Chapitre 16 : Les souvenirs (oubliés)
Mahaut souffrait de terribles migraines. Je la regardais, compatissante.
- Tu dois me changer les idées ! m'ordonna-t-elle.
- Euh... tu as fait ton poème ?
- Quel poème ?
- Celui qu'on doit réciter dans deux jours, au cours de français.
- Oh...
Au contraire de mes propres symptômes, elle n'eut aucun rêve éveillé ni de souvenirs qu'elle revivait. Son expérience fut très différente de la mienne. Tout au long de la journée, elle m'annonçait calmement se rappeler de quelque chose.
Certaines situations quotidiennes lui rappelaient avec précision des souvenirs de son enfance, de ses parents, de ses deux frères. Le lendemain, elle n'avait déjà plus autant mal à la tête. Elle ne se souvenait pas de tout avec précision, mais si elle y réfléchissait, elle parvenait toujours plus ou moins à retrouver son passé.
- Tu as eu des idées, pour le poème ? lui demandai-je pendant le petit déjeuner.
- J'espère que toi oui, car on doit le réciter dans deux heures.
- J'ai quelques pistes. En fait, je pensais faire un poème sur les corbeaux.
- Oh-oh, les grands esprits se rencontrent.
- Mince ! Toi aussi tu parles de corbeaux ?
- Non, mais on reste sur le même thème.
Elle garda son visage impassible, emprunt de mystère. J'ignorais si je parviendrai à lui faire cracher le morceau, puisqu'elle semblait prête à jouer avec ma patience.
- Tu m'intrigues, continuai-je. Sur d'autres oiseaux, alors ?
- Non plus, mais tu l'entendras dans deux heures, comme tout le monde.
- J'ai hâte, dans ce cas.
- Il y a de quoi, fit-elle avec un clin d'œil malicieux.
Deux heures plus tard, le cours de français était arrivé. Chaque rangée devait lire son poème, tour à tour, devant la classe entière. Je bénissais le fait de devoir le réciter face aux élèves, car cela me permettrait de voir leurs réactions. Si le corbeau faisait parti de ma classe, il réagirait forcément. Il y avait là pas moins de quatre ou cinq garçons bruns, tous plutôt grands. Je ne savais si je pouvais me fier entièrement aux dires de Monsieur Olga, puisque lui-même était de très petite taille : tout le monde devait lui paraître très grand. Et puis, pour l'air sûr de soi... cela pouvait se jouer.
Je passais en cinquième position pour réciter. Mon ventre était noué, tandis que je fis le tour de ma table pour venir me poster contre le tableau noir.
- Alors... je vous présente mon poème qui s'intitule... Le Corbeau.
Je parcourus la salle des yeux. Pour l'instant, je ne voyais aucune expression sortant de l'ordinaire.
« Le Corbeau
Oh, mon beau corbeau,
Déploie tes ailes noires,
Viens vers moi bel oiseau,
Dans un élan d'espoir.
Montre ton vrai visage,
Retire ton sombre voile,
Ce masque animal et bestial,
Qui n'est que mirage. »
- Bien, Mademoiselle. Maintenant, quelles rimes avez-vous utilisées ?
- Euh... Des rimes croisées pour la première partie... euh strophe, je veux dire. Et des rimes embrassées pour la seconde.
Ce fut en vacillant que je quittais le devant de la scène, tremblante d'être passée à l'oral, excitée parce que dans le public j'avais noté une coïncidence tout à fait improbable. La seule personne ayant eu une expression étrange était Johakim. Même alors que je retournais sur ma chaise, il me fixait de ses yeux exorbités.
Johakim, le gars non conformiste, qui était brillant en physique-chimie, plus même que notre professeur et qui se trouvait devant notre chambre juste avant que je ne reçoive un message du mystérieux corbeau. En m'asseyant, je souriais de toutes mes dents à Mahaut. J'avais découvert l'identité secrète du Corbeau et j'en étais fière.
Mahaut comprit immédiatement et sautilla presque quand elle alla se poster à son tour au tableau.
- Bonjour, je vous présente mon poème, L'école.
« L'école
Sur le chemin de l'école,
Parsemé d'embûches,
J'entends les belles paroles,
Creuses comme une cruche.
La mémoire emprisonnée,
Cloîtrés dans l'obscurité,
Sans égard, sans amour,
Jusqu'à la fin du séjour. »
- Ce sont des rimes croisées pour la première strophe et des rimes suivies pour la seconde, claironna Mahaut avant que la professeure ne l'interroge.
Madame Langlet, comme abasourdie, n'osa plus parler pendant quelques secondes, comme préoccupée par des choses bien plus importantes.
- Bien, bien, très bien. Allez vous rasseoir.
Je me retournais le plus discrètement possible. Dans une classe de moins de trente personnes, c'était mission impossible, mais j'essayais tout de même. Johakim semblait furieux. Mes soupçons se confirmaient. Quand le tour du jeune homme fut venu, il déclara ne pas avoir fait le devoir demandé et madame Langlet lui colla un zéro de circonstance. Sur cette fausse note, nous quittions la salle.
