Chapitre 8 : Du plomb dans l'Aile (1/2)
Le sang tambourinait contre les tympans de Caleb au rythme des enjambées à la cadence marquée, presque militaire. Ses pieds frappaient le sol avec violence, même s'il n'y était pour rien. Il courrait plus qu'il ne marchait véritablement. Lui qui n'avait jamais été un garçon très belliqueux, qui avait toujours fui la confrontation, il ne se serait pas reconnu s'il s'était vu.
L'énergie qui le portait en avant allait au-delà de la simple détermination. C'était une question de vie ou de mort. Et il choisissait la vie, c'était aussi simple que cela. Qui le lui reprocherait ? Il ne pouvait pas passer une minute de plus dans cette École. D'ailleurs, il allait de ce pas en toucher deux mots à son parrain, lui donner cette dernière chance de le laisser partir sans faire de vagues.
Caleb ne pouvait reconnaître qu'une qualité à Megara, celle d'avoir été le déluge qui avait cassé le vase. Il ne pouvait se contenir plus longtemps. Il avait beau repasser le film dans sa tête, il arrivait à peine à croire ce qu'il avait vécu pendant l'exercice de Maîtrise des Ailes.
Megara et lui s'étaient d'abord regardés en chiens de faïence pendant une minute dans un silence tendu. Le tableau dénonçait déjà tout ce qui les opposait : elle, aussi blonde qu'il était brun, trépignait d'impatience tandis qu'il avait du mal à contenir son aversion pour l'exercice autant que pour sa partenaire. Elle fit le premier pas, qu'il n'aurait de toute manière jamais amorcé.
_ Hm... Voyons pour qui sont ces serpents qui sifflent sur cette tête, entonna-t-elle d'une voix joueuse. Pas trop de difficultés à gérer la révélation : les Psychopompes, l'Ordre, l'École, etc ?
Se mordre l'intérieur de la joue avait été son seul recours pour rester impassible. Il n'aurait pas dû être surpris par la question, elle était logique. Ils avaient tous découvert leur véritable nature seulement la veille. Pour autant, il n'aimait pas qu'elle touche aussi juste dès le premier coup d'essai.
_ Non, mentit-il. Et toi ?
Elle partit d'un rire charmant comme s'il venait de prononcer une bonne blague.
_ Ma seule difficulté a été de devoir attendre aussi longtemps pour recevoir la confirmation de ce que j'ai toujours su : je n'ai rien à voir avec le petit bétail dont on m'a imposé la fréquentation. L'Ordre aurait dû envisager de faire une exception pour moi en commençant ma formation plus tôt, se plaignit-elle d'une voix boudeuse.
_ J'en déduis qu'apprendre que tu devais renoncer à ton ancienne vie et passer la nouvelle loin des humains n'a pas dû être un choc terrible, commenta Caleb, plus pour ne pas lui laisser le plein contrôle de la conversation que parce que ça l'intéressait.
Une vague discrète se figea sur son front immaculé, telle une maigre preuve de contrariété. Mais impossible de déterminer s'il avait touché un point sensible ou si elle n'arrivait simplement pas à voir où il voulait en venir. Lui arrivait-il seulement d'avoir des sentiments, des états d'âme ?
_ La solitude est la prérogative de ceux qui sont uniques, trancha-t-elle sans émotion. Parle-moi de tes rêves _tes rêves de mort. Est-ce une mort violente ? À quoi ressemble ta cible ?
La jolie blonde avait enchaîné ses questions avec légèreté, mais il fallait bien dire qu'elle avait mis les deux pieds dans le plat. Tout s'arque-boutait chez Caleb pour refuser l'éventualité de répondre à celles-ci. Parler de ses rêves et de Zoé était proscrit, quel que soit son interlocuteur. Alors lâcher la moindre bribe d'information à Megara était impensable.
_ Pourquoi ? Pour me faire profiter de tout ton savoir, Ô grande Faucheuse expérimentée ? ironisa-t-il pour détourner son attention.
Loin de se démonter, elle arqua ses fins sourcils pour se composer un air candide.
_ Et pourquoi pas ? Je serais ravie d'apporter mon soutien à un camarade en difficulté. D'autant que je n'ai pas hâte de découvrir ce qu'ils font de ceux qui n'ont pas réussi à collecter leur première cible...
