Caput XII

Bonsoir tout le monde !

Le chapitre d'aujourd'hui est un chapitre un peu plus calme que les autres, de transition. Mais il est tout aussi important, parce que je peux enfin dire maintenant qu'on commence à entrer en plein cœur des problèmeeees et les prochains promettent d'être mouvementés (mais qui n'aime pas les problèmes ?)

Très bonne lecture à vous.











— Tu montes, oui ou merde ? s'impatiente Yoongi alors que je ne peux m'empêcher de rester coi.

Mes yeux divaguent de son scooter Yamaha BELUGA blanc au barman qui se tient dessus. Il a un pied à terre et l'autre sur la plateforme du véhicule. Ses cheveux noirs induits de gel sont plaqués vers l'arrière. Je ne peux m'empêcher de le trouver drôlement cool avec la tenue qu'il porte : une chemise aux motifs psychédéliques violets, oranges et noirs, un jean Levi's de la même couleur et un bomber en cuir sombre.

Son casque noir pendouille sur sa nuque alors qu'il m'en jette un deuxième que je réceptionne contre mon torse.

Yoongi est stationné sur le trottoir en face de chez moi, dans la rue en dévers de Ménilmontant. Il fait nuit, et les phares jaunâtres du deux-roues éclairent le sol pavé. L'ambiance est loin d'être calme à cette heure tardive, en réalité elle ne l'est jamais vraiment ici. Lorsque vous vivez au milieu des restaurants et des bars populaires, il n'y a pas une minute qui passe sans entendre du bruit à travers les murs insonorisés des immeubles de Paris. Encore moins en plein samedi soir. Alors, c'est sous les hurlements d'une femme qui s'énerve contre son petit-ami que je traverse la route étroite pour grimper derrière le serveur.

Mon bas large de costume gris frotte contre l'assise brune du scooter et je parviens à me caler confortablement à l'arrière.

Je clipse mon couvre-chef et pose mes deux mains sur les épaules imposantes du plus âgé.

— C'est gentil d'être venu me chercher, Yoonie, je le remercie en usant d'un surnom affectueux. 

Ce dernier tire sur l'ouverture de ses gants pour mieux les ajuster à ses doigts fins, puis enserre les deux guidons avant d'enlever la cale.

Le bruit du moteur retentit et il se retourne une dernière fois pour me dire :

— T'es tellement mignon que j'peux rien te refuser.

Sa spontanéité me vole un sourire qui ne tarde pas à se faire déformer par la vitesse à laquelle il démarre.

Le vent frais de fin d'année agresse ma peau sûrement rouge.

C'est avec une confiance aveugle que je lui encercle le torse et me laisse bercer par les paysages de la ville qu'il traverse avec habileté.

Au bout d'une vingtaine de minutes, il ralentit la cadence, puis finit par s'arrêter devant une façade peu épaisse, mais au cachet ancestral très prononcé. Un panneau aux néons rouges attire l'œil dans l'obscurité.

Je peux y lire « Caveau de la Huchette ».

D'un geste de talon, le barman positionne le bout en métal qui glisse avec un bruit désagréable sur le sol humide, puis descend de son scooter. Je l'imite, range mon casque dans le coffre arrière et recoiffe ma longue chevelure noire qui chatouille ma mâchoire.

Après un coup de propre sur les carreaux de mes Ray-Ban, je fixe la devanture en pierre grise.

Du monde semble s'échauffer à l'intérieur. A travers la vitre au verre dépoli, je distingue plusieurs tons chauds de lumière bouger dans tous les sens, parfois entrecoupés par des ombres noires qui tournoient. Une forte musique étouffée est audible et je jette une œillade à Yoongi qui m'entraîne avec lui.

Nous pénétrons à l'intérieur du bar dans lequel nous sommes censés retrouver d'autres collègues du Ritz : les jumeaux italiens Marcelo et Giovanni, ainsi qu'Adama.

Le serveur pousse la porte rouge en bois lourd du bar puis me la retient pour que je puisse y pénétrer avec lui.

Son univers singulier m'accueille agréablement.

L'air est dense, saturé d'une chaleur épaisse mêlée aux effluves de tabac et d'alcool. Tout autour de moi résonnent les rires étouffés et quelques éclats de conversations, mais surtout de la musique, jouée en direct par un groupe.

Tainted Love de Soft Cell.

Mes jambes descendent lentement l'étroit escalier en colimaçon qui mène à la cave, le faisant au passage trembler à chaque marche que je franchis. Puis l'épicentre du temple musical se déploie enfin sous mes yeux.

Je suis Yoongi sans broncher en longeant les murs de pierre brute et froide.

