Chapitre 10 : La fièvre du Samedi (1/2)
La première semaine que Caleb avait passée à l'Institut Européen des Psychopompes avait été la plus étrange de toute sa vie. Il était passé par tous les états, du doute à la détermination, sans transition, si bien qu'à présent il se laissait simplement porter. L'établissement, les enseignants et les cours n'auraient pu être plus déconcertants. Pourtant la routine de l'internat et des repas pris dans le réfectoire avait recouvert tout cela d'une forme de normalité. Il s'était déjà habitué à voir ses camarades chaque jour de sorte qu'ils constituaient pour lui un environnement familier.
Il se soupçonnait même de prendre goût à l'idée d'être un Psychopompe, d'avoir un rôle important et un savoir-faire à développer. Il n'avait pas été une si grosse déception dans ce domaine qu'il l'avait d'abord cru. Provoquer une vision avait été une réussite qu'aucun autre élève n'avait atteint à un tel degré, et il en tirait malgré lui une certaine fierté.
Contre toute attente, l'adolescent était presque fâché de voir arriver le week-end. Il était prévu de longue date qu'il revoit sa bande d'amis le samedi soir. Tout à ses découvertes, il avait ignoré l'appréhension qui montait en lui au fur et à mesure que la date approchait.
Le vendredi soir, une fois recraché des entrailles du réseau de chaleur sur le macadam, il avait senti son portable vibrer sans discontinuer pendant deux minutes entières. Daniel lui avait envoyé un sms dès le lundi matin pour prendre de ses nouvelles, puis des relances plusieurs fois par jour. Au milieu de tous ses messages, au départ curieux puis de plus en plus inquiets à tendance complotistes, il faillit manquer un message qui lui serra la gorge autant qu'il lui noua l'estomac. Il venait de Zoé. Il était simple et sans prétention : elle s'inquiétait de savoir comment il allait. Cela ne faisait qu'un jour qu'il avait intégré l'Institut mais elle avait pensé à lui.
Il ne devait surtout pas s'emballer. Il ne reverrait pas Zoé, pas sans la collecter, tout du moins. Le plus raisonnable était de ne pas donner suite à sa prise de contact et d'essayer de l'oublier jusqu'à ce qu'il y voie plus clair. Lâchement, il choisit de rassurer Daniel. Non, il n'avait pas été enlevé par des aliens et oui, ils se verraient le samedi soir. Malgré l'interdiction de fréquenter des Humains, son ami avait été si paniqué par son silence qu'il ne s'imaginait pas l'ignorer. De toute manière, Daniel aurait fini par s'imposer chez lui pour le voir s'il avait cherché à couper tout contact aussi abruptement
Daniel se laissa convaincre sans trop de mal de se faire conjointement porter pâles afin de passer la soirée seul à seul. Cela éliminait tout risque de provoquer la mort de Zoé sous les yeux de ses amis.
En retrouvant la maison et sa chambre, Caleb avait eu l'impression que tout était différent bien qu'il soit incapable de mettre le doigt sur la nature de ce changement. Pourtant, le vague désordre de sa chambre n'avait pas bougé et on pouvait soupçonner en vérité que lui-même était le seul à avoir changé.
Selon la règle, les novices, bien qu'ils doivent se détacher de la société humaine, étaient tenus de retourner chez leurs prétendus parents chaque week-end afin de donner le change tant qu'ils n'étaient pas prononcés Psychopompes. Pour ce qu'il en voyait, Caleb aurait pu s'en dispenser tant sa mère avait paru indifférente à son retour. Elle ne s'était fendue d'aucun questionnement au sujet de l'école ou de l'internat, comme si rien ne l'intéressait moins que le quotidien de son fils unique. Elle jouait son rôle de mère, même si cela se résumait à ordonner à Caleb de laver son linge sale, mais c'était comme si elle avait su au fond que tout ça n'était qu'une mascarade. Le jeune Psychopompe avait enfin les moyens de comprendre pourquoi elle sonnait aussi faux. Il compatissait sincèrement avec Anne Marceaux qui n'obtiendrait jamais le même luxe pour soulager sa conscience de mère désabusée.
Mais son retour à la maison ne présentait pas que des désavantages, car c'était l'occasion pour Caleb d'enfiler à nouveau la peau d'un adolescent normal le temps d'un week-end. Ainsi, selon la tradition des jeunes Humains, il sortit le samedi soir, traversant la ville pour se rendre chez son meilleur ami. Pénétrer dans la caverne tapissée de posters et de figurines dérivés de jeux vidéo n'avait jamais été aussi réconfortant.
