✓ Chapitre 2.5 : Les enfants (trouvés)
- MAHAUT -
Je copiai la leçon consciencieusement, sans prêter attention à Joy, qui dormait à poings fermés sur la table voisine. J'écrivis le plus de cours possible, afin qu'elle puisse le rattraper plus tard, j'y veillerai. Je notai les idées principales que dictait Monsieur Pave avec intérêt. L'économie pouvait parfois être passionnante, surtout quand nous étudions le parcours de certains grands personnages. Durkheim, Marx, Keynes, Weber, et j'en passe.
Seulement, aujourd'hui, il n'était question que de problèmes monétaires, sujet qui avait tendance à m'endormir. Au bout d'une dizaine de minutes seulement, je décrochai et laissai mon crayon dessiner des courbes sur la marge.
Mes préoccupations prirent le dessus, j'envisageai de questionner une des infirmières, pour qu'elle donne des cachets à Joy. Après tout, elle a beau dire que tout allait bien et qu'elle devenait léthargique en prenant des somnifères... elle ressemblait de plus en plus à un mort-vivant. Des cernes se creusaient de plus en plus profondément sous ses yeux sombres et elle dormait de moins en moins la nuit, somnolant sans arrêt la journée.
Justement, Joy s'agita dans son sommeil, tandis que je continuai mes gribouillages. Ses mains se crispèrent subitement à la table, faisant craquer le bois sous ses ongles. Seuls des gémissements parvinrent à mes oreilles, accompagnés du tremblement compulsif de tout son corps. Voyant cette scène, je me précipitai afin de la réveiller, sans prêter attention au professeur. Ses yeux s'ouvrirent brusquement, remplis de larmes. Sous le choc, elle chuta de sa chaise, déséquilibrée.
- Oh non. Non...
- Tout va bien, tu es avec moi. Regarde-moi. Tout va bien. Calme-toi... respire Joy, respire.
Sa désorientation l'effraya. Elle sembla perdue, comme si elle ignorait ce qu'il venait de se passer. Sa dernière crise remontait à deux semaines, nous pensions tous qu'elles avaient cessées. Qu'elle commençait à aller mieux.
Je passai son bras autour de mes épaules et tentai de la relever. Martin m'imita et nous sortîmes de la salle dans un silence de mort. Une fois la porte refermée, Monsieur Pave continua son cours, comme si de rien n'était, tandis que nous traînions Joy vers l'ascenseur. Visiblement, tout le monde semblait avoir l'habitude de nos sorties précipités. Même nos camarades n'y prêtaient guère attention.
- Non, je ne veux pas y aller, frémit soudainement Joy. S'il vous plaît, ne m'y emmenez pas...
- Tu ne peux pas rester comme ça ! m'énervai-je en la poussant de force.
- Je vous en supplie, pas de cachet...
Elle ne put continuer sa phrase que ses esprits la quittaient. Ses yeux nous suppliait en silence tandis que nous délibérâmes sur la marche à suivre.
- Mais... elle a peut-être seulement besoin de sommeil. Elle allait bien, non ? marchanda Martin.
- Non, elle ne va pas bien, elle ne dort pas du tout la nuit. Tous les soirs, elle s'en va ! Elle ne dort pas. Quand elle dort, elle cauchemarde ! Je suis vraiment, vraiment navrée Joy, mais c'est pour ton bien. On a plus vraiment le choix !
Le garçon acquiesça en silence en entrant dans la cabine d'ascenseur. Joy épuisée, s'écroula dans nos bras, inerte et endormie. Peut-être bien évanouie...
- JOY -
J'entrouvris les yeux avec prudence, allongée droite comme un i dans un lit ferme. La pièce semblait d'un blanc immaculé à première vue, mais quelques fissures craquelaient ses murs à plusieurs endroits.
Une odeur âcre se mêlait à l'odeur d'alcool stérile qui résidait dans tout l'étage. La lumière tamisée sortant de la fenêtre me fit penser que le jour se couchait. Je me levai puis me dirigeai vers la porte en claudiquant. Verrouillée. De plus, mes béquilles étaient introuvables. Je cognai contre le bois solide pendant plusieurs minutes, avant de voir apparaître une infirmière. Elle me tendit une boîte que je ne connaissais que trop bien.
- Je n'en veux pas.
- Je crains que vous n'ayez pas le choix, malheureusement. Prenez-le, mademoiselle. Cela aussi. Matin et soir avant de manger. Les autres, le soir avant de dormir. Les deux sont à avaler avec de l'eau.
- Qu'est ce que c'est ?
Je roulai le flacon transparent entre mes doigts, faisant cliqueter les petites pilules vertes. Midi et soir... L'autre flacon contenait des médicaments blancs que je connaissais bien, des somnifères. Elle glissa les médicaments dans un sachet en papier et me donna mes béquilles et mon sac de cours dans les mains. Je fourrai rapidement le sachet dans ce dernier.
- Qu'est ce que c'est ? répétai-je une seconde fois.
- Cela vous aidera à aller mieux.
- Dites-moi à quoi ils servent, insistai-je fermement.
- Un remède naturel contre les cauchemars, abrégea-t-elle. S'ils viennent à fonctionner, nous stopperons définitivement la prise de somnifères. Sur ce, bon appétit.
Dès qu'elle tourna les talons, je me précipitai vers l'unique ascenseur. Je descendis au rez-de-chaussée, sortis par la grande porte, traversa les jardins et m'enfonçai dans la forêt. Au milieu des arbres, mes larmes se mirent à couler. Je tremblai de froid dans la robe fluette de Mahaut.
