[ARWIN]

Des étoiles dans les yeux, sa main dans celle du nécromancien, Arwin s'approchait avec curiosité de l'immense érable aux feuilles rouges au centre du lac de Silja.

Le vent secouait doucement les fleurs sortant à peine de terre après un hiver doux et le garçon n'avait qu'une envie : se rouler dans l'herbe fraiche et y dormir toute la journée sous le soleil.

Mais Vyrr ne l'avait pas amené ici pour cela.

« Par ici, monseigneur. » lui indiqua un des serviteurs de Viktor habillé d'une tenue religieuse. Ce dernier les conduisit jusqu'au passage dans le tronc de l'arbre les emmenant dans un large souterrain autrefois très emprunté.

Le religieux ouvrit la marche et Arwin ne put retenir son émerveillement lorsqu'il se rendit compte qu'ils étaient en train de passer sous l'eau du lac et que leur source de lumière dans la pénombre provenait directement de la lumière du soleil traversant l'eau.

« L'eau est retenue par magie en lévitation » expliqua Vyrr à l'enfant, « Regarde, on peut voir tout le fond et même le sable. Et tu vois, les racines de l'arbre continuent comme nous de descendre, encore plus profondément. Après tant d'années, j'avais oublié la beauté mélancolique de ce lieu... »

Mais contrairement à tous ses souvenirs, le lieu avait changé.

Plus de plantation souterraine entretenue par un secret morbide. La terre avait disparu pour laisser place à des dalles en pierres et l'entrée d'un temple.

Après les événements de la guerre civile de Givreciel, Viktor avait décidé de changer le triste passé de ce lieu pour en faire un endroit de recueillement mais également de pèlerinage.

« Il devait penser que l'énergie magique des prières pourrait briser la prison de glace... » pensa l'elfe corrompu en observant les colonnes en pierres blanches joliment taillées.

Tout appelait au recueillement mais pourtant, l'infinie tristesse se dégageant de ces profondeurs ne donnait que peu d'envie de s'y attarder.

Et au centre de l'édifice, entouré d'un cercle d'eau coulant directement des racines de l'érable et traversant la pierre, une statue de glace.

Un homme a l'expression désemparée, un pic dans le cœur, vivant ses derniers instants. Traitre et trahi, prisonnier à cause de ses idéaux et subissant un châtiment injuste.

« Arwin. Je te présente Cassian Nyrh. Le chasseur de dragon. »

Vyrr avait beau tenter de le présenter naturellement, il ne pouvait pas rester calme face à cette statue.

Cassian avait été son premier ami humain. Le seul à ne pas prendre de gant avec lui, tout en le respectant. Celui avec qui il avait vécu un voyage captivant et dont il se sentait lié par la destinée.

— Cassian était... non. Il est le fils d'une de mes anciennes élèves, mariés avec un humain, et il est devenu un très bon ami lorsque je suis venu à Givreciel il y a... oula... C'était il y a vingt-huit ans. J'étais... si faible.

— Tu es vieux et jeune ! s'exclama Arwin en tirant sur sa main.

— 180 ans et des brouettes, c'est l'équivalent d'un milieu de trentaine d'années chez les humains. Je suis physiquement très potable, tu as raison, petit couillon.

— C'est lui qui va retrouver mon père ?

— Peut-être. Il en a les capacités. Il n'y a quasiment plus de chasseur de créature fantastique depuis la Grande Guerre. Il est l'un des derniers et, je pense, le seul à pouvoir retrouver un dragon. Il a une force, une curiosité et un instinct qui pourrait combler mes lacunes.

— Réveille-toi !

Arwin se mit à genoux devant la statue et commença à la frapper de ses petits poings... mais rien à faire. Elle ne bougeait pas d'un pouce et était très loin de se briser en morceau.

Beaucoup de personnes avaient tenté de faire fondre la glace éternelle mais d'années en années, les abandons devenaient plus nombreux que les volontaires.

Et cela même avec la prime offerte pour sa délivrance.

Car Cassian, avant d'être un chasseur et ami de Viktor, était également le cousin du roi Leonidia, dirigeant de tout le continent Ouest. Ajouté à cela les racines elfiques de sa mère et il devenait un atout majeur si une guerre entre l'Est et l'Ouest devait éclater.

— Doucement, morveux.

— Mais c'est plus l'heure de faire dodo !

— C'est vrai... peut-être que c'est encore trop tôt pour lui. Mais on a besoin de ses talents, maintenant. Est-ce que tu veux essayer de cracher du feu sur lui ?

L'enfant se mit soudain à froncer les sourcils et secouer négativement la tête. Alors que Vyrr s'apprêtait à disputer son refus, il comprit pourquoi : depuis les événements dans le puits, Arwin avait du mal à sortir ses flammes sur demande.

Et pour ce qui était de sa transformation en dragon, il n'y arrivait plus depuis qu'il était séparé de sa sœur.

Cela agaçait le nécromancien mais il avait conscience que « forcer » une créature liée au chaos n'était pas la meilleure des options.

— Il va nous falloir du temps. Arwin. Est-ce que tu as envie de revoir ton père ?

