Chapitre 10 : La grosse (dame)

Je dévalais le couloir pour revenir en arrière, jusqu'à la salle de douches collectives. Je m'essoufflais devant les portes et m'apprêtais à les pousser, quand le son d'horreur tant redouté arriva à moi, comme une violente claque sur mon ego. Madame X hurlait, plus enragée que de coutume. Je ne pouvais l'apercevoir, pourtant je sentais que sa colère gonflait inexorablement dans sa poitrine.

Un son cristallin se fit entendre, doux et aiguë, me fendant le cœur. J'entrai alors, puis dépassais les cabines de douche individuelles pour atteindre les douches communes.

De loin, la dame, qui était dos à moi, pointait son doigt au sol en hurlant de plus belle.

- Arrête de chialer, sale gosse, je vais t'en remettre une ! Ta gueule, sale morveux !

J'avançais d'un nouveau pas, déglutissant péniblement. Mon regard se posa instantanément sur le corps frêle et fragile de Jean-Lou. Il se trouvait au sol, contre le carrelage. Tremblant de peur, il pleurait doucement et sa petite voix cristalline vint envahir mes oreilles.

Une poigne de fer se resserrait sur son avant-bras. Je pouvais voir des bleus violacés qui s'étalaient le long de ses bras, parsemant son dos de large auréole. Stupéfaite par la violence de la situation, mon mouvement figé par la haine, je ne sus pas comment réagir. Ce fut la réaction de Madame X qui détermina mon attitude.

La dame ne m'avait pas encore remarqué que j'avançais droit sur elle, me plaçant entre Jean-Lou et son bourreau, au moment où elle abattit son poing contre lui.

Son coup m'arriva dans le genou et je ravalais un cri de douleur. Mes pires craintes devenaient réalité : elle battait bien Jean-Lou, avec une force que je n'aurais jamais pu imaginer. Comment peut-on faire ça à un si jeune enfant, sans même avoir de remords ?

- Vous ne le frapperez plus !

La grosse dame émit un rire rauque en me détaillant.

- C'toi qui va l'empêcher ? Dégage sale morveuse, j'fais mon boulot, casse-toi.

J'ignorais sa pique et remis Jean-Lou debout. Il était presque recouvert du savon qui avait coulé partout sur le sol. Malgré cela, ses hématomes étaient bien visibles sur tout son corps. Il tremblait encore, mais tenait sur ses jambes. Les miennes aussi s'étaient mises à trembler.

- Vous êtes odieuse. Lâchez-le tout de suite ! Ôtez vos mains de lui ! Viens Jean-Lou, approche.

Elle rigola grassement en desserrant son étreinte sur son bras, à mon grand soulagement. Le petit garçon marcha dans ma direction, avec un calme qui me donna des frissons. Seigneur, faisait-il toujours tout ce qu'on lui ordonnait ? À cet instant, j'eus une sorte de révélation écœurante : il ne m'avait pas écouté par confiance, mais par peur. Je passais devant lui, en gardant un regard injurieux sur la vile femme.

J'intimais en silence à Jean-Lou de filer mettre ses habits. Je n'osais pas le toucher, trop soucieuse de l'effrayer.

Il obéit à ma requête en serrant contre son torse nu ses vêtements froissés. Il n'avait même pas hésité, il avait simplement obéit. Je voulus subitement anéantir la grosse dame, qui méritait soudainement ce surnom infâme.

Le garçon fit un grand détour pour éviter cette immonde femme et courut jusqu'au vestiaire. J'espérais qu'il savait bien le faire seul. Je tournais autour de ce monstre, me plaçant dos contre la sortie. Je ne voulais pas rester enfermée avec elle.

- Vous allez arrêter les mauvais traitements que vous lui faites, sinon j'en parlerai à la directrice, pour vous faire renvoyer !

Je parlais avec plus d'assurance que je n'en ressentais. Ma voix tremblait un peu, ce qu'elle remarqua.

- Oh, mais elle est d'jà au courant, tu crois quoi ?

Mes intentions vacillèrent à ses mots déconcertants. Je ne savais plus comment réagir.

- Vous mentez !

- Non. Je déteste les pipelettes dans ton genre. J'me d'mande si tu parleras autant avec deux dents en moins.