La lumière est tamisée, voir quasiment absente. La pénombre camoufle les corps dansants sous les voûtes basses. Le plafond est si proche que j'ai l'impression qu'il se courbe au-dessus de nos têtes. Mon nez se froisse à l'odeur humide du sous-sol, mais le sens de l'ouïe prend le dessus à l'écoute de la vivacité des musiciens.

Devant moi, des tables rondes sans chaises sont dispersées. Il s'agit plutôt d'îlots où des silhouettes se rassemblent autour de pintes de bière et de verres de vin aux teintes sombres qui cliquettent les uns contre les autres.

— Les autres sont ici, viens ! hurle mon collègue par-dessus le bruit.

J'aperçois la bande du Ritz en train d'échauffer leurs éclats de rire quelques mètre plus loin.

Au centre de cette alcôve vibrante, il y a la scène. Petite, modeste, cachée, elle ne paie pas de mine, mais dès qu'on s'en approche, elle s'impose par les instruments et chanteurs qui la peuplent. Le piano grince et les cuivres éclatent. Le rythme effréné de la batterie pulse à l'intérieur de ma poitrine en me forçant presque à m'empêcher de danser.

Sur la piste étroite et cirée par les pas d'innombrables couples avant ce soir, des jeunes comme moi s'élancent avec une disgrâce comique. Leurs corps se déhanchent et les jupes virevoltent.

Je les regarde, hypnotisé, et un sourire involontaire étire mes lèvres.

Yoongi et moi finissons par intégrer la réunion de nos amis.

Pris d'une chaleur insoutenable, je défais mon bomber pour ne laisser que ma chemise légère recouvrir mon haut. D'un geste habile, j'attache ma chevelure en un chignon bas et reçois les salutations des autres :

— Regardez qui voilà ! Le p'tit chouchou de Cruella. Depuis le temps que je demandais à Yoongi de te ramener à nos soirées ! s'écrie Marcelo.

J'adore son accent italien. Je pourrais l'écouter pendant des heures.

Le brun de taille moyenne sourit, puis arrache la bière que son jumeau tient dans la main afin d'en boire une gorgée. Le bout de son nez aquilin est rapidement recouvert de mousse et je ricane avec discrétion.

— Et il l'a enfin fait, j'affirme en regardant l'intéressé.

Adama pose ses doigts sur mon épaule qu'il se met à tapoter avec bienveillance.

— C'est calme sans toi à l'hôtel. À chaque fois je suis déçu de voir qu'on ne me met de nuit le week-end.

— Au moins tu peux dormir, Adama, j'essaie de relativiser.

— Ne pense pas que je dors. J'ai appris à mes dépends qu'un enfant ne te laisse jamais de repos.

— Mais c'est la plus belle des choses au monde, n'est-ce pas ?

— J'aimerais te dire que oui, Jungkook... Mais je repense à l'odeur que sa couche dégageait hier soir et puis, tout d'un coup, je n'en suis plus si sûr.

Il éclate de rire et je le rejoins rapidement. Un sourire écarte la jolie moustache qui décore sa peau sombre. Par réflexe, il s'assure que son Afro bouclé soit toujours aussi bien formé, puis adresse quelques mots à Giovanni.

Je reporte mon attention sur Yoongi qui fixe avec envie les quelques danseurs sur la piste.

Ma main se faufile à l'intérieur de la poche de mon pantalon avec un automatisme nonchalant. Puis, sur la pulpe de mes doigts glisse un métal froid et désagréable.

J'attrape l'objet en l'extirpant de sa cachette afin de l'amener près de mon visage.

Le collier de Madame Dubois.

La chaîne en or brille sous les lumières rouges du Caveau.

Je dois lui rendre. Finalement, l'idée de le revendre une fois cette affaire tassée ne me parait plus si judicieuse que cela. Je veux dire, j'apprécie énormément l'avocate, et je n'aimerais pas avoir des ennuis. Surtout que ce serait un comble pour un étudiant en droit de voler.

N'est-ce pas ?

Mes yeux ne peuvent plus se détacher du bijou qui resplendit de mille feux.

En réalité, j'ai peut-être espoir que ma sincérité la comble, et qu'à défaut de me proposer de la revoir autre part pour terminer ce que l'on avait commencé - parce que misère, qu'est-ce que j'en ai envie - ce seraient quelques billets qu'elle m'offrirait en guise de gratitude.

Ne jamais perdre de vue son objectif.

C'est décidé, je me rendrai chez elle lundi, et le lui restituerai.

J'espère que Dieu me voit, et qu'Il prend en compte l'effort surhumain que j'ai fourni pour résister au Diable. C'est au moins un point dans mon tableau assez vierge de bonnes actions.

Mes doigts effleurent la surface rugueuse du bois puis récupèrent l'énorme verre rempli du liquide jaune. Je le bois et m'arrête lorsque la musique prend fin.

