Chapitre 5 : Pairs et repères

Anne Marceaux avait beaucoup de défauts. Mais s'il y avait une chose qu'on ne pouvait pas lui reprocher, c'était de manquer de ténacité. Elle avait ourdi, derrière le dos de son fils et de concert avec Alec Mourrier, l'inscription de Caleb avec une célérité digne de rester dans les annales de l'administration scolaire. Il avait été décidé qu'il ne perde pas trop de temps avant d'être transféré dans son nouveau lycée. En effet, les enseignements délivrés y étaient très rapidement en avance sur le programme, ce qui n'était pas le cas du lycée public qu'il fréquentait. Il fallait donc limiter le retard qu'il allait prendre sur les autres.

Elle attendit que le dossier fût en règle et ses dispositions confirmées pour annoncer à son fils qu'il allait passer son dernier jour dans son lycée. C'était le vendredi matin, soit une semaine jour pour jour après la visite de son parrain. Caleb, les yeux encore fripés de sommeil, essayait d'avaler son bol de café sans se brûler. Lorsque sa mère lâcha l'information, sans effet d'annonce ni tourner autour du pot, il avala sa boisson de travers et hoqueta en en recrachant une partie sur ses tartines. Une fois la crise passée, il ne lui jeta pas même un regard et se leva brusquement pour aller se préparer en laissant tout en plan sur la table de la cuisine.

Sa dernière journée de lycée se résuma à un amalgame de tristesse, de mélancolie et de félicité. Caleb en avait profité avec ses amis qui s'étaient donnés du mal pour le faire sourire. Il avait l'étrange impression que le groupe s'était soudé autour de lui, sans même qu'il ait pu le prévoir. Il ne savait pas trop comment cela s'était produit, mais il en était heureux. Au moment de se quitter le soir, devant le lycée, il pouvait voir qu'ils avaient le cœur gros, même s'ils donnaient le change. Paradoxalement, ce constat réchauffa son cœur à lui. Il quittait ce lycée avec la certitude qu'il allait manquer à quelqu'un.

Quant à cette nouvelle école, elle ne lui disait rien qui vaille. Il ne s'imaginait pas déambuler sous ses plafonds dorés au milieu de petits génies et d'enfants du gratin. Il était tout de même soulagé de ne pas avoir à porter d'uniforme guindé. Ce n'était qu'un détail, mais il lui semblait que c'était son dernier rempart face à la perte de son identité.

Les indications qu'il avait reçues pour son premier jour avaient de quoi le laisser perplexe. Cependant il les suivit consciencieusement en ce lundi pluvieux et morose. Il avait traversé la ville en bus jusqu'à son centre historique, puis il avait erré entre les rues tortueuses jusqu'à trouver l'entrée d'un réseau de chaleur urbain. Il descendit les marches pour pénétrer dans un tunnel étroit et bétonné jusqu'à l'infini. Sous ces kilomètres de tuyaux massifs et de veilleuses qui diffusaient une lumière blafarde, il ne croisa pas âme qui vive. Le silence et la chaleur qui l'enveloppaient lui faisaient l'effet d'avoir pénétré les entrailles de la Terre.

Au bout d'un kilomètre tout au plus, il reconnut la signalétique qu'on lui avait décrite, elle indiquait une sortie de secours. Il la suivit donc jusqu'à se retrouver dans de nouveaux escaliers de services. Il grimpa quatre étages avant d'émerger dans ce qui ressemblait à une chaufferie à en juger par les tuyaux du réseau de chaleur qui sortaient du sol, des chauffe-eaux, et divers boîtiers et compteurs électriques. Il traversa quelques locaux techniques et de maintenance avant de déboucher de la manière la plus inattendue dans le vestibule lambrissé de ce qui semblait être une vénérable institution.

Il s'avança sur le sol à damier qui répercutait l'écho de ses pas dans les galeries vides. L'adolescent, le nez en l'air, observait impressionné les reliefs complexes taillés dans le bois sombre des moulures des hauts plafonds et des rampes du grand escalier qu'il était en train d'emprunter.

Il avait mémorisé chaque étape de son itinéraire détaillé, de sorte qu'il n'eût nul besoin de demander son chemin. C'était une initiative bien inspirée car personne ne s'était attardé dans les couloirs de l'école pour le renseigner. Il était attendu en haut des grands escaliers, dans le bureau de Monsieur Mourrier, la dernière porte au fond du corridor à sa droite. Pour se distraire du trac qui l'envahissait, il comptait les douze portes qu'il passait avant d'arriver à la dernière. Non sans avoir préalablement pris une grande inspiration, il frappa trois coups contre le bois brillant de la porte.

