✓ Chapitre 4.5 : La perte (de mémoire)
- JOY -
Je pressais Mahaut pour descendre au réfectoire. En arrivant, je remplis mon bol d'un mélange des cinq céréales qui s'étalaient sur le «buffet». Buffet qui était, en réalité, une table nue sur laquelle reposaient de gros bacs en plastique. Des louches étaient dans ceux-ci, semi ensevelies par les céréales.
Je me pris un thé vanille-caramel et refusais le lait proposé pour noyer les céréales. Je louchais sur le jus de pomme mais n'en pris toutefois pas, ayant apparemment bien mangé avant, je ne voulus pas remplir davantage mon estomac de liquide.
J'apercevai, de loin, le dos arrondi de Martin qui se penchait pour attraper sa cuillère ruisselant de lait et de corn-flakes natures. Celui-là avait des goûts d'adulte que je ne comprendrai jamais. J'avançai discrètement dans sa direction, fière de pouvoir à présent l'être. Je cachai ses yeux de ma main disponible en criant d'une voix déformée:
- Qui c'est ?
- Un extraterrestre dodu qui boite !
- Presque ! fis-je en lui rendant la vue, m'asseyant du même élan à ses côtés.
- Ouah, mais dis donc, la petite Joy a retrouvé l'usage de ses deux jambes ! Si ce n'est pas magnifique ça, je me demande ce que c'est, n'est-ce pas !
Mahaut s'installa avec nous. Elle écoutait distraitement nos blagues qui ne faisaient rire que nous. Sauf que ce matin, elle ne riait pas. Elle semblait préoccupée, perdue dans ses pensées.
Lentement, toute une semaine passa. Mahaut disparaissait souvent, me laissant avec Martin dans le doute et l'incertitude. Je tentai de ne pas poser de questions curieuses, me disant qu'elle me le dirait au moment venu pour moi de le savoir. C'était comme ça entre nous. On patientait tant bien que mal, dans une grande frustration, mais avec respect pour l'autre personne.
Je me demandais si j'avais fait quelque chose qui l'avait froissée, car je ne la voyais presque plus en dehors des cours. Elle mangeait en quelques minutes et était sans arrêt occupée à courir partout. Elle ne me parlait toujours pas de ce qu'elle trafiquait.
Malgré mon inquiétude grandissante, je n'avais jamais aussi bien dormi que cette semaine. Au début, par habitude, je me réveillais au beau milieu de la nuit. Mais finalement, le sommeil se refermait vite autour de moi. Je tentais de me souvenir des cauchemars qui m'avaient torturés l'esprit auparavant, mais tout semblait flou. Comme un rêve qui disparaît au réveil, le sujet de ma hantise s'étaient envolés.
Je me rappelais seulement qu'ils étaient désagréables, stressants et qu'ils me semblaient horriblement véridiques. Je me suis dit que le remède dont l'infirmière m'avait presque forcée à prendre avait finalement eu un effet sur moi. Mes nuits se passaient merveilleusement bien.
Malgré cela, je dormais encore en cours d'économie. Cours le plus ennuyeux du monde, selon moi. Ce jour là, je ne pus faire ma sieste habituelle, comme nous avions un contrôle au programme. Habituellement, j'aurai simplement griffonné quelques absurdités pour faire semblant de travailler et j'aurais rendu un travail médiocre. Les bonnes notes m'importaient peu d'ordinaire, mais les professeurs avaient trouvé une carotte à agiter sous nos yeux.
La course d'orientation prévue aurait lieu dans un peu plus d'une semaine. Or, les personnes non assidues en cours, en plus d'être privées d'y participer, se verront recevoir une note médiocre en EPS. Ce système mettait en accord les amoureux du sport, les étudiants modèles courant après les bonnes notes et ceux, comme Mahaut et moi, qui voulaient s'échapper et s'amuser.