Un chanteur prend alors la parole :

— Marcelo insiste depuis tout à l'heure pour qu'on joue Gigi l'amoroso. Mais je ne sais pas la chanter. Un ou une volontaire ?

L'Italien, heureux, court vers la scène et se saisit d'une cymbalette qu'il agite vigoureusement.

— Moi je m'occupe du rythme ! Yoongi, tu ne veux pas venir nous prêter ta magnifique voix ?

Alors c'est un habitué.

Il m'avait bien dit qu'il faisait partie d'un groupe...

Tous les regards se tournent vers le barman qui, impassible, hausse les épaules avant de me pointer du doigt.

L'intérêt divague alors sur ma personne.

Mon cœur bat plus vite devant toutes ces paires d'yeux qui me scrutent.

Pourquoi est-ce qu'il fait cela ?

Mes sourcils se froncent et je le fixe, incrédule.

— Ce jeune homme charismatique sait jouer de la guitare. Je sais qu'il meurt envie de chanter ! élève-t-il la voix.

Quelques soupirs d'admiration fusent et la foule semble excitée devant cet inconnu qu'ils n'ont pas l'habitude de voir.

Un petit sourire victorieux se forme sur ses lèves pleines et je lui lance une œillade meurtrière.

— Quoi ? je balbutie. N-non ce n'est pas-

— Allez Jungkook ! Viens, me coupe Marcelo à travers le micro. Des encouragements pour Jungkook s'il vous plaît !

Bientôt, des hurlements et des applaudissements résonnent entre les murs étroits du sous-sol. Mon nom s'élance alors en rythme, formulé par toutes les bouches présentes :

Jungkook ! Jungkook !

Je déglutis, puis sens une main se poser sur mon dos avant de me pousser vers la scène.

Pris au piège, je suis contraint d'avancer, et l'un des chanteurs me réceptionne, son bras autour de mon épaule.

— Alors, Jungkook c'est ça ?

J'hoche la tête près de son visage échauffé par sa performance.

— Tiens, ma guitare et le micro. Je prends la basse. Je te ferai signe quand on débute.

Il règle le pied à ma hauteur et je suis bientôt assailli par tous les regards qu'on me lance.

Un silence gênant s'installe où certaines messes basses laissent penser que des pronostics sur ma voix se sont formés.

Pourtant, sans être impressionné, j'ajuste la guitare, joue quelques accords pour m'habituer, puis tapote sur le micro qui laisse un son aigu se répandre. 

Je me sens drôlement dans mon élément. Une nostalgie m'atteint presque.

Archibald et moi adorions chanter. Lui s'occupait généralement des chœurs et de la douce mélodie des cordes grattées, et moi, je m'égosillais devant son sourire plein de fierté. On le faisait un peu partout, au bord de la Seine, à la maison, parfois dans le métro lorsqu'on tombait sur des professionnels installés pour gagner un peu d'argent.

Alors l'idée ne m'est pas complètement déplaisante.

Et puis, il m'a toujours dit que j'avais une voix d'Ange.

Non pas que je crois sa parole sacrée, mais le ridicule ne tue pas.

Le bruit de mon raclement de gorge s'amplifie et je recule la tête. Je lance un signe aux autres membres du groupe, puis à Marcelo qui me fait un pouce avant de chuchoter ce qui semble être des bénédictions italiennes.

Un petit mouvement de menton de ma part suffit pour donner le fameux signe, et la mélodie débute enfin.

Durant quelques secondes qui servent à mettre en place le début de la chanson, je bouge au rythme de la musique entraînante, et, lorsque vient enfin mon tour, j'entame alors, d'une voix grave mais emportante :

Je vais vous raconter, avant de vous quitter...

D'un seul coup, les expressions, autrefois curieuses se transforment en traits d'étonnement.

L'histoire d'un p'tit village près de Napoli, je continue, poussé par les regards admiratifs que je commence à apercevoir.

Mes iris bleus trouvent Yoongi qui, attentif et les bras croisés, bouge la tête de façon cadencée avec une certaine satisfaction qui se lit sur les coins de sa bouche relevée.

Mes doigts, totalement dissociés de ma voix, jouent toujours le même accord avec les cordes de la guitare dont le son se fond harmonieusement avec les autres.

Au fur et à mesure de mon spectacle, un premier garçon initie un claquement de mains synchronisé, qui ne tarde pas à être rejoint par la majorité des personnes présentes.

Encouragé, je chante alors plus fortement, et, arrivé au refrain, Marcelo se précipite vers son frère afin de danser au milieu du sous-sol.

— Gigi l'amoroso ! Croqueur d'amour, l'œil de velours comme une caresse...