Un secrétaire au regard indiscret le fit entrer dans ce qui n'était en fait que l'antichambre du bureau du Directeur, puis il l'annonça d'une voix feutrée avant de le pousser doucement dans la pièce où l'attendait son supérieur. Lorsqu'ils se saluèrent, le Directeur garda la main de son filleul enfermée entre les siennes le temps de prendre des nouvelles de sa mère et de la maison. Le but était vraisemblablement de le mettre à l'aise, mais ça avait produit l'effet inverse, Caleb goûtant peu les contacts physiques avec ceux qui ne faisaient pas partie du cercle restreint de ses proches. Alors seulement ils s'assirent dans les sièges de cuir capitonnés qui se faisaient face de part et d'autre d'un bureau massif. Les yeux noirs de charbon de M. Mourrier le disséquaient en silence pendant que son sourire s'étirait. Enfin il s'éclaircit la voix avant de débuter son discours :

_ Tout d'abord, je tiens à te dire combien je suis ravi de t'accueillir parmi les tiens.
Néanmoins, avant que tu ne rejoignes les rangs de tes camarades, il me faut t'avouer que j'ai volontairement évité d'entrer dans les détails des programmes abordés dans cette école. Vois-tu, nous ne sommes pas un établissement comme les autres. Nous ne sommes pas tenus aux mêmes règles, et nous ne servons pas les mêmes objectifs que ton ancien lycée. Les enjeux ici, sont plus élevés que nulle part ailleurs.
J'ai bien peur de ne pas avoir été très précis avec ta mère quand j'ai parlé du potentiel des élèves que nous instruisons ici. Elle-même n'a pas la moindre idée de ce qui te rend si particulier. Mais je crois que tu commences à le comprendre par toi-même... Cela ne tient pas à tes bonnes notes, ni à quoi que ce soit afférent à ta scolarité. As-tu une petite idée de ce dont je veux te parler ?

L'adolescent secoua la tête d'un air interdit. Dans quoi avait-il mis les pieds ? Une école religieuse tenue par des fanatiques ?

_ Allons, allons, ne sois pas si modeste, le gourmanda Alec d'une voix doucereuse. Tes instincts ne t'ont-ils jamais dicté que tu n'étais pas l'un d'entre eux ? Que tu étais trop différent pour vivre, penser, regarder, respirer comme les autres ?

Ruminant ces paroles, Caleb détournait les yeux. Il ne voulait pas lui montrer que ses mots insensés parvenaient à toucher une corde vibrante de vérité en lui.

_ Tu as atteint l'âge de dix-sept ans il y a quelques semaines. Ce qui signifie que ta véritable nature s'est éveillée depuis ce jour-là. N'as-tu jamais été surpris par des rêves d'une intensité supérieure à la réalité ?

Il bloqua sa nuque pour lutter contre l'envie de réagir. Comment pouvait-il savoir cela ? Et surtout, comment pouvait-il d'un côté professer des absurdités, et d'un autre, viser aussi juste pour deviner les songes de son filleul ?

_ Je sais qu'il est difficile de repousser ce qui a été ta réalité pendant toute ta vie, mais au fond de toi tu sais pertinemment que tout n'était que mensonge. Tu sais que tu n'es pas l'un des leurs. Tu es l'un des nôtres.

_ Et qu'êtes-vous ? articula-t-il d'une voix enrouée par la terreur.

_ Toi, qu'es-tu ? renvoya le Directeur avec l'air de quelqu'un qui s'amusait follement. Certainement pas un humain, il va sans dire...

_ Bien sûr...

Caleb voulait bien acquiescer à toutes les incohérences du discours de M. Mourrier si ça lui permettait de gagner du temps avant de pouvoir s'enfuir. Mais celui-ci lâcha un rire sonore et sans joie.

_ Je remarque que tu ne me crois pas. Mais il va falloir que tu abaisses tes barrières de sceptique si on veut avancer. Voyons, que puis-je te dire qui te mette sur la voie ? dit-il en faisant mine de réfléchir. Je sais : parle-moi de tes rêves.

De leur propre chef, les bras de Caleb se croisèrent sur sa poitrine dans une attitude défensive. Il n'avait aucune envie de raconter ses rêves à cet hurluberlu. Il se demandait si on le retiendrait s'il se mettait à courir pour fuir les lieux. Pendant ce temps-là, les yeux de son parrain ne cessaient de fouiller les siens, comme pour les encourager à s'ouvrir et à avaler toutes ses sornettes.

_ Tu ne veux pas collaborer. Ce n'est pas grave... Laisse-moi deviner : tu es visité par des rêves récurrents chaque nuit.

Son filleul releva la tête comme un chien de chasse lèverait l'oreille au moindre bruit produit par une bête se faufilant dans les hautes herbes.