- Mahaut, je crois savoir qui c'est !
- Oui, j'avais bien compris. Je pense même le savoir aussi, Johakim ?
- Comment as-tu deviné ?
- Tu l'as fixé pendant presque toute l'heure...
Non, quand même pas. Bon d'accord, peut être bien.
- LE CORBEAU -
Je devais devenir fou.
Pourquoi avais-je donc aidé ces deux filles complètement tarées ?
Non seulement elles voulaient que je me dévoile, mais elles m'envoyaient aussi des menaces à peine voilées. Je ne pouvais pas nier que se faire appeler beau corbeau ou bel oiseau fut une expérience pour le moins agréable mais... Mahaut et son maudit poème. Elle aurait tout aussi bien pu crier à la figure de la directrice qu'elle connaissait la vérité.
Rah, si seulement elles n'étaient pas aussi imprudentes. Maintenant j'avais un rôle de plus à jouer dans toute cette histoire. Elles devaient cesser de se mettre en danger car elles exposaient ma couverture par la même occasion.
J'espérais simplement qu'elles retrouveraient la raison. Dans le cas contraire, je n'aurais pas d'autres choix que de reprendre leurs souvenirs une fois de plus. Et je commençais sérieusement à en avoir assez des amnésiques.
Je regardais distraitement les caméras sur mon écran. Je n'étais pas aussi incompétent d'habitude. En près d'une année, je n'avais jamais attiré l'attention de la directrice, pourtant ces derniers jours pouvaient mettre en péril mon plan tout entier.
Je voudrais voir cet endroit brûler, mais cela ne suffirait pas à calmer la colère qui enflait dans ma poitrine. J'allais démanteler cette organisation, brique après brique. Un travail consciencieux qui devait s'opérer avec minutie.
- Johakim ? C'est toi ?
- Oui-oui. Qui d'autre, mon pote ?
Le jeune homme descendait les marches et s'installa à côté de moi. Il jetait un coup d'œil à mes vidéosurveillances. J'avais toujours apprécié la vigueur d'esprit de Johakim, même si je la regrettais aussi par moment.
Un sourire moqueur s'illuminait déjà sur son visage, car il avait vu clair dans mon jeu : je m'intéressais particulièrement aux deux filles qui avaient récemment recouvrées leur mémoire. Je les traquais sur chaque caméra. Tenter de le cacher aurait été vain alors je ne pris pas la peine de démentir mon « obsession » envers elles.
- La brune m'a pété mon froc préféré, fit Johakim en désignant Joy. Attends, je vais te montrer. Ça remonte à un peu plus d'une semaine.
Je confiais le vieux clavier et la souris à Johakim et en quelques clics il retrouva les images qu'il recherchait. Le même jour où j'avais écouté aux portes des deux filles, Johakim s'y était rendu à quelques minutes d'intervalle. Nous nous étions croisés sans le savoir.
- En fait, ce jour là je t'ai vu les espionner, murmura Johakim comme s'il avait lu mes pensées. Alors j'ai été curieux, j'y suis allé à mon tour, sauf que...
Il ne continua pas sa phrase, désignant simplement l'écran. Au moment où il s'était penché contre le bois de la porte, il avait reculé d'un bond. La porte s'ouvrit tout de suite après. Il avait eu une chance inouïe.
- Sans déconner, je crois que cette gonzesse s'intéresse à moi. Regarde comme elle s'accroche ! Elle ne voulait pas me laisser partir et puis même si c'était la première fois qu'on parlait, c'était comme si elle me connaissait. Bizarre, non ?
- Elle t'a dit quoi exactement ? Je n'ai pas le son, si jamais tu as oublié ce petit détail.
- Elle savait que ma couleur préférée était le gris. Sérieux, chelou nan ?
- Mec, tu es en gris de la tête aux pieds. Regarde-toi un peu.
- Mouais pas faux. Attends, stoppe la vidéo, c'est tout après.
- Toi, tu me caches quelque chose !
Je lui arrachais l'objet des mains pour parcourir le reste de la vidéo où Johakim souriait de toutes ses dents. Je l'avais vu faire ce numéro un nombre incalculable de fois. La posture virile, un sourire enjôleur en coin. Mais je n'aurais pu prédire la suite de l'enregistrement. Joy le gifla violemment en partant sans se retourner. En changeant de caméra, je vis son air enragé.
- Seigneur, mais qu'est-ce que tu lui as dit pour qu'elle réagisse comme ça ?
En voyant son air déconfit, je ne pouvais m'empêcher de me moquer de lui. Il était tellement sûr de lui quand il s'agissait de filles que le voir ainsi mis à nu dans la honte la plus totale me faisait m'extasier d'autant plus.
- Je l'ai juste appelé « meuf » une ou deux fois... ça lui a pas plu, grommela-t-il.
Mon rire doubla d'intensité. Je tentais de le cacher mais ce fut plus fort que moi. Lassé, Johakim partit simplement en me laissant seul dans l'amphithéâtre mal éclairé.
Ça faisait des années que je n'avais pas ri comme ça. Ou plutôt, des années que je n'avais pas ri.
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