Mais Mahaut semblait avoir oublié notre impatience à participer à cette activité. À croire que mon amie voulait être exclue. Son implication et assiduité exemplaire s'était muée en étourderie et inattention. Elle parvenait même à toujours arriver en retard après moi. Pourtant, j'étais la reine du retard avant. Mon plâtre ne me servait que d'excuse. Puisqu'en réalité, j'allais chercher mon sac de cours dans ma chambre et je me retrouvais à laisser divaguer mes pensées. Ce qui ressemblait à quelques minutes se trouvait être un long quart d'heure. Mais j'adorais ces moments de réflexion où il me suffisait de lâcher prise sur tout ce qui traversait mon esprit, pour que l'art absurde apparaisse alors.
Un lapin traversait une page de manuscrit tachée. Il se transformait en jonquille de trois cents mètres qui se courbait et de ses pétales coulaient une pluie argentée. Parfois, seule des images saccadées passaient rapidement. Un aspirateur bleu, trois grillons qui chantaient, des bébés derrière le plexiglas dans un hôpital, un champ de fleurs, des fées, un hibou qui dormait, une pleine lune.
Monsieur Pave se racla la gorge, puisque l'évaluation allant démarrer, me sortant définitivement de mes divagations. Il nous demanda de garder la fiche distribuée face contre la table et que les réponses devront être reportées sur la seconde fiche, plus petite.
- Bien naturellement, toute discussion est proscrite pendant le déroulement du contrôle. Veuillez placer vos Contrôleurs avant le début de l'examen.
- Oh, M'sieur, on est vraiment obligé ? demanda Johakim depuis le dernier rang.
- Et bien, si vous ne souhaitez pas les mettre, je peux toujours vous mettre un zéro d'office, Monsieur Dubois.
- À vrai dire, ça ne changerait pas grand-chose...
- Ne discutez pas, Monsieur Dubois. Bien, commençons.
Le professeur d'économie avait la fâcheuse tendance de commencer ses phrases par « bien » mais ce qui m'insupportait encore plus était sa manie de lécher -plus ou moins discrètement- la bave qui coulait au coin de ses lèvres.
Bien que ce ne soit pas la faute du pauvre quinquagénaire, ses problèmes de fuite salivaire ne cessaient de me dégoûter. Quand aux Contrôleurs, personne ne les aimaient. Johakim finit par le placer avec une moue de dégoût, imité par les autres élèves.
Le Contrôleur avait une forme de demi-anneau qui s'imbriqua parfaitement contre ma nuque, bien que la fraîcheur du métal me fit frissonner. Une fois posé, l'engin faisait une sorte de bruit de succion puis émettait une légère vibration. Il suffisait de le porter pendant l'évaluation avant de le rendre au professeur, qui pourrait alors déterminer si une personne avait triché ou non.
Personne à ma connaissance ne savait comment fonctionnait le Contrôleur. À vrai dire, je m'en moquais éperdument. Je n'avais jamais triché de toute ma vie et je ne comptais pas essayer. À quoi bon tricher quand on se fichait pas mal des résultats ?
- Monsieur, comment ça marche au juste ? avait un jour demandé Aïko, avide de connaissances.
- Et bien, si je vous le disais, vous auriez la possibilité de tricher, cela ne me semble pas très raisonnable de vous en donner le fonctionnement, n'est-ce pas ?
Johakim avait alors ri un instant, avant de murmurer assez fort pour que tout le monde puisse entendre :
- Ou plutôt, il ne sait pas lui-même comment il fonctionne...
Des murmures amusés s'étaient élever dans la salle et monsieur Pave, énervé, avait annoncé le début du contrôle. Nous avions alors retournés nos copies de concert, le sourire encore au coin des lèvres et nous étions mis au travail.
- Mahaut -
En rendant l'appareil après le contrôle, je remarquais un détail qui m'intrigua au plus haut point. À l'intérieur du Contrôleur, au centre du petit cercle qui maintenait l'appareil à notre nuque, s'était formée une sorte de tâche sombre. Je déposais mon doigt contre la minuscule trace et une bulle rougeâtre éclata.
Elle comptait si peu de liquide qu'elle sécha presque immédiatement contre mon index. Malgré cela, sa couleur et son odeur de fer ne laissait pas la place à beaucoup d'imagination : il s'agissait de sang.