Bientôt, ce sont des sifflements qui s'ajoutent aux applaudissements et plusieurs étudiants rejoignent les jumeaux italiens dans ce qu'ils considèrent sûrement comme une danse. Mais je ne vois que de la joie se manifester en gesticulations drôles et attendrissantes.

A la fin de la chanson, j'avais eu le droit à des ovations de plusieurs minutes sous ma reconnaissance manifestée en courbements incessants. Dont énormément de compliments provenant des musiciens habituels du Caveau.

Yoongi était alors venu jusqu'à la scène et avait pris mon visage en coupe tout en hurlant :

— T'es beau, intelligent et en plus t'as un putain de don pour le chant. Je te veux dans mon groupe. On va faire de grandes choses, toi et moi !


— Les examens de mi-semestre approchent déjà, tout ce stress ne m'avait pas manqué... dévoile Amélia.

Sa remarque récolte quelques hochements de tête et fredonnements pensifs.

La brune se tient debout, les deux derbies plantées sur le pavé qui recouvre la cour intérieure. Elle recoiffe sa frange lisse sous son béret noir puis se dirige vers Paul pour croquer dans son croissant. Quelques miettes tombent sur son pull en laine qu'elle époussette dans la seconde.

Nous venons tout juste de sortir de notre cours de droit de la peine. Une pause de vingt minutes sépare ce dernier du prochain.
Si pour certains, ce temps précieux permet de se ruer vers la machine à café afin de pouvoir tenir jusqu'au soir, pour d'autres, comme moi et quelques membres du groupe, c'est l'occasion de prendre l'air et d'apprécier l'impressionnante architecture de l'Université.

Je suis assis sur le muret qui relie l'arche au-dessus de ma tête, adossé contre un de ses piliers. Une de mes jambes est tendue sur la pierre froide, l'autre est repliée contre mon torse afin de soutenir mon livre.

Mon dos me lance dans cette position, mais c'est une supplication que je décide d'ignorer.

Tellement pris dans ma lecture, je n'écoute qu'à moitié la conversation qui vient naturellement de s'installer.

Le ciel est sombre : d'immenses nuages noires annoncent la reprise de la pluie diluvienne qui tombe depuis ce matin. Tous les étudiants se sont réfugiés en-dessous des arcades de la faculté dans un moment de calme avant la tempête. Mais ce ne sont pas les intempéries qui les empêcheront de s'aérer un peu l'esprit.

Le sol est terne, humide. Tout est morose, ç'en est déprimant. Un vent piquant souffle assez pour justifier la présence d'écharpes qui entourent notre cou. Des coulures noires, provenant de l'eau qui jaillit des gouttières, salissent l'édifice.

Je relève un instant les yeux de mon livre afin de contempler la Chapelle, dont l'entrée est semblable à celle des temples romains.

J'ai eu l'occasion de la visiter, l'année dernière, avec toute ma promotion, répondant ainsi à la curiosité qui me harcelait à chaque fois que je passais devant.

En réalité, il s'agit plutôt d'une commémoration : le cardinal de Richelieu, grand allié de Louis XIII, pilier de l'absolutisme et fondateur du collège de La Sorbonne, y repose dans son tombeau sculpté par François Girardon. Le reste n'est qu'un autel au patrimoine certes impressionnant, mais sans grande attraction.

L'horloge au-dessus du lanternon met en scène ses aiguilles qui nous rapprochent lentement de l'heure fatidique. Leur son se calque aux chutes des gouttes accumulées sur les toits.

Les paupières lourdes, je me détends avec cette berceuse qui frôle ma résistance aux portes du sommeil.

— Qu'est-ce que tu lis, Delcroix ? demande Auguste, une cigarette dans la bouche.

Je n'ai pas le temps de lui répondre qu'il arrache l'ouvrage d'entre mes doigts. Un soupir d'exaspération s'échappe d'entre mes lèvres. Il le referme, perdant au passage la page à laquelle je m'étais arrêté.

Sa main libre récupère le bâton entre ses lèvres qui ne tardent pas à recracher une fumée à l'odeur désagréable et ses yeux marrons s'attardent sur la couverture. Il hausse un de ses sourcils. Un sourire moqueur finit par froisser le coin de sa bouche.

Quelques mèches raides tombent sur son front, mais pas plus loin qu'au-dessous de ses oreilles. Sous celles-ci, il est coupé à ras, et cette coiffure lui donne un air encore plus insupportable que celui avec lequel il est né.

Quelle tête à claques.

— Le Misanthrope de Molière, quel élève dévoué. C'est Monsieur Kim qui serait content, minaude-t-il avant de lâcher le livre sur ma cuisse.

— C'est sûr qu'avec le nouveau rôle qu'il a prévu pour toi, je pense qu'il serait inutile que tu te mettes à l'étudier. Hein Ginette, j'articule le dernier mot.

