Chapitre 6 : Les enfants (ambivalents)
--- MARTIN ---
Tout le monde semblait bizarre ces temps-ci. Mahaut disparaissait sans arrêt. J'avais entendu les gens parler.
Les employés recherchaient une personne qui se baladait en pleine nuit dans les couloirs. Ma petite idée avait déjà fait son bout de chemin. Ce devait être Mahaut. Cette stupide fille ! Elle allait encore se mettre dans le pétrin, tout ça pour quoi ?
Je me le demandais bien. Elle ne pouvait donc pas se contenter du peu qu'elle avait... de moi ? Et de Joy bien sûr, c'était sa meilleure amie après tout. Moi, je me contentais de n'être qu'un ami.
Quelqu'un de remplaçable.
La jalousie m'arracha de la culpabilité en voyant Joy débarquer à ma table. Elle au moins restait présente, même quand Mahaut voletait partout, sauf auprès de nous.
Ce n'est pas comme si on s'entendait à merveille, avec Joy. On se supportait l'un l'autre, en réussissant à s'adapter. Ou plutôt, Joy avait la capacité de s'adapter à moi, comme elle parvenait à le faire pour quiconque. Moi, je n'étais pas du genre à changer pour quelqu'un.
D'ailleurs ici, la seule personne qui me témoignait ne serait-ce qu'un peu d'intérêt était Mahaut. Alors que Joy... je ne sais pas, je n'arrivais simplement pas à la comprendre.
Avec ses tenues loufoques, son esprit tordu et ses idées biscornues et alambiquées. Toujours à faire des choses sans sens, à tout oublier, jusqu'à son propre âge. On aurait dit qu'elle ne venait pas du même univers que moi.
Elle se fichait des règles. Même quand ma mère l'avait punie pour avoir été dehors en plein milieu de la nuit, elle n'avait pas bronché. On aurait dit que tout ce qu'elle pourrait dire n'avait aucune importance. Elle restait contente. De quoi, je l'ignorais. Je ne préférais pas le savoir.
— Dis, tu as vu Mahaut ces temps-ci ?
Elle ne répondit pas, plongée dans ses pensées, comme d'ordinaire.
— Joy !
— Hein ?
— Est-ce que tu as vu Mahaut, ces derniers temps ? répétai-je patiemment.
— Euh... non. Non, pas vraiment désolée, je-
Elle ne finit pas sa phrase. Le dialogue resta en suspens. Ou devrai-je dire monologue ? À maintes reprises, je tentais de lui arracher son attention et quelques mots, mais elle s'était tue définitivement, l'air préoccupé.
Elle toucha à peine à son dîner. Pour mon plus grand bonheur, elle accepta d'un mouvement de menton de me reléguer ses frites déchues, soit environ la totalité.
Puis arriva Mahaut, haletante, avec son plateau fumant. Elle était ragaillardie et enjouée. L'inverse du comportement de Joy d'aujourd'hui, au final. Pour une fois qu'elle ne souriait pas pour un rien. Elle regardait ma fourchette se planter dans les frites du plateau voisin avec un dégoût palpable.
— Et on n'en garde même pas pour moi ? demanda Mahaut.
— Si, tiens.
Joy poussa son plateau en travers de la table afin que Mahaut puisse se servir à son aise, ravie. Puis elle s'étala sur la table, la tête sur ses bras étendus, nous regardant parler.
— Dis, ça va pas ? murmura Mahaut en touchant son front.
— Si, très bien. T'inquiète pas, j'ai juste sommeil.
Je n'étais pas dupe. Son regard préoccupé ne pouvait tromper personne, pas même moi.
— Mhm d'accord. Je me dépêche si tu veux. Sinon n'hésite pas à aller déjà au lit.
— La flemme.
— Je m'en doutais.
Elle sourit à Mahaut et jeta un coup d'œil à la ronde dans la pièce. Soudain, son regard s'immobilisa et s'embua d'eau. Elle détourna vite la tête puis l'enfouie dans ses bras. Je regardai à mon tour dans la direction qu'elle avait fixé. Le coin où se réunissait les enfants. Je murmurais à Mahaut que les sales gosses avaient dû lui en faire voir de toutes les couleurs aujourd'hui. Elle hocha la tête avec une petite moue adorable qui me donna l'envie d'embrasser son nez. Je secouais ma tête, chassant cette image de là.
