4 - La solution

        La situation du village continuait d’empirer de jour en jour. Le tiers des combattants avait été supprimé et les habitants restant devaient rationner autant qu’ils le pouvaient leurs maigres provisions. Ils ne pouvaient compter que sur les minuscules jardins de certaines demeures. Le poison qui assaillait Dagnir se résorba après un certain temps, mais plus la douleur physique disparaissait, plus ses pensées s’assombrissait.

        Les arbres se dénudèrent en un flot de feuilles virevoltantes, tandis que le défilé funèbre continuait devant le dirigeant du village. Il se décida à se rendre à l’infirmerie voir les blessés qui luttaient pour survivre. Eux aussi rencontraient l’apogée de la souffrance. Aucun ne bougeait, ils étaient raides, tendus et figés comme des cadavres, à ceci près qu’ils étaient brûlants et que l’on pouvait voir leurs yeux rouler dans leurs orbites et sonder la pièce, comme s’ils s’attendaient à voir débarquer leurs ennemis dans l’infirmerie. Dagnir ne doutait pas que cela finirait par arriver un jour.

        Il se passa toutefois un phénomène étrange, qui fit changer sa façon de voir les choses. Alors qu’il s’approchait d’une femme à l’agonie et qu’il prenait sa main, la créature sombre apparut à nouveau. Non pas sur un fond blanc comme la première fois, mais au-dessus de la mutilée. Elle n’était plus en boule, mais formait une sorte de tapis de symbole qui courait depuis les jambes brûlées jusqu’au flanc droit de l’elfe. Dagnir était le seul à voir cette tache et, à son grand étonnement, il parvint à l’atteindre comme il avait pu le faire avec sa propre douleur.

        L’ombre se déforma, en réponse au contact invisible, et la femme geignit. Le dirigeant voulut alors faire un essai. S’il pouvait toucher la créature, pouvait-il aussi la saisir et la soulever ? La réponse apparut très vite. L’ombre résista et s’accrocha à sa proie à l’aide de ses filaments, déclenchant les cris de la pauvre victime, mais céda brusquement lorsque Dagnir insista et tira plus fort. Il entendit un claquement et la masse sombre se replia soudainement. Les traits de la femme se détendirent immédiatement.

        Les tentacules pendaient paresseusement vers le corps, comme s’ils attendaient de pouvoir le réintégrer. Ce qu’ils firent, mais sur un autre corps. Dagnir commit une erreur. Il déplaça la forme et la posa à terre, croyant naïvement que sans corps, la douleur disparaitrait. Mais elle s’anima, ondula sur le sol et s’élança sur le corps le plus proche. Les longs bras noirs se transformèrent en poignards et se plantèrent dans le corps de l’homme, par-dessus l’autre ombre déjà présente. L’elfe hurla et se débattit, incapable de supporter cette souffrance dédoublée.

        Dagnir paniqua et tenta de récupérer la créature de la femme, mais les deux formes avaient déjà fusionnées. Il sectionna la masse noire en deux et reposa la nouvelle créature sur le ventre de la femme. Les symboles réapparurent et s’incrustèrent dans la peau. Les cris de l’homme cessèrent, et la villageoise se raidit. L’infirmerie redevint silencieuse.

        Le chef du village retourna chez lui et s’allongea dans le salon. Il ferma les yeux et se concentra, désireux de confirmer une intuition. Après quelques minutes, des points noirs dansèrent sous ses paupières, sur le fond blanc familier. Il agrandit les ronds et les identifia enfin. C’étaient encore ces créatures d’encre ; il pouvait voir la souffrance de chaque habitant du village. S’il effleurait un point, il était alors en mesure d’associer cette douleur à la personne qui la ressentait.

        Une idée germa lentement. Chaque fois qu’ils combattaient les Ladras, ils étaient forcés d’arrêter à cause des blessures trop douloureuses qu’ils subissaient. Cette limite les empêchait de mieux se défendre. C’était d’ailleurs en ignorant la peur d’avoir mal que Dagnir était parvenu à tuer deux opposants. Il détenait entre ses mains la clé de la réussite ; il pouvait retirer la souffrance des combattants. En revanche, il lui était impossible de la supprimer, il devait donc auparavant trouver quelque chose pour la contenir.