Des doigts tapent le haut de mon crâne.

— Ta gueule ! s'énerve Auguste, piqué dans son égo.

Je glisse une œillade à Paul et Amélia qui se retiennent de rire, de peur de subir les courroux d'un fils unique en colère.

Distrait, j'abandonne l'idée de poursuivre ma lecture. L'arrière de mon crâne se laisse échouer contre la pierre et je me perds dans la contemplation de l'édifice devant moi, me demandant quelle sensation naissait chez les grands orateurs romains en foulant le sol de bâtisses encore plus grandioses que celle-ci.

— Tu as vu le nouveau projet de loi qui a été déposé ? me demande Paul. Ils envisagent de supprimer la Cour de sûreté de l'État. Elle n'aura pas fait long feu. La responsabilité reviendrait aux cours de droit commun.

— Elle date de quelle année ,déjà, intervient Auguste sans qu'on ne le lui ait demandé, 1965 ?

— Non, 1963, je rectifie sans même leur adresser un regard, toujours obnubilé par la façade. Ils affirment vouloir effacer une voie d'exception qui manque d'impartialité, moi je ne vois qu'un moyen d'engorger encore plus nos juridictions.

— Oui, c'est pareil, grommelle le garçon au nez droit.

Je tourne le regard vers eux.

Le blond aux bras épais hoche la tête afin de montrer qu'il est en accord avec ce que je viens de dire.

Assis, les coudes sur ses genoux recouverts d'un pantalon noir large, il joue avec un stylo en bois. Son trench bleu marine traîne comme une cape derrière son dos. Quelques unes de ses boucles habituellement claires sont, sous la pluie, devenues presque châtaines.

— Regardez, c'est le professeur Kim, nous prévient Amélia.

De manière synchronisée, nous tournons la tête vers l'endroit que son index à l'ongle peint de rouge pointe. J'aperçois un homme - qui n'est autre que l'avocat du Diable - sortir d'un amphithéâtre du rez-de-chaussée. Sa présence dans cette partie de l'Université qui n'est pas anodine pour les doctorants comme lui me surprend.

Se peut-il qu'il assiste à des cours magistraux durant son temps libre ?

Cela ne m'étonnerait même pas. Je l'imagine bien écouter pour la centième fois les cours de première année dont il connaîtrait la forme par cœur, mais peaufinerait le fond avec les nouveaux mouvements de cette matière vivante qu'est le droit. Entre les revirements de jurisprudence, les différentes prises de position de la doctrine et les nouveaux articles à foison, je me dis qu'il ne doit pas vraiment s'ennuyer de ce qu'il sait déjà, ou du moins pas plus qu'à une cinquantaine de pour-cents.

Tout ça pour être à la page et ne pas se contenter du savoir ubuesque qu'il possède. Bien sûr, en réitérant la même chose pour chaque palier du diplôme universitaire.

Je pense que sa force d'esprit et sa volonté de pousser son intellect au maximum de sa capacité me fascinent.

S'il n'avait pas été aussi insupportable, je crois que j'aurais voulu discuter avec lui toute la nuit, jusqu'à ce que le sommeil tempère les interrogations continuelles que j'aimerais pouvoir lui faire parvenir. Juste dans l'optique de l'entendre nourrir ma perception juridique et culturelle.

Parce qu'il est plaisant. De lui parler, je veux dire. Et que je suis certain qu'il y aurait énormément de sujet sur lesquels nous ne serions pas d'accord.

Il n'empêche que je suis davantage étonné de le voir habillé ainsi. Sa longue silhouette, en temps normal vêtue de tenues sobres et élégantes, laisse aujourd'hui une personnalité plus décontractée prendre le dessus. Il est couvert d'une chemise couleur prune rentrée dans un jean large et clair. Sous son haut se trouve un col roulé blanc qui serre sa peau aussi livide qu'un cadavre. Une veste courte à la main, c'est dans l'autre que se mêlent des feuilles, des pochettes à rabat et des livres tous aussi négligés les uns que les autres.

Sous sa monture noire et épaisse qui semble peser lourd sur son nez, son regard balaie le sol, non par timidité, mais parce que ses pensées l'amènent dans un tout autre monde que celui dans lequel il est actuellement.

J'ai presque envie de lui apporter de l'aide tant on dirait que le bordel qu'il serre contre lui est prêt à exploser d'un moment à un autre. Je me dis que ce n'est pas possible d'être si mal organisé.

Même son écriture est brouillon, cataclysmique. Maitre Kim est une véritable tempête.

Son visage, quant à lui, est éteint. Pas une expression ne se lit sur ses traits, mise à part la fatigue qui creuse le contour de ses yeux verts.