Il n'y avait jamais pensé. Il aurait dû, car il y avait de grandes chances pour qu'il en fasse partie. Que pouvaient-ils faire de ceux qui ne leur étaient d'aucune utilité, pire de ceux qui compromettaient l'équilibre du monde en ne collectant pas leur quota d'âmes ? Au-delà de son don à susciter chez lui de nouvelles angoisses, Megara donnait en outre l'impression d'en savoir bien plus que ses camarades.
_ Je veux bien croire que tu sois en avance sur nous, lança-t-il sans réussir à empêcher le sarcasme de pointer dans sa voix. Mais comment ça se fait que tu en sais autant ?
Loin d'être vexée, elle avait l'air de plus en plus amusée par son comportement et ce piètre compliment. Peut-être était-ce pour cela qu'elle choisit de lui répondre tout de même.
_ Premièrement, je suis un talent naturel. Et puis, je bénéficie de quelques avantages pour avoir déjà étrenné mes Ailes de Psychopompes.
Se disant, elle passa une main dans le col de son chemisier de cotonnade blanche et en sortit une fine chaîne argentée. Pendait au bout de celle-ci en guise de pendentif, une épaisse clé ancienne d'argent vieilli dont l'embase était gravée du numéro 1. Après l'avoir détaillée, Caleb ne put s'empêcher de la questionner :
_ C'est sensé ouvrir quoi ?
_ La Bibliothèque, rayonna-t-elle fièrement.
_ Comment tu as fait pour l'avoir ? interrogea-t-il, un soupçon dans la voix.
_ Je t'en prie, ne fais pas de caprice, le taquina Megara. Tu en auras une toi aussi. Enfin, seulement si tu parviens à cueillir ta première cible, cela va sans dire...
Ce n'était probablement pas la solution à ses problèmes, mais les réponses à ses questions se trouvaient là, à portée de main. Il devait lutter contre l'envie de la lui arracher sournoisement, et peut-être l'aurait-il fait s'il ne s'était agi d'une adversaire aussi redoutable que Megara. L'éventualité qu'elle la lui prête de bonne grâce sans poser de question, pouvait-elle seulement être envisagée ? Rien que l'imaginer était risible, mais après tout il fallait bien tenter quelque chose.
_ Je serais presque tenté de te prendre au mot en ce qui concerne ta proposition d'aide...
Une lueur d'étonnement pétilla dans son œil clair et elle força un sourire charmeur.
_ Caleb Nadar... C'est qu'on serait prêt à tout pour passer un peu plus de temps avec moi, on dirait ?
Justement, était-il vraiment prêt à tout ? Même si cela signifiait côtoyer Megara plus qu'il n'était déjà obligé de le faire en cours ? Il n'était pas tellement sûr d'en être capable. Il ne doutait pas qu'elle s'arrangerait pour rendre les choses désagréables. Il ne pouvait faire autrement qu'ignorer le sous-entendu dans sa question, car elle-même ne pouvait s'illusionner à ce point sur ses intentions, pas la peine de se rendre désagréable en soulignant son absence d'intérêt pour sa personne. Après quelques instants de réflexion qu'elle passa à le jauger sans qu'il se fende d'une parole, elle trancha :
_ Bien, je pourrais me laisser tenter par du tutorat. Mais à une condition...
_ Laquelle ? demanda-t-il pour la forme, car il avait déjà prévu d'accepter.
_ Parle-moi de ta cible.
Elle avait ordonné sa volonté sans ciller, et lui-même s'efforçait de demeurer imperturbable. Mais sous ces masques placides, il la soupçonnait d'y prendre un plaisir sadique tandis qu'il grouillait de doutes qui le grignotaient de l'intérieur. Pourquoi fallait-il qu'elle y revienne ? Il avait pensé l'avoir habilement détournée du sujet. Comment une personne aussi imbue d'elle-même, avait-elle réussi à viser aussi juste ? Soit elle avait eu de la chance, soit elle était plus observatrice qu'il ne l'avait cru.
_ C'est un homme assez âgé. Blond. En dehors de ça, je ne sais pas grand-chose, mentit-il éhontément.