_ Tes rêves mettent en scène une personne que tu ne connais pas et tu n'es qu'un témoin passif.

Il avait gagné toute son attention. Ses yeux s'étaient relevés et sondaient à leur tour le visage du Directeur.

_ Pendant ton rêve, un évènement terrible se déroule toujours.

M. Mourrier se penchait de plus en plus sur son bureau, mais il ne reculait pas. Son regard s'était comme chevillé au sien, tandis que sa raison bataillait en vain à chercher une explication logique à ce qui était en train de se produire. Il ne pouvait s'agir d'une simple déduction au hasard, il était beaucoup trop précis, mais quelle autre alternative restait-il ?

_ Si je devais pousser plus loin ma chance, je gagerais que tu as passé des jours à chercher qui était la personne qui habitait tes nuits.

Un courant électrique passa dans tout son corps, reconnectant chacune de ses cellules avec l'orage qui sévissait sous son crâne. Cela se traduisit visuellement par un grand frisson qui le secoua jusqu'à la racine des cheveux. Le Directeur sut qu'il avait touché au but, son filleul avait entendu l'appel.

Le monde tangible auquel Caleb avait toujours cru sans y penser s'ouvrait sous ses pieds, emportant avec lui tout sentiment de réalité ou de vérité. Lui-même se sentait flotter au-dessus de ces concepts ; comme dans un rêve, il était prêt à tout entendre même ce qui relevait de l'impossible. Il s'imaginait avoir un esprit cartésien, mais il était stupéfiant de voir avec quelle facilité et rapidité toutes ses certitudes avait volé en éclats. Il aurait pu rire de cette ironie si de tels bouleversements n'avaient pas le pouvoir de le faire basculer dans des angoisses existentielles. Néanmoins les habitudes avaient la vie dure : "Je pense donc je suis", se récita-t-il pour se rassurer. "Mais qu'est-ce que je suis ?"
Il n'était pas humain. C'était son point de départ.

_ Ma mère... ? prononça-t-il d'une voix blanche.

Était-elle au courant ? Lui avait-elle menti ? N'était-elle pas humaine ? Tant de questions se bousculaient dans sa tête, mais il n'avait la force d'en formuler aucune. Énoncer ces hypothèses, c'était leur donner vie.

_ Depuis quelques siècles, nous intégrons les descendants de notre espèce dans des familles humaines. Lorsque se présente un cas d'enfant mort-né ou de mort subite du nourrisson, nous pratiquons un échange discret. Les parents adoptifs demeurent dans l'ignorance et cela leur épargne la douleur de la perte de leur enfant. Quant à nous, en grandissant dans la société humaine, nous en apprenons les codes, le fonctionnement et toutes choses nécessaires à la réalisation de notre vocation. Tout le monde y trouve son compte.

Aussi fou que ça puisse paraître, ça faisait sens aux yeux de Caleb. Ça expliquait l'attitude de sa mère, pourquoi il n'était pas le fils qu'elle avait espéré. Tout simplement parce qu'il n'était pas son fils. Ses parents avaient dû sentir que quelque chose clochait, et ça avait brisé leur famille. Il ne doutait plus que si l'enfant biologique de Anne et Gilles Nadar avait survécu, ils seraient encore ensemble à l'heure qu'il est.

Une moue dégoûtée se dessinait sur le visage de Caleb. Il trouvait ces méthodes monstrueuses, et ne voyait pas d'intérêt à le cacher. Son espèce, quelle qu'elle soit, s'octroyait des droits sur des vies humaines de manière arbitraire, tout cela pour se débarrasser de ses rejetons. Son parrain pouvait bien le présenter sous un angle positif, ça n'était pas un procédé reluisant pour autant.

_ Et quelle est cette vocation ?

_ Nous participons au maintien de l'équilibre du monde. Nous sommes partout, cachés parmi les humains, et même s'ils donneraient tout pour ne jamais avoir à croiser notre route, nous leur rendons un grand service.

Il tournait autour du pot avec ses belles réflexions de maintien de l'équilibre cosmique, mais il ne lui disait pas le plus important. Avec un flegme qui le surprenait, Caleb posa la question centrale, la plus importante de toutes :

_ Que sommes-nous ?

_ Guédé, Shinigami, Camarde, Faucheuse, Ange de la mort, ... Les humains ne manquent pas de mots pour nous désigner. Mais nous préférons le terme de Psychopompe.

Ce mot, il résonnait en lui comme un écho de vérité brute. Une alarme qui réduisait à néant ses dernières certitudes pour les remplacer par une nouvelle, bien plus terrifiante. Il aurait pu craindre que son cœur fasse des dégâts en dégringolant dans sa poitrine, mais quelque chose lui disait que son nouveau statut ne le prédestinait pas à mourir d'une crise cardiaque. Il n'entendait que son sang battre dans ses tempes, recouvrant le discours que le Directeur continuait de dérouler sans qu'il puisse le discerner. Comment celui-ci pouvait ne pas remarquer qu'il était absent ? Absent au monde, absent aux autres, absent à lui-même.