Je ne peux m'empêcher de repenser à sa crise dans le cabinet, à ces objets fracassés et à ces plaintes désespérées sorties de sa gorge emprisonnée par ses cols distordus.

J'aimerais revenir en arrière, parce que j'ai le sentiment que ce que je sais est interdit.

Lorsqu'il apparait devant moi, je suis l'un des seuls à enfin pouvoir mettre quelques raisons sur son air grave et accablé, sur ce mystère qui gravite tout autour de lui. Finalement, j'ai amassé plusieurs clés potentielles afin d'ouvrir son coffre à secrets.

Mais j'ai l'impression de ne pas y avoir le droit.

Que, tôt ou tard, ma connaissance et cet intérêt développé à mes dépends me couteront cher, que je ne pourrais plus jamais retirer le pied que je viens d'enfoncer dans le sable mouvant de ses affaires. Qu'il m'engloutira tout entier, pour ne laisser plus rien que le regret de m'être immiscé entre lui et sa psychologie peaufinée.

Qu'il est une bombe à retardement, et que je m'apprête à recevoir plusieurs de ses étincelles au tournant.

Maitre Kim avance de trois pas et fait la rencontre d'un homme un peu plus âgé que lui. Leurs mains se serrent dans une poignée solennelle et ferme.

Là, il paraît reconnecté à la réalité.

Puis, à la manière d'une scène intime à laquelle nous ne devrions pas assister, Auguste, Paul, Amélia et moi baissons le menton afin de les laisser dans leur conversation.

— Au fait, mes grands-parents me laissent leur chalet dans les Vosges pour les vacances d'hiver. Je prévois d'y fêter la nouvelle année. Vous êtes tous invités. Même toi, Jungkook, nous informe Auguste.

Sa main se pose sur mon épaule et un sourire qui n'est pas vraiment sincère se dessine sur ses lèvres fines.

Auguste a l'habitude d'organiser des soirées dans nombreuses de ses résidences secondaires que papa, maman, mami et papi lui lèguent le temps d'une nuit où tout est permis.

Si j'ai eu un bon nombre de retours provenant de Nils qui ne loupe jamais ces petites escapades, ce n'est pas pour autant que ses anecdotes loufoques me donnent envie d'y aller.

Je n'ai jamais accepté une de ses propositions. Malgré mes déclinaisons, il n'a cessé d'insister pour que j'y participe.

D'après ce que j'entends, ce sont des lieux de débauche luxueuse que rien ni personne ne pourrait dénoncer : drogue, sexe démesuré, challenges absurdes et grossiers. Souvent quelques dégradations qu'on finit toujours par camoufler.

La dernière fois, il s'agissait de la disparition de trois pur-sang anglais de l'hippodrome de Chantilly, pendant une soirée après-course au sein des Grandes Écuries. Personne n'avait dit quoique ce soit, pas même lorsqu'Auguste et deux autres de ses comparses étaient revenus crottés de la tête aux pieds.

Normal qu'il se pense invincible si on l'a toujours traité comme tel.

Quand bien même l'idée de ce nouvel an improvisé n'était pas totalement repoussante, je travaillais. Et Cruella avait bien insisté sur un point précis : le réveillon, au Ritz, était l'une des soirées les plus importantes de l'année.

— Je suis honoré de ta proposition, mais tu sais très bien que je ne viendrai pas, lui réponds-je tout en reprenant ma lecture.

— Pourquoi cette fois-ci ? Fais attention, tu pourrais être à court d'excuses... lâche-t-il avec égo.

Je ne relève pas son attaque et commence à me lever afin de rassembler mes affaires à l'intérieur de ma mallette en cuir. Le fils du doyen passe son bras autour d'Amélia qui le repousse, puis donne un coup de coude à Paul qui s'empresse de sortir une cigarette de sa poche afin de la lui donner.

— Pas de réponse ? insiste Auguste. Ce n'est pas grave tu sais, je comprends. Avec le boulot, c'est compliqué. Ce n'est pas tout le monde qui peut se permettre de travailler au Ritz à ses heures perdues...

Alors que je hissais mon sac sur mon épaule, mon corps se fige.

L'objet contenant toutes mes notes de cours tombe sans délicatesse sur le sol.

Mon coeur loupe un battement et l'agressivité monte aussitôt à l'intérieur de moi. Mes sourcils se froncent, ma mâchoire se contracte et la gêne déforme ma bouche.

Il n'a pas osé ?

Je serre les poings contre mon pantalon de costume et affronte les regards étonnés d'Amélia et Paul.

Sale enculé.

J'en ai strictement rien à foutre de comment il l'a appris. Il n'a juste pas le droit de le dévoiler de cette manière si moqueuse et arrogante, avec ce sourire que j'ai envie de lui arracher. Si Auguste le savait depuis le début, alors pourquoi attend-il seulement d'être devant les autres pour le faire remarquer ? Comment peut-il me rabaisser ainsi sans penser une seule fois aux conséquences de ses actes ?