Avec effroi, je m'enfuie en courant. Je dérapais sur le sol savonneux, entendant l'immonde grosse dame, méritant bien son affreux surnom, qui me poursuivait.

Les réflexes me firent agir sur commande. Je me mis à courir jusqu'à Jean-Lou, l'entraînant à ma suite en attrapant au passage les habits qu'il n'avait pas eu le temps d'enfiler. Il clopinait à moitié, un de ses pieds chaussait une basket, l'autre était dépourvu de tout attirail.

La grosse dame soufflait comme un bœuf en traversant la pièce, ses rares cheveux gras et fins tombaient devant ses yeux déjantés. Je ne me retournais pas en arrivant dans le couloir.

Je passais rapidement la porte, entendant un grand bruit sourd, suivit du râle étranglé de la grosse dame.

Effrayée, j'attrapais Jean-Lou sous mon bras, qui agrippait sa chaussure, l'autre n'ayant même pas été lacée, sûrement car il n'avait su le faire seul. Heureusement, il était tout de même autonome. Mes pieds glissaient sur le sol à cause de mes semelles mouillées, pourtant je continuais de courir. Dévalant les escaliers et m'engouffrant dans les dortoirs, ma main toujours dans celle de l'enfant effrayé. Je courus jusqu'à ma chambre et à sa salle de bain attelante, avant d'en fermer le verrou.

Jean-Lou tremblait de peur, j'avais lâché sa main pour fermer la porte et n'osais plus le toucher. Je ne savais pas quoi lui dire ni quel mot de réconfort lui adresser. Je le regardais mettre sa chaussette, puis sa chaussure et il enfila son pull que j'avais déposé par terre. Il regarda le résultat, satisfait de lui. Il hocha simplement la tête, quand je lui demandai s'il allait bien.

- Jean-Lou, tu sais, tu as le droit de ne pas aller bien. Tu as le droit de pleurer, de crier, de t'exprimer... Je sais que cette horrible mégère hurlait sur toi pour que tu te taises, mais... tu ne dois pas l'écouter. Elle n'avait pas le droit de faire ça. Tu peux pleurer. Tu peux parler.

- C'est quoi, une mégère ?

- C'est... comme une femme méchante. Tu vois ?

Il hocha la tête lentement.

—Tu sais, continuais-je, tu ne méritais pas ces coups. Elle n'était pas autorisée à faire ce qu'elle t'a fait. C'est interdit, tu comprends ? Tu n'as absolument rien fait de mal, c'est elle qui est en tort.

Il ne répondait toujours pas, fixant distraitement le bout de ses chaussures.

- Est-ce que tu as peur de moi ? demandais-je prudemment.

- Non, pas du tout.

- Et... de la dame, là-bas ?

Il eut un grand frisson et son regard se posa son regard sur la porte.

- À quoi tu penses ?

- Elle va pas venir ici, hein ?

- Je ne la laisserai pas t'approcher. Plus jamais, je te le promets.

- Je veux pas la revoir.

- Jean-Lou, est-ce que tu peux me montrer ton dos et aussi tes bras ? Je veux voir si tu as besoin de voir un docteur.

- Non, je veux pas te montrer, sanglota-t-il. Le professeur, quand il a vu les taches, elle a fait très mal. C'est un secret, d'accord ?

- Ne t'inquiète pas, je ne vais rien dire. Je resterai avec toi et elle ne te touchera plus. Elle ne s'approchera plus.

Il secoua sa tête, comme s'il avait du mal à assimiler mes mots. Je vis poindre des larmes dans ses yeux, comme s'il réalisait enfin le sens de mes phrases et leur signification.

- Je vais pas la revoir, jamais ?

- Oui, c'est promis.

Il fondit en pleurs et je le serrais dans ses bras avec une certaine distance. Je n'osais pas l'étreindre trop fort, de peur de lui faire mal. Il accepta ensuite par me montrer ses blessures. Heureusement, tous ses bleus semblaient superficiels. Je passais un gant de toilette froid dessus, ne sachant pas quoi faire d'autre pour le soulager. Je songeais alors à me renseigner sur les pommades ou les soins de ce genre, quand nos ventres gargouillèrent à l'unisson. Je m'éclipsais une minute, pour chercher quelques rations de pain de mie et de pâte à tartiner au chocolat que j'avais gardé dans la boîte cachée sous mon lit. Mahaut arriva au même instant, faisant sursauter nos corps et nos cœurs par la même occasion.

