fulgurante du philtre alors que déjà sa main ne lui obéissait plus et qu'il laissait choir la coupe.
Le cercle de femmes, qui lui semblait large de prime abord, paraissait se resserrer sur lui jusqu'à devenir oppressant. Déglutir devenait difficile et l'air ne voulait plus descendre jusqu'à ses poumons. Il suffoquait presque, son cerveau n'était plus alimenté en oxygène, tous ses sens se troublaient, il lui semblât qu'il perdit connaissance.
Les femmes qui l'entouraient, entonnaient maintenant, d'une même voix, ce que Garrigue prit pour une complainte ou une prière. Le bourdonnement dans ses oreilles brouillait sa vision. Ses mains étaient moites, sa gorge sèche. Ces incommodantes sensations lui envoyaient le message qu’il n'était donc pas mort...
Soudain, une femme se détacha du groupe et vint amorcer des pas de danse juste devant lui, comme si elle ne dansait que pour lui. Seule au milieu de la ronde, elle semblait à elle seule porter l'âme du village. Elle entama sa chorégraphie en tortillant ses hanches et sa longue tresse brune ondulait devant les yeux hagards de Garrigue. La natte de cheveux soyeux dansait et battait le bas des reins de la danseuse au rythme des chants entonnés par toutes ces voix féminines qui formaient la ronde. Les yeux de Garrigue étaient électrisés par ce corps qui louvoyait devant lui. Les bras et les jambes de la danseuse attisaient le regard de Garrigue qui d'un coup d'un seul balayait toutes les appréhensions qui l'avaient submergées jusqu'à présent. Chaque pas de la fille faisait tinter les enchevêtrements de bijoux verts et bleus qu'elle portait aux chevilles. Ces tintements exaltaient et envoûtaient les oreilles déjà conquises d'un Garrigue fatigué. Les entrechats réguliers des pieds de la belle Maldia se succédaient sur un rythme qui autorisait des mouvements lents et réguliers et ravissaient, par la même la tête et le cœur de son spectateur. Le temps n'existait plus. Tout s'était arrêté. Le monde n'était plus, Garrigue ne respirait plus, sa quête ne comptait plus. Il n'y avait que ce corps svelte qui se contorsionnait devant ses yeux et dont tant de souplesse le ravissait.
Puis soudain, les appuis devinrent plus lestes et agiles, le tempo se fit plus rapide et saccadé, la foulée de la danseuse s'ajusta aux intonations féminines et aux modulations des tonalités. Son allure s'emballa. Sa démarche devint plus turbulente. Son corps tout entier semblait s'abandonner. Ses pas et ondulations cédaient au rythme effréné scandé par la ronde.
Alors, les vibrations des cordes vocales des femmes devinrent si rapides que le son extrêmement aigu faisait à nouveau souffrir les tympans du prince. La danseuse, comme prise de convulsions, se balançait en cadence dans cette envolée sonore. Puis, lorsqu’elle eut atteint l’apogée, le calme revint enfin. L’acrobate louvoya un instant, avant de s'effondrer sur le sol.
Garrigue était hypnotisé. Ce qu'il venait de voir dépassait son entendement. La scène à laquelle il venait d'assister était des plus improbables. Plus rien n'existait à ses yeux que cette nymphe venue de nulle part. Plus rien d'autre n'avait de valeur, il oubliait tout, Panache d'Or, sa quête, ses peurs, ses parents, la pauvreté. Il était d'une placidité béate, son cerveau avait quitté la réalité et n'était concentré que sur le souvenir de la mouvance et des ondoiements des courbes de ce corps parfait, si peu vêtu.
La danseuse se releva et chaloupa lentement jusqu'au prince. Elle était d'une beauté rare. Son visage était parfait, des traits fins, de grands yeux d'un bleu intense avec des reflets verts, ses cheveux délicatement tressés étaient soigneusement tirés en arrière, un petit nez légèrement retroussé et une bouche suave qu'instinctivement Garrigue eut envie d'embrasser. C'était la première fois que de telles pulsions se manifestaient à lui.
— Bonjour, dit-elle dans la langue de Garrigue. Pourquoi es-tu ici, et que veux-tu ? lui demanda la danseuse.
Le prince se raclât la gorge, la boisson qu'il avait ingurgité lui brûlait encore le gosier.
— Bonjour, euh, je m'appelle Garrigue et en fait je suis parti de chez mes parents parce qu'ils étaient ruinés.
Je viens de loin, parvint-il à articuler naïvement et sans s'en rendre compte.
— Tu es ici tout seul ? demanda-t-elle avec un large sourire et avec une intonation particulièrement affective.
— Euh, oui, je suis tout seul, répondit Garrigue, sans réussir à parler sans bégayer.
— Et donc tu ne sais pas du tout où tu te trouves ? Sa voix douce était trop mielleuse pour ne pas être manipulatrice.
— C'est qu'en fait je suis perdu, ajouta-t-il très sincèrement, sans se méfier.
— C'est bien. Tu ne risques rien ici. Nous allons t'aider et je vais m'occuper de toi.
Ces mots eurent l'effet souhaité. Celui de rassurer et d'endormir la vigilance de Garrigue qui reprit sa respiration, comme l'air recommençait enfin à alimenter sa cage thoracique. C'est alors que la femme prit un air plus sec, plus solennel et lui dit :
— Je me nomme Frioul et je suis Chamane du village de Maldia. Nous n'aimons pas les étrangers ici.
Puis elle reprit d'une voix plus douce :
— C'est bien que tu sois venu.
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