Daniel dont l'attention avait été soudainement détournée de sa console de jeu par l'entrée de son ami, le pressa de questions sur les cours, les profs et les autres élèves. Contre toute attente, Caleb parvint à évoquer l'établissement et l'internat tout en maintenant un équilibre qui consistait à ne pas mentir sans pour autant trahir son secret. Il suffisait d'orienter ses réponses vers ses camarades de classe qui dans l'ensemble pouvaient passer pour tout à fait normaux, hormis Megara qu'il se contenta de qualifier sobrement de peste.
Attentif, Daniel ne parvenait pas à cacher qu'il était soulagé qu'aucun n'ait l'étoffe de le remplacer dans son rôle de meilleur ami. Ce que Caleb était parfaitement en mesure de comprendre puisqu'il avait eu l'occasion de voir de ses propres yeux comment Zoé se passait très bien de lui. D'ailleurs, il orienta la discussion avec toute la discrétion dont il était capable vers les nouvelles du Lycée.
Mais son ami, soudain aussi gêné que désemparé, ne savait plus où donner de la tête pour fuir son regard interrogateur. Ce qui poussa Caleb à insister jusqu'à ce qu'il comprenne de quoi il en retournait. Triturant son col de chemise, Daniel s'exécuta d'assez bonne grâce, non sans s'offrir un petit détour autour du pot. Il évoqua d'abord les derniers commérages sans importance, avant de s'approcher du cœur de l'affaire. Léna avait quitté Ben et celui-ci reprenait progressivement contact avec son vieil ami. Quant à Zoé et Anissa, elles avaient continué de se joindre à lui pendant les repas. Il avait évoqué cela de manière si pudique et rougissante que Caleb se doutait que quelque chose s'était passé. Mais il choisit de rester silencieux, dans l'expectative, pour ne pas brusquer son compère.
_ Je... je pense que j'ai besoin de tes lumières, bégaya celui-ci d'un air vaincu.
Une telle phrase dans sa bouche était si improbable que Caleb en restait interdit.
_ J'ai peut-être fait une bêtise en décommandant la soirée de ce soir avec les filles. Je ne sais pas ce que j'ai fait. Mais ça ne s'est pas très bien passé.
_ Tu m'inquiéterais presque, sourit Caleb avec indulgence. Tu devrais te rincer le gosier avant de cracher le morceau, ça passera mieux.
Selon leur habitude, ils empruntèrent l'escalier qui desservait les pièces du rez-de-chaussée et bifurquèrent discrètement dans le cellier pour y ponctionner deux bières. Puis ils émergèrent à l'arrière de la maison dans le jardin familier qui avait accueilli leurs premiers verres d'alcool sifflés en cachette et leurs rares confidences.
À travers le bouillonnement de la fumée qui sortait de leurs narines, Caleb distinguait l'herbe scintillante de cristaux argentés et il lui semblait que se trouver là après qu'il ait découvert sa vraie nature était presque déplacé. C'était comme s'il ne méritait pas de se sentir autrement qu'un étranger sur les terres qu'il avait foulées par le passé en tant qu'Humain.
_ Je crois qu'elle m'en veut. Anissa, souffla Daniel d'une voix tendue. Je ne sais pas pourquoi et je ne sais pas quoi faire.
Caleb repoussa inutilement ses mèches d'un noir d'encre avant d'enfoncer les mains dans ses poches pour cacher sa gêne. Il n'était certainement pas la personne la plus indiquée pour ce genre de conseils. Lui-même n'était pas très expérimenté dans le domaine amoureux.
_ Tu es sûr ? Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
_ Elle ne m'a jamais adressé la parole aussi sèchement qu'aujourd'hui. Et j'ai droit au silence total depuis que j'ai annulé pour ce soir.
_ Désolé d'avoir insisté, ponctua Caleb avec une pointe de culpabilité.
Il aurait voulu cette discussion close mais il voyait bien que son ami attendait autre chose de lui. Alors il ajouta, à son grand damne :
_ Anissa n'est pas du genre susceptible, peut-être que tu as mal interprété son silence. Peut-être qu'elle est juste préoccupée par autre chose.
_ Peut-être, répéta Daniel sans grande conviction.
Il était en train de céder à l'abattement, il le voyait bien. Or c'était la première fois que Daniel se torturait pour une fille. Caleb avait la désagréable impression que ses déboires amoureux étaient en partie de sa faute.
Soudain, une toux irritée leur parvint de derrière la palissade qui séparait le jardin propret de celui des voisins. Daniel blêmit : elle provenait de la propriété de la famille d'Anissa. Ils se figèrent en silence comme des cambrioleurs sur le point d'être découverts.
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