Chapitre 2 : Le service

Couvert de sueurs froides, Caleb aspira l'air comme s'il en avait manqué pendant plusieurs minutes. Il tâtonna avec répugnance ses draps imbibés et se redressa dans son lit. La tête enfouie dans ses mains, il attendait que la sensation de vertige se dissipe. Ça ne pouvait pas recommencer, il aurait dû en avoir fini avec ces cauchemars. Pourquoi ne pouvait-il pas lâcher l'affaire ? 

Au début, il avait cru avoir enfin affaire à un rêve agréable. Mais plutôt que de poursuivre dans cette voie, il avait fallu qu'il dégénère. C'était à se demander s'il n'avait pas un esprit morbide. Qui plus est, il était presque certain qu'il s'agissait encore de Zoé. Lui sauver la vie une fois ne lui avait-il pas suffi qu'il lui faille encore rêver de sa mort ?

Cependant, la façon dont elle mourrait était inédite. Il se demandait bien pourquoi. Torturé par les sensations de son cauchemar et des questions sans réponse, il ne se rendormit qu'au petit matin. Le réveil fut donc particulièrement difficile.

Il mit un temps infini à se lever et faire ses ablutions, si bien qu'il dut renoncer à coiffer ses cheveux en bataille pour avoir le temps de grignoter un morceau. Compte-tenu de la soirée éprouvante qu'il avait passée, sa mère ne fit exceptionnellement aucun commentaire sur son retard ou son manque de tenue. Il put donc sauter dans ses baskets délassées sans perdre plus de temps et s'élancer à grandes enjambées jusqu'à l'arrêt de bus avant que celui-ci ne passe. 

Tout affairé qu'il avait été à se préparer, il n'avait pas eu le temps de se remémorer sa nuit exécrable. C'était seulement une fois installé sur un siège recouvert de moquette rêche pour les douze prochaines minutes de trajet, qu'il se rendait compte qu'il avait la boule au ventre. Un reste d'angoisse grandissait en lui comme une boule de neige roulant dans la poudreuse au versant d'un glacier au fur et à mesure qu'il approchait du lycée. Il redoutait de la revoir. Ou plutôt, il craignait de réaliser qu'il avait tout imaginé : le sauvetage, l'hôpital, et qu'elle soit morte dans l'accident. Son esprit, en pleine confusion, mélangeait rêves et souvenirs pour former des pensées incohérentes.

En arrivant devant le lycée, il reconnut avec un peu de soulagement son ami Ben au milieu d'un groupe de retardataires. Il voulut le saluer dans l'espoir que voir un visage familier suffirait à l'apaiser. C'est seulement au moment où il le fit qu'il réalisa que Ben était en pleine discussion avec Zoé et un autre garçon.

_ Caleb ? prononça celle-ci comme si elle n'était pas sûre d'avoir retenu correctement son nom.

_ Verdict ? S'intéressa-t-il en désignant du menton son bras en écharpe.

Pour ne pas trahir son trouble, il affichait un flegme dont il ne se serait jamais cru capable

_ Une bonne contusion au poignet et quatre points de suture, énuméra-elle avec entrain comme si elle avait gagné le concours de la plus grosse blessure.

_ Mec, c'est toi qui l'as tirée de devant la voiture ? s'étonna Ben, impressionné.

_ Oui, c'est lui, confirma Zoé à sa place.

_ C'est vraiment cool de ta part, commenta l'autre garçon qu'il identifiait sans certitude comme étant un élève de Terminale littéraire du nom de Léo. Si t'avais pas été là, on aurait tous été dans de beaux draps sans notre petite Zoé.

Ce grand dadais à la carrure massive passa son bras pesant sur les épaules de l'intéressée qui rougit violemment.

_ En tous cas, je peux te dire que le conducteur aurait pris cher si j'avais été là, ajouta-t-il de sa stupide voix testostéronée

_ Tout était de ma faute, rappela Zoé en se soustrayant doucement à l'accolade de Léo pour entrer dans le lycée alors que la sonnerie retentissait. Elle marcha au même niveau que Caleb et lui souffla :

_ Au fait, désolée de ne pas t'avoir parlé ni remercié hier. Je crois que j'étais encore sous le choc. Alors voilà, je voulais juste te dire merci.

Ces quelques phrases avaient suffi à faire fondre son angoisse comme neige au soleil. Les rêves continuels, les risques qu'il avait pris, les bleus et une côte fêlée, ça avait valu le coup, réalisait-il. D'ailleurs, il ne sentait déjà presque plus la douleur lancinante dans ses côtes, comme si la nuit avait effacé ses stigmates. Et puis, ce n'était pas cher payé pour la vie d'une personne comme Zoé, il en avait eu l'intuition persistante, sans même la connaître.