- Purée tu m'as fichu la frousse ! Ce n'est rien, petit Lou, c'est juste Mahaut.

- Hein ? Pourquoi il est là ?

Je vis son regard se poser sur le dos de Jean-Lou, qui remettait son t-shirt. Elle m'interrogea encore davantage du regard, l'air abasourdi.

- Je te raconterai plus tard, quand on sera seule toutes les deux. En attendant, il dormira ici avec nous, ça ne te dérange pas ? Il prendra mon lit et je dormirai par terre.

- Ne sois pas idiote, viens dormir avec moi, après tout on a fait ça une paire de fois avant que l'on rassemble nos lits !

- Ça marche, merci beaucoup. Aller Jean-Lou, viens manger un bout. Si quelqu'un entre, on te cachera, c'est promis.

- J'ai faim, murmura-t-il.

Je lui tendis un sandwich dégoulinant de pâte à tartiner et son visage envahit d'un grand sourire me répondit avec remerciement. Je venais de m'apercevoir que jusqu'alors, je ne l'avais jamais vu sourire, pas même une seule fois. Moi qui aimais m'attribuer des talents d'observatrice redoutable, mon Ego se remis à sa place avec vergogne.

La vérité faisait mal, mais la douleur de Jean-Lou n'avait aucune comparaison à avoir avec la mienne. Il souffrait beaucoup plus que moi, sans nul doute. Quand il fut l'heure de se mettre au lit, le petit garçon s'endormit rapidement dans mon lit. Je fis un court résumé à Mahaut la brève scène que j'avais aperçue dans les douches. Je vis ses poings et ses mâchoires se serrer, puis elle sursauta presque.

- Merde, Martin, faut le prévenir !

- Zut, j'y avais même pas pensé. Enfin bon, peut-être que les autres gamins n'ont pas signalés son absence. Ah, les gosses ! Je ne m'en suis même pas occupée ! Gardes un œil sur lui, tu veux ?

Mais Jean-Lou s'était réveillé au son de nos voix paniquées. Il courut s'accrocher à moi, tout frissonnant.

- Pars pas.

- Restes avec Mahaut, elle est gentille. Je reviens bientôt, tu comprends ?

Il hocha la tête, les yeux larmoyants. Je lui secouais les cheveux, le replaçais dans mon lit, sous l'épaisse couverture. Je partis après lui avoir laissé un baiser sur son front. Il me regardait m'en aller d'un air inquiet, reportant son regard sur Mahaut. Au bout du couloir, je trouvais directement Martin.

- Joy, qu'est-ce que tu fiches ici ? Tu vas pas te la jouer Mahaut et flâner encore dans tout le LET, hein ?

- Mais non, je dois te parler, enfin plutôt te prévenir. Je n'ai pas beaucoup de temps, sache juste que le petit Jean-Lou est dans ma chambre.

- Hein, pourquoi ?

- Pour faire court, la dame qui était censée s'en occupée le frappait. Il est couvert de bleus et il a terriblement peur. Je m'en occupe et le garderait près de moi tant que cette... femme travaillera ici.

- La vache. Je... j'en parlerais à ma mère, elle fera ce qu'il faut.

- Non. Ça ne servirait à rien. Elle m'a dit... elle m'a dit que ta mère était déjà au courant et qu'elle s'en fichait.

- Mais voyons, elle ment forcément. Elle a dû dire ça pour être sûre que tu n'en parlerais pas.

- Bizarrement, mon instinct me crie qu'elle ne mentait pas. Enfin bon, si tu crois que parler à ta mère va arranger les choses, fais-le s'il te plait. Je vais y retourner.

- Ça marche.

- Ah oui, j'oubliais.

- Je t'écoute.

Il se tourna, tout ouïe. Je pouvais sentir la curiosité, et surtout la responsabilité, qui s'allumèrent dans son expression. Il se montrait toujours ainsi : fiable, ouvert, disponible et ordonné.

-Je te souhaite une bonne nuit, Martin, murmurai-je alors simplement.

- Oh. Merci, fit-il dans un sourire.

Sa surprise me fit plaisir à voir, et je repartis directement dans ma chambre.

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