— Tu travailles Jungkook ? Je ne savais pas. C'est compliqué pour tes parents en ce moment ? questionne de façon hasardeuse la seule femme parmi nous. Je peux t'aider tu sais, tu aurais du me demander.

Même si j'étais à la rue, je n'accepterai jamais ton aide.
Mes parents sont morts.
Je n'ai pas de famille.
Je suis bénéficiaire d'une bourse méritoire et me trouve bien loin de votre petite élite agaçante.
Si tu étais un peu moins auto-centrée, tu remarquerais que le travail n'est pas une finalité, mais un moyen de subsistance, et que la majorité des étudiants de la capitale - qu'ils aient ou non une bourse méritoire comme moi - font aussi fonctionner l'économie de ce pays alors que tu te contentes de l'engloutir.

Espèce de ravaudeuse d'inepties.

Bien évidemment, je me garde de lui balancer tout ce que je pense et me saisis de mes affaires avant de presser le pas vers la prochaine salle de cours, sans même leur adresser un mot.

— Bah quoi, tu pars déjà ? crache Auguste. On en était au moment le plus marrant. Tu sais, celui où je te demandais si c'était plaisant de ramasser les capotes pleines de sperme des grands bourgeois.

Je me retourne et le fixe. Je crois qu'à ce moment-là, je suis tellement dépassé que la colère disparaît.

Rien ne sort d'entre mes lèvres si ce n'est un souffle assez long pour être audible.

Il se met à rire tout seul, d'une hilarité totalement en inadéquation avec les mines dépitées que nous arborons. Puis, comme un gamin en plein crise d'adolescence le ferait, il grimace et mime l'acte en faisant entrer son index dans le rond formé avec ses doigts.

Je ne crois pas qu'Auguste soit foncièrement méchant. Je pense juste qu'il manque juste d'intelligence.

Pas celle que nos notes académiques jugent, mais celle que la vie nous apprend.

Ses valeurs sont aux antinomies des miennes.

Pour lui, sa personne compte plus que tout et tout ce qui ne lui ressemble pas est anormal. Il ne s'intéresse pas à ce qui existe en dehors de chez lui. Auguste croit aux sous-cultures et à la suprématie de ceux qui occupent les hauts-rangs. 

Si je ne le porte pas dans mon coeur, je ne le déteste pas pour autant.

Je ne devrais peut-être pas dire ça maintenant, mais il est autant insupportable qu'attachant. Je veux dire, s'il disparaissait demain, un manque se ferait sentir. En un sens, je suis juste triste pour lui que sa notabilité l'enferme dans ce cercle restreint qui le déconnecte de tout. Son plus gros défaut est qu'il n'a aucune empathie pour les autres. Mais je suis persuadé que le petit nuage sur lequel il plane depuis qu'il est né prépare bientôt sa chute aux enfers, et qu'un jour, il apprendra l'humilité.

Un peu comme celle qui lui était venue après son concours d'entrée à l'ENA raté.

C'était la seule fois où je l'avais vu pleurer.

Étrangement, je l'avais trouvé adorable ainsi, d'une vulnérabilité et d'une humanité que je ne lui avais jamais connues. Je pouvais ressentir ce profond dégoût de soi devant nos aspirations gâchées.

Même papa n'avait rien pu faire, à ce moment-là.

Exaspéré, je ne réagis pas plus que cela et continue ma route.

Au bout de quelques mètres, j'entends des pas me rattraper. Quelqu'un agrippe la manche de ma veste et je suis contraint de m'arrêter. Après m'être retourné, je découvre Paul qui semble avoir précipité le pas pour me rejoindre.

Nous nous trouvons désormais dans le hall, à l'intérieur de l'Université.

Ce dernier est vide, et je n'ai plus que le visage gêné du blond dans mon champ de vision.

— N'écoute pas ce qu'ils disent, ils peuvent parfois être un peu déconnectés de la réalité, commence-t-il en pesant ses mots.

— Parfois ?

J'ancre mes yeux bleus dans les siens et lui accorde un sourire amusé qui le détend aussitôt. Paul se gratte la nuque, faisant danser ses boucles blondes à l'arrière, puis émet un léger rire.

— Bon d'accord, tout le temps... Quel poste occupes-tu là-bas ?

— Barman, et il m'arrive de m'occuper des chambres.

— Je passerai te voir, un jour. J'aimerais beaucoup goûter à l'un de tes cocktails, avance-t-il avec la plus grande sincérité.

— Ce serait avec grand plaisir, Paul.