La lumière avait changé, preuve qu'ils n'étaient plus dans le même environnement. Engourdi, il s'était laissé mener dans une salle de classe spacieuse, aux grandes fenêtres de pierre. D'autres élèves étaient installés derrière des pupitres l'air hagard. M. Mourrier s'exprimait à son sujet en s'adressant au professeur et à la classe. Caleb n'arrivait pas à capter tout ce qui se disait autour de lui, comme si son cerveau ou ses oreilles refusaient de réaliser ce qu'il se passait. Il n'avait pas tout à fait intégré cette nouvelle réalité, où on l'avait plongé de force tête la première. D'un pas lourd et traînant de zombie, il marcha jusqu'à la place qu'on lui désignait. Des ricanements dans son dos glissèrent sur lui comme un pet sur une toile cirée.

Puis Alec disparut dans un tourbillon de cheveux et de manteau long, le laissant seul au milieu de ces autres inconnus. Une femme longiligne au chignon blond couvait des yeux ses élèves dans un silence attendri avant de se lancer dans des explications. Elle se présenta sous le nom de Phyllis Mooney, leur professeure de Maîtrise de l'Œil. Caleb regarda autour de lui pour jauger les autres, ils n'avaient pas l'air de comprendre plus que lui ce dont il s'agissait. Ils étaient moins d'une dizaine, ce qui lui semblait tout de même léger pour une classe, mais on pouvait aisément imaginer que les mêmes règles ne s'appliquaient pas pour ce genre d'établissement.

_ Je vous souhaite la bienvenue à l'Institut Européen des Psychopompes, partit leur professeure d'une voix vibrante d'excitation. Le don vient seulement de se réveiller chez chacun d'entre vous. Vous partez donc de zéro. Savoir que vous êtes tous dans le même bateau devrait vous aider à vous familiariser avec l'idée que vous allez devoir fournir un travail monumental pour arriver à devenir ce que vous êtes vraiment.
Pour l'instant, vous n'êtes rien. Mais lorsque vous aurez collecté votre première vie, vous serez officiellement reconnus comme des Psychopompes.
Commençons par le début : vous avez probablement commencé à recevoir des rêves de mort à l'heure qu'il est. C'est ce qu'on appelle l'Œil, la faculté de voir votre cible, celle dont vous allez devoir collecter l'âme. Ces rêves récurrents s'attachent à des détails spécifiques à la cible et au déroulé de l'évènement de sa mort. Ils tendront à se faire de plus en plus détaillés. L'Œil peut également se manifester à travers des visions à l'état d'éveil. À force de travail, un psychopompe habile peut provoquer ces visions sur commande pour identifier et localiser sa cible.
Dans les prochaines semaines, tout ce que vous verrez dans ce cours et les autres matières servira cet objectif prioritaire : collecter votre première âme. Ne croyez pas que vous avez tout le temps que vous souhaitez pour le faire. D'abord, pour des questions éthiques : si vous ne collectez pas cette vie, la suivante restera en suspens et ainsi de suite, ce qui peut provoquer de graves problèmes dans l'équilibre du monde. Enfin plus vous tarderez à remplir votre mission, plus vos dons deviendront... inconfortables.

Caleb aurait pu se satisfaire de sa nature inhumaine si elle avait impliqué quelques super-pouvoirs bien utiles. Voler, avoir une force surhumaine, traverser les murs ou se métamorphoser, autant de petits bonus qui auraient pu faire passer la pilule. Mais ici, il n'était pas question de pouvoirs commodes, mais plutôt d'une malédiction qu'il lui faudrait porter. Que ses dons puissent se révéler désagréables voire dangereux pour lui-même, c'était finalement dans la droite logique de qu'on lui avait annoncé jusque-là.

Insensible et perdu, c'était ce qu'il était depuis l'annonce de sa condition. Il pensait que c'était dû à sa nature inhumaine de ne plus ressentir d'émotion tranchée. Mais il s'était trompé. Elles étaient revenues, avec la brutalité que l'évidence qui venait de le frapper : Zoé était la cible qu'il était censé collecter. Du reste, il avait déjà foiré sa mission dans les grandes largeurs. La panique s'était frayée un chemin depuis les tréfonds de son âme pour lui exploser à la figure.

Pourquoi fallait-il qu'à chaque fois qu'il commençait à se résoudre aux termes de son enfer, un nouveau plus rutilant encore s'imposait à lui ?

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