Ce soir-là, je prétextai vouloir détacher le fermoir du collier de Joy. D'abord réticente, elle se laissa prendre au jeu devant mon regard qui semblait dire « je-te-le-dirais-plus-tard ». Vivre aussi longtemps avec quelqu'un offrait certains avantages, comme la capacité extraordinaire de se comprendre sans avoir besoin de mots.
Joy souleva sa chevelure brune à ma demande et j'inspectais sa nuque à la recherche du moindre indice qui conforterait ma théorie. Je lançais un râle pour la forme, comme si le fermoir était si difficile à enclencher. J'étais devenue méfiante, presque paranoïaque, à vrai dire. Depuis les paroles étranges de Joy, plusieurs autres détails me paraissaient soupçonneuse. Mon dernier questionnement en date, c'était l'observation. Et si nous étions observées à notre insu, ou écoutées ? Je ne voulais plus prendre de risque, et j'agissais en conséquence. Joy avait appris à vivre avec ma paranoïa croissante, sans paraître s'en offusquer.
- Tu devrais t'attacher les cheveux plus souvent, ça te va plutôt bien.
- Mhm, oui, peut-être, tu comptes me démêler les cheveux, après ? fit-elle en riant.
Je souriais en retour, face à son ironie évidente. Elle-même détestait devoir s'occuper de ses cheveux, alors de là à laisser quelqu'un d'autre les lui coiffer, c'était impossible. Le collier était déjà détaché, je devrais attendre une prochaine occasion pour observer sa nuque à la loupe. Je voulais savoir si le Contrôleur m'avait blessé par inadvertance ou si nous présentions tous une trace. Seulement, je ne voulais pas inquiéter mon amie pour rien. Si elle apprend que l'appareil a pu me blesser, elle ferait un scandale dont je me passerai bien.
Au moment même où j'allais relâcher ses cheveux, la surprise combla mon attente. La trace d'une quelconque incision était certes invisible mais sous mes doigts, je sentis nettement une petite anomalie, une sorte de minuscule bosse sous la peau, aussi grosse qu'une tête d'épingle. Je lâchai sa chevelure et grattai mon dos remontant jusqu'à nuque. Au même endroit que Joy, je sentis la même étrange boule.
- Viens, je vais te coiffer !
Heureusement, elle comprit l'allusion et me suivit dans la salle de bain, que je refermais dans notre dos.
- Je vais mouiller la brosse, ça va remodeler ses ondulations.
Je ne pouvais plus attendre, et devait avouer mes doutes, peu importe sa réaction. J'ouvris alors l'eau à gros courant, me penchant sur l'oreille de mon amie. Elle m'écouta sans m'interrompre et me crut, ce qui était louable. Nous chuchotions dans la pièce, tout en espérant que cela suffise à couvrir nos paroles.
Je lui annonçai sa perte de mémoire récente, ce qui lui fit froncer les sourcils. Non seulement elle avait perdu des souvenirs, mais elle avait également oublié cet épisode. Selon elle, elle n'avait subit aucun trou de mémoire de sa vie. Je n'ajoutais rien, devant veiller à lui annoncer ailleurs. Quelque chose me disait que nous pouvions encore être entendues, même ici. Si mes soupçons étaient confirmés, nous pouvions être épiées, à tout moment.
Depuis l'épisode étrange où Joy avait fait retirer son plâtre, je menais des recherches à l'infirmerie. Je ne m'aventurais pas loin, tâchant simplement de déterminer le nombre de personnes travaillant là-bas, leurs horaires et ce genre de détails qui me permettraient de fouiller les lieux sans me faire coincer. J'allais avoir du boulot. Joy ne serait pas de trop pour m'aider dans mon enquête, encore faudrait-il qu'elle parvienne à appréhender les mêmes soupçons que moi. Elle semblait en effet se questionner, sans réussir à interpréter la vraisemblance de mes propos. Si elle croyait chacun de mes mots, elle doutait de ses propres souvenirs oubliés, de sa propre raison. Je le sentais, je la comprenais. Il faudrait du temps pour la convaincre. Du temps, et des preuves, j'en avais bien conscience.
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