L'onctueux sourire rose s'agrandit en un rictus triomphal, tel celui du chasseur avant d'abattre la biche qu'il convoitait. Elle le tenait, semblait-il crier de toutes ses dents.
_ Voyons, Caleb, moi qui pensais que nous avions fait des progrès, le gourmanda-t-elle d'un air faussement contrarié. Tu mens comme tu respires, et aussi mal qu'un asthmatique. Tu vas vraiment te faire bouffer tout cru si tu n'apprends pas à bluffer mieux que ça ! Si prévisible que je pourrais m'amuser à deviner que ta cible est l'exact opposé de ce que tu prétends... Une jeune fille, brune par exemple ?
Un frisson glacé lui parcourant l'échine, Caleb ne put s'empêcher de détourner les yeux de son regard inquisiteur. Victorieuse, elle se rapprochait tel un conquérant gagnant du terrain en pointant ses yeux sur lui en guise d'armes de destruction massive.
_ Ce n'est pas ce qui m'intéresse. Ce que j'aimerais comprendre, c'est pourquoi tu mens pour la protéger ?
Les tripes du jeune homme se contractèrent comme un serpent aux anneaux emmêlés, tandis qu'elle dardait son air jubilatoire bien trop proche à son goût. Il n'avait pas le début d'une idée de comment se sortir de ce guêpier.
Mais soudain, elle se détourna pour gambader avec légèreté à l'autre bout de la classe. Le professeur Duran venait de donner des consignes. Les couples d'élèves devaient se séparer de plusieurs mètres d'un bout à l'autre de la classe. Une distance bienvenue dont Caleb jouirait le temps qu'elle durerait.
_ À présent, vous allez procéder à la deuxième étape : le déplacement lui-même, reprit-il de son ton monotone. Fermez les yeux et repassez toutes les informations que vous avez obtenues sur votre partenaire. Repensez à ses réactions, ses intonations et les impressions que vous en avez tirées. Essayez ainsi de toucher du doigt un début de vérité de ce qu'il est. Absorbez tout cela, méditez. Oubliez-vous et ne pensez qu'à lui.
Ensuite, quand vous serez prêts, vous ouvrirez les yeux pour le regarder. Visualisez où il se trouve dans l'espace. Il ne s'agit pas ici d'utiliser vos Ailes pour le localiser, mais seulement pour vous déplacer, vous avez donc la possibilité d'user de tous vos sens pour y parvenir.
Une fois que vous aurez bien assimilé sa position dans l'espace, vous n'aurez plus qu'à fermer les paupières et vous imaginer avec lui à cet endroit. Vous devez vous y projeter de toute votre volonté. Il faut vous persuader que votre place est là-bas, à ses côtés. Si vous vous sentez partir, ne luttez pas. Laissez-vous aller, mais ne perdez jamais de vue votre destination.
À l'instar des élèves autour de lui, Caleb s'exécuta en déployant le voile de ses paupières sur ses yeux. Il appréciait cette parenthèse qui lui permettait de se réfugier à l'abri en lui-même. Bien qu'aveuglé, il lui semblait plus clair que jamais qu'il ne voulait être proche de Megara pour rien au monde. Elle lui avait porté le coup de grâce avec ses insinuations. Si elle parlait à quelqu'un de son intuition, il était foutu. Ils finiraient par découvrir qu'il avait sauvé la vie de sa cible par deux fois au lieu de récolter son âme. À ce moment-là, il ne donnerait pas cher de sa peau. Et dire que son destin était entre les mains de la personne la plus détestable qu'il ait jamais rencontrée...
Dans le noir complet, il se mit aux aguets, essayant de discerner ce qui se passait autour de lui. À en juger par le relatif silence, les autres élèves n'avaient pas encore commencé à se déplacer. Les quelques soupirs et reniflements que nul bavardage ou chuchotement ne troublaient, laissaient à penser qu'ils avaient encore les yeux fermés. Il avait encore un peu de temps pour profiter de ce court répit, pourtant à quelques mètres de lui, Megara fermaient probablement les yeux sans que cela la rende moins dangereuse. Il ne doutait pas que toute sa volonté était focalisée sur lui afin de le rattraper. D'une façon ou d'une autre.