Ses lèvres remontent encore une fois et il ajoute :

— Tu as quelque chose de prévu ce soir ? Je voulais qu'on aille réviser à la bibliothèque. J'ai reçu plusieurs annales de cas pratiques assez complexes à résoudre. Je sais que tu aimes ça.

— Je... je débute, hésitant. Je crois que j'ai besoin de m'aérer l'esprit aujourd'hui. J'avais pensé à aller faire un tour au Jardin d'Autreuil avant sa fermeture. Plutôt demain matin ?

C'est bien la première fois que je m'accorde un autre passe-temps que celui de réviser.

Mais je ne sais pas... je pense que j'ai besoin d'une pause. Juste une heure ou deux. Sans humains, juste avec la nature.

Si possible sans ressentir la culpabilité de ne rien apprendre.

— Va pour demain matin. Tu as raison, c'est important de s'écouter. Puis ce genre d'endroit te va bien, je trouve.

— Ca me va bien ? je répète, amusé.

Paul est celui que j'apprécie le plus. Je suis certain qu'il ira très loin, et j'ai hâte de le retrouver quelques années plus tard comme personnalité marquante du droit français. 

— Oui, je t'y imagine plus à l'aise qu'au bar avec nous. Les plantes te vont bien.

Un silence agréable prend place alors que nous nous sourions comme deux enfants timides le feraient.

Sentant que la conversation touche à sa fin, c'est d'un commun accord que nous décidons de rejoindre la salle de cours.

Mais, en me retournant, mon torse heurte brutalement une silhouette qui avançait à toute allure.

Notre collision fait voltiger dans tous les sens une tonne de documents que la personne tenait dans ses mains. Ces derniers s'écrasent sur le sol en un bruit flasque et je reconnais le professeur Kim une fois mes esprits retrouvés.

L'avocat peste, et se dépêche de ramasser ses affaires, accroupi et impatient.

Paul et moi décidons de l'aider, et alors que nous lui restituons ses feuilles, l'orateur se relève et plonge ses prunelles dans les miennes.

— Vous avez toujours cette façon singulière de ne jamais regarder où vous mettez les pieds, déclare-t-il de manière cinglante.

Une excuse frôle mes lèvres mais je la contiens bien vite, me disant qu'il ne mérite pas que je me courbe une nouvelle fois devant ses caprices.

Et je n'ai, aujourd'hui, ni l'envie, ni l'humeur d'entrer dans son petit jeu.

Je crois que Maitre Kim l'a remarqué puisqu'il s'apprêtait à ajouter quelque chose, mais, qu'après une rapide analyse de mon état, il s'est finalement ravisé avant de se tourner vers Paul et de lui adresse ces mots :

— Merci pour votre aide, Monsieur Allister.

Énervé par ce manque de considération, j'essaie de tendre mon pied de façon anodine lorsqu'il décide de reprendre sa route, et ce uniquement dans l'optique de le voir trébucher.

Peut-être que cette fois-ci, il me remerciera de ne pas l'avoir aidé dans sa chute.

Mais son côté observateur a encore une avance sur moi : le rhéteur l'enjambe, puis murmure assez bas pour que l'étudiant aux boucles d'or ne l'entende pas :

— Raté.

Je lâche mentalement une insulte et l'avocat disparaît alors que nous en faisons de même.

Mais, avant d'entrer dans l'amphithéâtre, je remarque qu'un bout de carton coloré a glissé sous la porte à moitié ouverte.

— Cherche nous une bonne place, Paul, je te rejoins, je lui lance tout en fixant le papier.

Ce dernier ne tergiverse pas et hoche la tête avant d'entrer dans l'hémicycle.

Je me baisse alors et ramasse l'objet bleu nuit que je pense être tombé des affaires de Monsieur Kim. Il s'agit d'une carte de visite. Lorsque je l'approche un peu plus des verres de mes lunettes, je parviens à y lire des écritures blanches et élégantes :



« Cabinet Findel & associés
Avocats pénalistes
16 avenue de l'Opéra, 75001 Paris »



Au verso, un numéro de téléphone est inscrit. C'est étrange, il n'y a aucuns noms : ni celui de Namjoon, ni celui de mon professeur d'éloquence.

Poussé par un instinct étrange, je décide de ne pas la jeter.

Alors, sans réfléchir plus que ça, je la fourre dans la poche de ma veste, puis entre finalement à l'intérieur de la salle où trois heures de procédure pénale m'attendent.












J'attends vos avis et vos commentaires avec impatience. Poster m'a tellement manqué PURÉE ...

On se retrouve la semaine prochaine pour le chapitre 13 que j'ai HÂTE de vous partager. Il sera un élément déclencheur de la relation Taekook qui va passer à l'étape d'au dessus.

Ça arrive les amiiiis.

À la semaine prochaine, je vous aime <3

Prenez soin de vous !

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