— Je suis fou de penser à ça, songeai-je en silence. Tu es complètement taré mon pauvre ami, elle ne te mérite pas.
— Ouh-ouh !
— Comment ?
— Je te demandais si tu étais prêt, pour commencer à monter là-haut.
— Ah, oui bien sûr. Joy tu devais pas remonter les petits ce soir ?
— Naaan, c'est Raphaëlle qui s'en occupe. Ah oui, le contrôle de Chimie. Je dois le faire, oui...
— Si tu veux, je te remplace. Faut juste les monter dans leur chambre ?
— Non. Passer par la salle de bain collective pour qu'ils se brossent les dents, se lavent les mains, aillent aux toilettes. Ensuite les coucher, ils se débrouillent tout seul. Mais chaque soir, j'essaye d'aller voir Jean-Lou pour lui lire un livre...
— Euh... et c'est lequel, Jean-Louis ?
— Jean-Lou, précisa-t-elle en insistant sur la dernière syllabe. Et c'est le plus jeune, tu ne peux pas te tromper. Ah, il faut aussi demander aux autres, pendant leur brossage de dents, s'ils veulent aussi entendre l'histoire. De temps en temps, ils aiment bien aussi l'écouter. Par contre, il ne faut pas se faire prendre à faire rentrer les filles dans la chambre des p'tits gars.
— Euh... ça m'a l'air vachement compliqué, ton histoire. Et puis, je te signale que c'est moi qui suis en charge de surveiller les dortoirs avant vingt-et-une heure !
Joy avait l'air à moitié dans les vapes, comme si elle luttait contre le sommeil ou contre des angoisses plus importantes encore. Ce changement abrupt dans son comportement me perturba étrangement, comme si cela cachait quelque chose d'important. Toutefois, elle tentait de demeurer hermétique à toute intrusion dans ses pensées. Je savais que tant qu'elle n'aurait pas décidé d'elle-même à parler, elle ne dirait pas le moindre mot, même sous une puissante torture psychologique.
Je l'observais encore, tandis qu'elle réfléchissait à mes paroles. Puis tout à coup, son esprit sembla les appréhender, et sa bouche s'ouvrit enfin.
— Ah oui, c'est vrai, acquiesça-t-elle distraitement, après sa minute de réflexion. Bah, après tout je les surveille, ils ne font aucun mal à personne !
— M'empêche, c'est interdit... ma mère va me tuer, si je fais un truc pareil.
— Si elle l'apprend, oui.
— Elle sait tout !
— Mais non voyons, trouillard ! la défendit Mahaut.
Elle me fit les gros yeux, et sa moue distordue de manière comique me fit fondre. Elle défendait son amie, mais j'étais davantage motivé par ses yeux à elle, qui semblaient croire en ma capacité à gérer la situation. Mais surtout, à être capable de cacher des choses à ma génitrice. Si elle savait à quel point elle m'en demandait beaucoup !
— Finalement, laisse tomber, souffla soudainement Joy. Si tu ne t'en sens pas capable, je vais m'en occuper. Ce sont mes gosses, après tout.
— Une vraie mère poule, celle-là.
— Faut bien que quelqu'un les aiment et s'en occupe. N'oubliez pas que c'est ma "punition suprême pour avoir osée vouloir sortir dehors au beau milieu de la nuit'', fit-elle en imitant grossièrement ma mère. La directrice est vraiment une plaie...
— Eh, je te signale que c'est ma mère. D'accord, elle est complètement cinglée, mais elle reste ma mère. Et puis, les règles sont là pour notre protection, c'est normal qu'elle ait voulu te punir.
— T'as bien raison, vante-toi d'être la seule personne ici à avoir une mère. Faudra qu'elle fasse mieux en termes de punition, sérieux. Elle me donne à faire ce que j'adore faire. Ouh, quel supplice !
— Des fois, c'est vous que j'envie. Elle est tellement froide et détestable, parfois.
— Peut-être... mais c'est ta mère ! chantonnèrent-elles en insistant sur le pronom possessif.
Finalement, j'insistais pour m'occuper des enfants, en disant que ce ne devait pas être sorcier. Joy n'hésita pas plus que quelques secondes pour accepter de me laisser y aller, tant elle semblait accablée par la fatigue.
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