— Oui ! Papa !

— Alors tu vas devoir devenir plus fort.

— Plus fort ?

— T'entrainer bien plus, absorber les connaissances, gagner en confiance et en puissance pour un jour réussir à faire sortir Cassian de sa prison de glace... Parce que sans lui, il nous faudra bien une vingtaine d'années avant d'avoir ne serait-ce qu'un indice sur la localisation d'Arley.

« Rien que de confirmer qu'il est bien en vie pourrait nous prendre beaucoup de temps. » pensa-t-il avant de frotter la chevelure noire de l'enfant hochant la tête d'un air déterminé.

Vyrr était convaincu qu'un dragon comme Arley n'avait pas pu mourir. Pas comme ça...

Mais plus les années passaient et plus il avait des doutes car même sans blessure, le dragon follement amoureux aurait pu succomber de chagrin sans sa femme.

🔥🔥🔥

« Il n'y avait pas un endroit plus... propre pour faire cela, Drunog ? »

Le nain ignora la réflexion de la religieuse observant avec dégoût sa grotte toute crasseuse, cachée dans les profondeurs de la montagne.

Il frotta sa longue barbe noire avant de rajuster les petites lunettes au bout de son gros nez et d'analyser l'enfant presque nu allongé sur sa table à manger.

Les paupières d'Arwin papillonnaient en regardant le plafond éclairé par les saphirs jaunes incrusté dans la pierre, comme hypnotisé de par sa nature de dragon avide de trésors.

— Il doit avoir froid le pauvre petit, souligna Alcine.

— C'est lui qui est revenu vers nous et, afin d'être certain qu'il ne sera pas une menace, je dois l'examiner.

— Revenu vers moi, précisa-t-elle. Ce sont les anciens dieux qui l'ont ramené jusqu'à moi.

— Ouais, c'est ça. Le dragon chaotique est venu prier, on y croit.

— Pourquoi serait-il descendu, alors, si ce n'est par curiosité ?

« Parce que je me sens seul. »

Le nain et sainte femme se tournèrent vers l'enfant étant passé de l'émerveillement à la mélancolie, ce dernier reniflant bruyamment avant de frotter ses yeux avec ses poings sans un mot de plus.

— Tu n'as pas de parents, Arwin ? osa demander d'une douce voix Alcine.

— C'est le nécromancien qui l'élève donc ça m'étonnerait que ses parents soient encore en vie... Et si on est logique, en prenant en compte que Vyrr Rhapsody n'est qu'un sadique sans cœur... Ce n'est pas un choix dénué de sens pour lui.

— Que veux-tu dire ?

— S'il a la responsabilité d'un garçon dragon de cet âge, cela veut dire qu'il l'a recueilli pendant la Grande Guerre.

— Est-ce que tu penses que la rumeur est fondée ? J'ai entendu plusieurs personnes en parler à Voile-d'hiver, il y a quelques années. Lorsqu'une descendante du clan Rose est revenue au pays et a séjourné près du château du roi.

— Il serait l'engeance d'une humaine et d'un dragon, poursuivit le nain. Ce qui veut également confirmer ce que j'ai vu avant que son corps ne se régénère l'autre fois.

— Qu'as-tu vu ?

Croisant le regard de l'enfant, Drunog haussa un sourcil et sortit soudainement sa dague de son fourreau avant de violemment la planter dans le torse de l'enfant.

« AAAARGH ! »

— Drunog ?! Qu'est-ce que tu-

— Maitrise-le. Ses poignets. Il ne faut pas qu'il te griffe. Je n'en ai pas pour longtemps.

— Tu n-

— Fais-moi confiance !

Alcine dû contenir ses émotions en voyant l'enfant pleurer devant elle et, malgré l'horreur du geste de son ami, elle connaissait le nain depuis bien trop longtemps pour ne pas avoir confiance en son instinct.

Mais de là à ouvrir le ventre d'un petit garçon, il lui faudrait des années de prières pour pardonner sa participation à cet acte barbare.

La dague du nain suivit un chemin précis, faisant malgré tout couler beaucoup de sang sur sa table et se concentrant pour ne pas céder aux plaintes justifiées de l'enfant.

Et lorsqu'il se servit de son arme pour voir à l'intérieur de son corps, ses doutes furent confirmés.

En sentant la chaleur provenir de l'intérieur, il saisit rapidement un bout de tissu propre pour recueillir un échantillon de sa découverte avant que la plaie ne commence à cicatriser.

La fumée sortant du corps de l'enfant ainsi que les éclats de feu les firent s'éloigner et calmèrent immédiatement la douleur d'Arwin. Ses cris avaient cessé mais ses larmes coulaient toujours, essuyées par le bout de la robe d'Alcine peinée de le voir ainsi.

— Est-ce que cela valait le coup ? demanda-t-elle tristement.

— Ça dépend. Est-ce que tu tiens à cet enfant ?

— Je tiens à toutes les formes de vie bénie par nos dieux.

— Même si nous venons de le rencontrer ? Que c'est un dragon lié au chaos mais surtout le résultat d'une liaison contre nature ?