Avec le plâtre, je ne pouvais rien mettre d'autre. Je serrai mon gilet chaud contre moi. Je voulus rester là un petit moment, cajolée par l'arbre et mordue par le froid. Je n'avais aucune envie de manger. Mon estomac, lui, fut d'un tout autre avis. Il grognait douloureusement en protestant face à ce besoin élémentaire que je lui refusais.
Je fis courir l'herbe folle entre mes doigts, parcourus les lignes de l'écorce d'un arbre de mon ongle. J'observai mes mains aux ongles cassés et incrustés... de peinture sèche ? De bois ? Ah, ma table de cours. Je l'avais griffée en dormant. La chatouille de la mousse sur ma jambe nue interrompit le cours de mes pensées. Levant les yeux, j'observai les hauts sapins qui s'élevaient, le vent qui poussait leurs épines. Les arbres nus se tapissaient timidement de bourgeons.
Dans un élan, poussée par la faim, j'agrippai mes béquilles et me dirigeai au réfectoire. Mahaut attendait en faisant les deux cents pas à l'entrée. Je baissai le regard, mais lorsqu'il atteignit celui de mon amie, tous mes ressentiments volèrent en éclat.
Elle remplit mon plateau sous mes directives, avec un mélange étrange mêlant une soupe d'algues à du riz. Un second creux fut rempli d'une montagne de légumes, un autre de viande carrés qui s'effilochait, sans que j'ai d'idée précise sur sa contenance, et en dessert un généreux brownie. Elle installa nos plateaux sur notre table habituelle, la fameuse petite table ronde au coin de la baie vitrée.
- Ta récompense !
Je fis basculer ma viande dans le creux de son plateau. Je ne mangeai pas de viande, donc je lui donnai toujours ma part étant donné qu'elle en raffolait.
- Merci, comme toujours. Je suis vraiment désolée, pour tout à l'heure...
- Ce n'est rien. Passons à autre chose ! J'ai une bonne nouvelle.
- Quoi donc?
- Ton plâtre, ils vont pouvoir le retirer bientôt, tu te souviens ?
- Comment l'oublier ! Bon d'accord, j'avais oublié la date, ajoutai-je devant son regard interrogateur. Ce serait génial, je pourrai enfin retrouver mon indépendance ! Enfin, surtout mon propre style vestimentaire...
Je fixai ma robe jaunâtre sur laquelle s'alignaient une centaine d'ananas multicolores. Beurk. Seul le gilet tâché et troué que je portai m'appartenait. Je n'arrivai pas à expliquer pourquoi il me tenait tant à cœur.
Certes il était confortable, chaud et basique, donc il allait avec à peu près avec tout grâce à sa couleur noire. Mais bien que mes doigts dérapaient souvent et se coinçaient dans la manche transformée en haillon au fil des mois, que ce vêtement soit plein de peinture et que ses poches aient une taille trop petite, je ne pouvais pas m'empêcher de le mettre et de ressentir une immense satisfaction de le porter. La même sensation de plaisir que je retrouvais en mangeant une glace en plein été ou un chocolat chaud en hiver. Ça faisait du bien, ça rassurait et ça faisait chaud au cœur. Et oui, je parlai bien d'ungilet vieux, taché et troué. Mais il était rempli de souvenirs. Enfin, la peinture je ne me souvenais plus vraiment comment elle était arrivée là, mais les trous étaient apparus à force de le porter et de faire n'importe quoi avec.
- Il y a une course d'orientation bientôt en plus, non ? questionnai-je subitement.
- Hop, hop, hop, doucement. C'est dans plusieurs mois. Et depuis quand tu aimes courir, toi d'abord ?
- Courir ? Pourquoi courir ?
- C'est une course d'orientation, fit Mahaut en insistant sur l'avant dernier mot.
- Mais je m'en fiche de ça, c'est juste un prétexte pour partir dans les bois ! On n'a jamais le droit d'y aller, alors que là, on en aura la possibilité. On pourra grimper aux arbres, Mahaut. Ah, j'ai hâte ! Pas toi ?
- Je t'assure que si tu te casses encore une jambe, je ne t'aiderai plus ! Mais sinon, oui, je suis partante, totalement même !
Nous continuâmes à parler de forêt et d'escapade toute la soirée. Je fus si excitée qu'il m'était impossible de m'endormir. Je tournais et tournais, fixant le pot rempli de somnifères et des cachets anti-cauchemars posé sur ma table de nuit. J'en saisis un blanc avec prudence, le regardant au creux de ma main. Je le posais sur ma langue et déglutis péniblement, puis avala une longue gorgée d'eau. J'envisageai de prendre une pilule verte. Si en plus de réussir à dormir, je parvenais également à passer une bonne nuit calme ? Avec conviction, j'en déposai une sur ma langue. Celui-ci se désagrégea immédiatement, descendant dans ma gorge. Je posai la boîte au sol.
Soudain, je sentis ma tête chavirer, tourner, me donnant un effet de mal de mer. Même en m'enroulant dans ma couette, cette impression ne me quitta pas. Ma tête brûlait, mon front ruisselait de sueur. Mon cœur s'affolait à tout rompre, mon sang battait tel un tambour contre mes tempes. Douloureusement, le néant s'ouvrit et m'engloutit dans un monde vide, sans rêve ni cauchemar, avec juste le silence et l'obscurité.
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