        La nuit venue, il rêva du village, parsemé de taches sombres qui représentaient les villageois dans leur chaumière. Certaines grossissaient tandis que d’autres diminuaient. Puis il vit une lueur blanche, juxtaposée à une petite ombre. Il s’agissait de la souffrance d’Orya, qui se remettait d’une côte cassée. Mais il n’avait jamais pu observer de créature blanche jusqu’alors. Il l’effleura avec précaution et fut envahi par un doux sentiment de paix et de sérénité. C’était l’incarnation d’une vie naissante et encore fragile, en création.

        Il fut très étrange pour Dagnir de se réveiller ainsi, avec le poids de la culpabilité qui le ne quittait jamais, et la légèreté du calme de l’enfant à venir. A cela s’ajouta un sentiment de nécessité, si fort qu’il amoindrit les deux émotions précédentes. Il avait entrevu la solution, le moyen pour prendre le dessus sur les Ladras.

        Il eut besoin d’une semaine pour se décider à passer à l’acte. Les combats s’enchaînaient les uns après les autres, sans répit. Quand il s’endormait, Dagnir contemplait la lumière qui émanait du fœtus et s’interrogeait. Il avait maintenant deux options, chacune comportant son lot d’horreur. S’il laissait la situation évoluer sans intervenir, il suffirait de quelques semaines supplémentaires pour que les Ladras pénètrent dans le village, saccageant, pillant et égorgeant. Mais s’il déplaçait toute la souffrance des habitants sur une seule personne, il condamnait alors la vie d’une personne. Pour le bien de tous, certes, mais il savait qu’il n’avait aucun droit sur la vie d’un autre habitant, quel qu’il soit. Né ou pas.

        Il finit par se convaincre en songeant que l’enfant mourrait dans tous les cas, qu’il choisisse ou non d’intervenir.

        Il se rendit à chez Orya à la tombée de la nuit, sous prétexte de se renseigner sur son état. Le choc des lames retentissait au loin ; la confrontation se prolongeait. L’elfe ouvrit aussitôt et fit entrer Dagnir. Depuis la mort de son compagnon, Edwin, ses joues s’étaient creusés, ses cheveux ternis, et elle paraissait se fatiguer de plus en plus. Cela allégea quelque peu la conscience du dirigeant, le bébé ne pourrait pas survivre tant que la guerre continuerait.

        Il discuta un moment avec la jeune femme, tout en guettant ses réactions. Il repartit très vite, une fois rassuré. Il avait encore perçue la vive lumière qui émanait de l’embryon, trop brillante pour être masquée par la douleur de la mère. De plus, Orya ne savait pas qu’elle portait un enfant, aucun signe n’avait été en ce sens. Cet enfant était inconnu du monde, il serait un sacrifice silencieux.

        Dagnir ne voulait pas procéder chez lui, alors qu’Adèle risquait d’arriver. Il alla dans une habitation vide — les occupants étaient décédés dès le début du conflit — et s’allongea sur le sol froid. Il visualisa toutes les ombres et s’attela à sa tâche.

        Il opéra méthodiquement, sans s’arrêter. Il agrandissait la forme pour mieux la visualiser, puis il tirait jusqu’à entendre le même claquement qu’à l’infirmerie, lorsque les filaments se résorbaient. Lentement, il déplaçait la Douleur en prenant soin de ne pas la laisser s’enfuir, puis il la lâchait sur l’orbe lumineuse de l’embryon. Heureusement, les ombres semblaient préférer la sérénité de l’embryon à la souffrance de sa génitrice et se dirigeaient automatiquement vers la lumière. Au lieu de s’incruster sur la peau du bébé, elles étaient englobées au cœur de ce dernier.

         Il fallut des heures pour transporter toutes les créatures d’encre, à l’exception de la sienne, jusqu’à leur nouvel hôte. La lumière ne disparut pas, mais elle perdit peu à peu en intensité, jusqu’à ne plus émettre qu’un minuscule halo grisâtre. Dehors, les entrechoquements de métal n’avaient plus lieu. Le combat était terminé. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top