Méditer sur la véritable nature de sa camarade, avait ordonné leur professeur. Eh bien, pour Caleb, c'était tout médité : Megara Lambaud était la perfidie incarnée. Elle était fausse, manipulatrice, sadique et particulièrement douée pour le percer à jour. En bref, un être démoniaque tout droit sorti de l'abîme pour faire de sa vie un enfer. Si au départ, il avait pu penser qu'elle souffrait de solitude à cause de son attitude, il commençait à mesurer sa propre naïveté. Elle n'était pas seule. Au contraire, une cour d'admirateurs, dont certains professeurs faisaient partie, l'aurait suivie au bout du monde. Il ne doutait pas qu'elle avait suscité le même genre d'attention dans son ancienne vie d'humaine. Il se représentait parfaitement le tableau : des parents aisés qui la gâtaient et la portaient aux nues, des professeurs qui s'empressaient de lui ouvrir les portes du succès, des tas d'amis et d'amours.
Une fois qu'il pensa avoir fait le tour de sa personnalité, il s'apprêta avec quelque réticence à la regarder à nouveau. Mais avant qu'il ne s'y contraigne, un souffle tiède passa soudain sur sa nuque.
_ Devine qui c'est, siffla une voix suave toute proche de son oreille.
Un sursaut violent lui échappa. Il se retourna pour la dévisager et fit quelque pas en arrière pour mettre de la distance entre eux. Les yeux verts s'étiraient d'une joie non simulée tandis que Megara s'épanouissait sous la lumière de son succès.
_ Très bien ! Essayez de prendre exemple sur Mademoiselle Lambaud, conseilla M. Duran.
_ Allez, vas plus loin que je puisse recommencer, ordonna celle-ci de la voix fébrile des enfants dans une fête foraine.
Tant de jurons et de récriminations retenus exprimant parfaitement son mécontentement assaillaient Caleb. Toutefois il se souvint à temps qu'il n'était pas en position de pouvoir la froisser, et s'exécuta la tête basse. Il se rendit vers le coin de la classe, non loin d'une armoire où il aurait aimé pouvoir disparaître. Avec une appréhension toute neuve, il ferma les paupières pour se reconcentrer. S'il parvenait à se téléporter lui-même, il n'aurait pas à subir cette désagréable proximité forcée à nouveau. Mais bien sûr son désir de se tenir éloigné réduisait à néant toute possibilité de réussite. Ainsi il dût subir les apparitions intempestives de sa coéquipière, qui ne manqua de le percuter à plusieurs reprises en partant dans de grands éclats de rire échevelés. Sous la force du choc, il avait rebondi contre un meuble et s'était écroulé au sol quelques fois. À la fin, il restait passif, la tête rentrée dans les épaules dans l'attente du prochain choc.
Elle était douée, il ne pouvait le nier. Aucun autre élève n'avait réussi à atteindre un tel degré de maîtrise. En dehors de Megara, seule Celina avait réussi à utiliser ses Ailes pour se déplacer. Elle s'était projetée à quelques mètres de Jarvis, même si elle était tout de même restée plus proche de son point de départ que de lui.
À cause de leur absence de réussite, les autres groupes avaient fini par reporter leur attention sur le vacarme que provoquait l'élève émérite chaque fois qu'elle atteignait sa victime. Non seulement, Caleb devait endurer les brutales apparitions de Megara, mais en plus, les regards posés sur lui transformaient son supplice en humiliation publique. Et ces regards, loin d'être soucieux de son état, témoignaient plutôt de leur fascination pour l'habileté de Megara, quand ils n'étaient pas tout simplement pleins des rires provoqués par le pathétisme de la situation.
Seul l'air de Celina trahissait la pitié qu'il lui inspirait, mais ce n'était pas pour le réconforter. Pour la forme, Jarvis lui présenta un petit sourire désolé qui ne suffisait pas à cacher l'admiration grandissante qu'il portait à Megara. Ni le professeur ni les élèves ne paraissaient choqués par la violence qui était infligée à Caleb. Personne ne lui vint en aide pour le relever ni ne s'inquiéta de son état. C'était donc ça l'état d'esprit qu'on attendait d'eux qu'ils atteignent...
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