— Je crois avec ferveur que peu importe nos origines, ce sont nos actes qui nous définissent. Cet enfant n'a encore rien fait et son cœur déborde d'amour.

— Oh, s'il ne débordait que de ça... Regarde.

Drunog ouvrit le bout de tissus sur la table et pointa de sa dague encore ensanglantée l'échantillon. Il y avait beaucoup de sang mais également une fine poussière argentée et ce détail intrigua la religieuse.

— C'était... à l'intérieur de lui ? Qu'est-ce que c'est ?

— De la poussière d'okril... Aie aie aie...

— Qu'y a-t-il ?

— Il est atteint d'okrilienne.

Le nain tapota le bras de l'enfant afin qu'il l'écoute attentivement, tout autant qu'Alcine n'ayant connaissance de ce mal que part son nom.

« L'okrilienne est une maladie très rare qui s'attrapait il y a quelques générations de cela dans plusieurs mines du monde. Les nains ont été les premiers touchés mais, comme c'est un mal non contagieux, il n'a jamais été pris au sérieux.

La maladie est héréditaire mais les symptômes sont tellement puissants qu'ils empêchent très souvent d'atteindre la maturité sexuelle. Les femmes vivent plus longtemps mais ne survivent généralement pas à l'accouchement. Le plus embêtant est qu'il a été découvert tardivement que la maladie se transmettait une génération sur deux, laissant croire aux gens que leur descendance était sauvée... alors que leurs petits-enfants étaient condamnés.

À l'origine, ce sont les forgerons qui, en taillant dans l'okril, ont été contaminés directement dans leur sang. Ça se répand dans leur corps, causant de violentes irritations de la gorge et des toux ensanglantées accompagnées de poussière métallique.

De nos jours, plus personne ne peut l'attraper alors même que l'utilisation d'okril est de plus en plus fréquente pour créer des armes contre les monstres. Il ne doit rester qu'une poignée de personnes dans le monde ayant l'okrilienne dans leurs gènes. Et encore, la guerre a dû tous les tuer.

Enfin... »

Drunog fixa l'enfant attentif à ses paroles, clignant plusieurs fois des yeux avant de baisser la tête et de fixer son ventre quasiment intact.

— Mon ami, commença Alcine, est-ce qu'un remède connu existe ?

— Aucune idée. La dernière personne à avoir été atteint de cette maladie à Givreciel... C'était une femme du clan Rose. Visiblement et si on suit notre logique, ça devait être la grand-mère de cet enfant.

— La maladie saute une génération... Alors le petit a l'okrilienne dans le sang. Mais... c'est un dragon, ça joue, non ?

— Je ne sais pas... Quand son cœur était visible à l'œil nu, la première fois qu'on l'a rencontré, je voyais déjà des filaments métalliques enroulés autour de son cœur. C'est ça qui m'a fait douter. Mais sache que l'okril est le seul minerai capable de blesser à mort une créature divine donc s'il est atteint de cette maladie, les effets secondaires pourraient être pires que pour un humain.

— Mon Dieu... Il a combien de temps, Drunog ?

— Tu me poses trop de questions, je n'en sais rien ! Tout ce que je te dis, c'est de la transmission orale entre nains à travers l'histoire. On essaie de se tenir au courant de tout ce qui se rapproche de notre travail, mais là... et avec sa nature... C'est compliqué.

— Pardon mais... Seigneur... Crois-tu que le nécromancien soit au courant ?

Arwin posa sa main sur son torse, sentant les battements de son cœur accélérer alors qu'il réalisait peu à peu la situation : si Vyrr était au courant, il n'y aurait jamais eu de poussière dans son cœur.

Il observait les deux nouvelles personnes entrées dans sa vie en sauveurs, devenant maintenant les annonciateurs d'un sombre et court destin rempli de douleur.

— Il faut qu'on lui en parle. Quitte à prendre le risque d'y perdre la vie ! Le nécromancien est peut-être assez puissant pour trouver une solution et sauver cet innocent garçon !

— Je ne perdrais pas la vie pour un gamin que je ne connais pas. Surtout si c'est un dragon et encore plus s'il est lié au chaos.

— Drunog, tu n-

— Je ne dois rien à cet enfant. J'ai donné les informations, maintenant, il fera avec ! Les dragons ont une longue espérance de vie donc il aura le temps de trouver une solution avant que la maladie ne le rattrape. J'ai assez donné.

Le nain s'éloigna de la table, attrapant au passage une bouteille d'alcool sur l'étagère à sa hauteur avant d'y boire à même le goulot.

La religieuse l'observa d'un air consterné puis poussa un long soupir et se rapprocha de l'enfant pour lui chuchoter :

— Excuse-le. Il a perdu beaucoup de « choses » précieuses dans sa vie... Mais on trouvera une solution, Arwin. Et toi aussi, tu devras la chercher. Ta vie en dépend.

— Al... Alcine ? Je vais mourir ?

— Pas si tu te bats. Tu es déjà un petit garçon très fort et la foi t'aidera à surmonter cet obstacle !

— Mais... L'okrilienne... Et ma soeur ?

« Est-ce que Talya va mourir, elle aussi ? »