_ Mais de rien, c'était avec plaisir. On se refait ça quand tu veux, plaisanta-t-il juste avant de la quitter au croisement des chemins menant au bâtiment principal et à l'édifice plus ancien où se déroulait son cours de français.

Bien sûr, il était en retard et le prof semblait ne pas vouloir en découdre pour qu'il aille chercher un mot de retard à la vie scolaire. Mais Daniel se leva de sa chaise et l'informa avec orgueil que Caleb avait héroïquement sauvé la vie d'une camarade la veille et qu'il avait passé la soirée aux urgences, ce qui expliquait son retard. Le professeur, interloqué et probablement un peu gêné d'avoir morigéné injustement un élève aussi méritant, laissa le garçon s'installer sans poser de question. 

Caleb savait que les nouvelles allaient vite au lycée, mais tout de même, comment Daniel pouvait-il déjà être au courant ? Celui-ci anticipa sa question en expliquant, dès que son ami se fut assis à côté de lui :

_ Ben vient de me l'annoncer par message. Je ne peux pas compter sur toi pour m'informer des scoops de dernière fraîcheur, reprocha-t-il à demi sarcastique.

La matinée de Caleb fut assez étrange, car ce qu'il s'était passé devant le lycée la veille au soir était le sujet sur toutes les lèvres. La plupart des élèves ne savaient pas qu'il était celui qui s'était jeté au-devant du danger. Mais pendant la pause du matin, l'information se répandit comme une traînée de poudre. Les lycéens chuchotaient avec animation sur son passage et certains le désignaient du doigt dans la cour. Caleb n'avait jamais reçu autant d'attention positive de sa vie. Même s'il n'était pas très à l'aise avec le fait d'être remarqué par ses pairs, il devait admettre que cela faisait beaucoup de bien à l'ego. Ce sentiment de félicité lui fit oublier toutes ses inquiétudes.

Jusqu'à ce qu'il croise à nouveau Zoé. C'était le service du midi et il se hâtait de rejoindre la file devant le self. Il la remarqua de loin, à moitié écrasée par le bras de gorille de Léo. Elle gloussa quand il lui ébouriffa les cheveux avec brusquerie. Une fois qu'il eût intégré la file d'attente, Caleb était séparé d'eux par trois rangées de personnes, mais il pouvait les observer et les écouter à son aise.

_ Si tu veux j'ai de quoi te changer les idées, suggérait Léo de sa voix de balourd. Cet après-midi ?

Il secoua son sac d'où sortit une musique de bouteilles de verre s'entrechoquant. Zoé surjoua un air choqué avant de rire en guise d'assentiment. Puis il fit un geste qui colla la nausée à Caleb pour le reste de la journée. Il se pencha par-dessus la barrière qui balisait la file pour attraper une fleur rose sur un des arbustes qui la longeait. Puis il la glissa dans ses cheveux en passant la tige derrière son oreille. Non seulement, elle ne fuit pas ce geste intime, mais en plus elle le remercia.

L'angoisse retrouva sa place comme une pierre tombant au fond de l'estomac de Caleb. La fleur dans les cheveux, cela faisait partie de son nouveau rêve. Cela concernait donc Zoé, encore une fois, et ça allait se produire aujourd'hui. Ce ne pouvait pas arriver. Pas deux fois de suite. Il se demanda très sérieusement combien de fois il devrait l'empêcher de mourir. Et surtout : pourquoi fallait-il que ce soit lui ?

Une fois qu'il eut distraitement assemblé sur son plateau un amas réglementaire de denrées comestibles, il s'assit à sa table habituelle. Il fut rapidement rejoint par Ben et Lena. Cette dernière était ravie et lui posait des questions sur les évènements de la veille, aussi enjouée que s'ils se fréquentaient depuis toujours. Or, si les souvenirs de Caleb étaient exacts, c'était la première fois qu'ils avaient une véritable conversation. Ce n'était pas exactement le bon jour pour ça, car toutes ses pensées étaient tournées vers Zoé et son cauchemar qu'il essayait de se remémorer. Il n'était donc pas très disposé à se montrer sous son meilleur jour pour sympathiser avec la copine de son ami. Elle ne chercha pas à cacher sa déception ; celui dont toute l'école parlait se révélait n'être pas très intéressant. C'est ainsi qu'après leur repas rapidement avalé, Ben et Lena s'éclipsèrent.

Seul, il avait enfin tout le loisir de réfléchir à ce qui s'était passé et surtout à ce qui allait se passer. Il essayait de passer chaque détail en revue dans l'espoir que tout prenne sens. Le bruit des bouteilles s'entrechoquant dans le sac de Léo avait évoqué dans son esprit le son cristallin, presque féerique de son rêve. On pouvait donc supposer que l'action aurait lieu pendant qu'ils seraient en train de boire de l'alcool, ce qui expliquait le comportement stupide de Zoé. Qu'avait dit le crétin... Cet après-midi ? Ça lui laissait peu de temps, il serait obligé de sécher son cours de sport _ ce qui n'avait rien de regrettable tout bien réfléchi. Il ne lui restait plus qu'à trouver où cela allait se produire.

Concentré, il invoquait les images du rêve encore et encore jusqu'à trouver des indices qui le mettent sur la voie. Il était certain de ne jamais avoir été dans cet endroit, même s'il lui était vaguement familier. Il se situait en hauteur, comportait un parapet, mais n'était pas protégé du vent. On pouvait supposer qu'il était non loin du lycée, voire dans le lycée, même si ça ne semblait pas très intelligent.

Pendant qu'il réfléchissait, il avait ramené son plateau, était sorti du réfectoire et se dirigeait vers la sortie du lycée. Il passa devant le gymnase où il aurait dû se rendre pour se changer avant le cours de volley. Ses parois vitrées et pleines de traces de doigts abritaient trois salles de sport. Il était aussi haut qu'un bâtiment de deux étages et un parapet métallique fatigué et percé de gouttières le surmontait. Caleb s'arrêta pour détailler celui-ci. Il pourrait être celui du rêve, mais il n'avait aucune certitude.

Tout compte fait, il devrait aller en cours, songea-t-il dépité. Il poussa donc une des portes du gymnase à la peinture écaillée, parcourut le couloir sentant la sueur et les chaussettes sales qui desservait le vestiaire des garçons et un local de stockage pour le matériel de sport. Il rejoignit ses camarades dans le vestiaire pour enfiler un bas de jogging délavé et un t-shirt trop grand, pensant qu'il attirerait moins l'attention s'il portait une tenue réglementaire.

Puis il se faufila discrètement dans le local de stockage en quête d'un accès au toit. Il avait entendu parler de soirées légendaires sur le toit du gymnase quand il était en seconde, mais il avait supposé qu'il s'agissait là d'une sorte de bizutage pour voir quel petit nouveau serait assez stupide pour rester coincé sur le toit du bâtiment. En poussant les gigantesques filets de ballons et les tables de ping-pong, il se rendit compte qu'il n'y avait pas d'issue dans ce local. Il lui fallait réfléchir à logique de l'architecture du lieu : où l'accès au toit était-il susceptible de se trouver ?

Il ne voyait rien d'autre que le couloir desservant le vestiaire des filles. Cette partie du gymnase ne communiquait pas avec celle des garçons. Il allait donc devoir ressortir du bâtiment pour prendre l'autre porte d'entrée réservée aux filles, qui plus est à l'heure où la plupart des élèves arrivait. Caleb ferait donc une croix sur la discrétion.

Il exécuta aussitôt son plan et s'inséra dans la masse compacte de lycéennes s'introduisant dans le cadre de la porte. Il reçut quelques regards soupçonneux, mais aucun commentaire. Peut-être lui laissait-on le bénéfice du doute sur la raison de sa présence.

Il passa en accélérant devant le vestiaire sans un regard, et tourna au bout du couloir. Un escalier en tout point semblable à celui qui se trouvait dans la partie des garçons menait au terrain de sport. À une différence près cependant : après la porte du gymnase, il continuait de s'élever jusqu'à un palier desservant une fenêtre de toit. Sous celle-ci, une échelle dépliable était fichée au mur. Caleb retint un cri victorieux.

Il s'élança en avalant les marches quatre à quatre et passa sans ralentir devant l'entrée du gymnase où commençaient à arriver les premiers élèves en tenue. Plus que deux étages s'encouragea-t-il.

_ Caleb ?

La porte de la salle de sport venait de s'ouvrir sur Mme Tassot, la professeure d'EPS. Il se figea immédiatement. Puis il se retourna très lentement vers elle comme si éviter les mouvements brusques allaient lui permettre d'échapper à ses yeux de rapaces. Le poing posé sur la hanche, elle semblait attendre une explication qui ne vint jamais.

_ Qu'est-ce que tu fous là ? lança-t-elle de sa voix rauque qui s'accordait parfaitement à son habituel langage de Chartier.

_ Je... J'avais oublié... En fait..., bredouilla-t-il en cherchant une excuse plausible.

_ Bon laisse tomber, j'ai pas le temps pour ces conneries. Va rejoindre les autres.

Il lança un dernier regard désespéré à la fenêtre à quelques mètres au-dessus de lui. Puis rentra la tête dans les épaules en passant devant la prof, qui maintenait la porte ouverte pour lui.

Finalement, cours de volley ce serait.

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