L'OPÉRATION
« Ce n'est pas une intervention bénigne, ni même de routine, avertit le médecin en esquissant un croquis anatomique sur une feuille volante, mais nous avons des spécialistes qui font cela très bien, maintenant. Beaucoup mieux qu'il y a dix ans.
— C'est vrai ? Et comment ça se passe, au juste ? demanda M. Oblivier.
— C'est simple. Vous voyez, répondit le docteur en lui montrant le dessin, on procède à une incision ici, à la base du cou, puis on décolle la tête aussi délicatement que possible, en prenant garde à ne pas sectionner une vertèbre. On sécurise ensuite les vaisseaux sanguins pour empêcher l'hémorragie, puis on recouvre la plaie avec un greffon de peau, prélevé au préalable sur une fesse. Vous êtes droitier ?
— Euh, oui, déglutit M. Oblivier.
— Alors, ce sera la gauche. Après quoi, il y a quelques jours d'observation, puis une phase de rééducation, comme pour n'importe quel autre type d'amputation.
— Ah, souffla le patient qui en était encore à digérer l'information. Et... c'est déjà arrivé avant ? C'est fréquent comme cas de figure ?
— Ça ne court pas les rues, certes, la littérature médicale à cet endroit est assez ténue. Mais oui, il y a eu des occurrences. J'ai même au moins un collègue qui a eu comme patient quelqu'un à qui c'est arrivé.
— Et ça se passait comment ?
— Apparemment, plutôt très bien. Vous savez, il y a des exemples dans les annales (rares, mais tout de même) de corps qui ont survécu assez longtemps sans tête, on le sait depuis l'époque de la Révolution. Il y en a même qui jouent au rugby. En revanche, on ne connaît pas d'exemple du cas inverse. Vous aviez dit que vous comptiez faire don de votre tête à la science, n'est-ce pas ?
— Eh bien, oui, je suppose. Mais il n'y a vraiment pas d'autre traitement possible ?
— Dans votre situation, non, j'en suis désolé. Avec ce que vous avez, si vous gardez la tête sur les épaules, vous êtes condamné. »
M. Oblivier regarda un moment le croquis posé sur le bureau. Il lui semblait déjà sentir les pointillés lui chatouiller la base du cou.
« Et après... ? On fait comment, d'un point de vue pratique ?
— Oh, eh bien, c'est comme pour tout : il existe des prothèses qui permettent de simuler le membre absent, de normaliser un peu les situations sociales. Ça vous aidera beaucoup pour l'équilibre, au début. Ce sera un peu comme porter une perruque, en somme. On a fait beaucoup de progrès, ces dernières années. Il y en a de très réalistes.
— Et pour manger, boire, parler, voir, entendre ? Et pour respirer ?
— Pour la respiration et l'alimentation, tout est prévu, ne vous inquiétez pas : on pratique de petits orifices dans la membrane de peau qui referme le cou, dans l'alignement de la trachée et de l'œsophage. Évidemment, il faudra suivre un régime adapté : il ne sera plus question de manger du solide, tout devra passer par des tuyaux qu'il faudra insérer dans ces ouvertures. Il ne faudra pas se tromper de trou, bien sûr, mais la rééducation est là pour ça. Pour le reste, en revanche, il pourrait être judicieux de profiter des semaines qui viennent pour vous familiariser avec le Braille et la langue des signes...
— ...
— Essayez de voir le bon côté des choses. Il y aura des avantages : vous n'aurez plus besoin de voir le dentiste, l'ophtalmo, l'otorhino, ni même le coiffeur. Autant de frais et de rendez-vous désagréables définitivement rayés de votre existence. Vous n'aurez plus besoin de votre chapeau melon pour masquer votre calvitie. Vous allez même perdre un peu de poids.
— Et une greffe ? Ce n'est pas envisageable ? Il n'y avait pas un chirurgien, en Italie, il y a quelques années, qui travaillait sur la question... ?
— Ça n'existe pas, c'est infaisable. Ceux qui vous le promettront seront des charlatans, ou des bouchers. »
La consultation terminée, comme M. Oblivier, visiblement ébranlé, remettait son chapeau et s'apprêtait à sortir, le médecin posa la main sur son épaule :
« C'est malheureusement le prix à payer. Parfois, pour continuer à avancer, il faut accepter de perdre une partie de vous-même. Dites-vous que personne n'arrive à la fin de sa vie en un seul morceau. »
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M. Oblivier rentra chez lui l'esprit embrumé. Comment allait-il annoncer la nouvelle à ses proches ? Comment le reconnaîtraient-ils après ? Pourrait-il conserver son emploi de clerc de notaire ? Fallait-il commencer à s'entraîner à explorer son appartement les yeux fermés, pour s'habituer ? Fallait-il garder son chapeau melon en souvenir,ou pour le poser sur une éventuelle prothèse ? Il regarda ses mains : pourraient-elles devenir ses yeux, ses oreilles ? Son cerveau ?
Durant les semaines qui suivirent, il s'employa à se préparer au mieux : il commença à apprendre le Braille et la langue des signes, à disposer des repères tactiles sur les murs de l'appartement, à apprendre ses parcours quotidiens les paupières closes, muni d'une canne pour anticiper les obstacles. C'était beaucoup plus difficile qu'il ne l'avait imaginé. Et tandis qu'il s'efforçait d'appréhender au mieux ces nouvelles habitudes, une question le taraudait sans relâche : serai-je encore moi-même ? Suis-je dans mon corps ou dans ma tête ? Les autres membres nous sont tous un peu extérieurs, mais la tête ? N'est-ce pas d'une certaine façon le plus intime ? Et d'ailleurs, que se passerait-il si les médecins s'étaient trompés ? Si, par exemple, c'était la tête qui continuait à vivre, et non le corps ? Ou si les deux continuaient à vivre séparément ? Il n'avait pas pensé à poser ces questions pendant la consultation.
Ainsi vécut-il dans l'ombre tentaculaire de cette opération, qui s'étendait sur l'ensemble de son quotidien et refermait sur son avenir un rideau péremptoire.
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L'opération, quand le jour arriva, se passa bien, sans incident notable. Sa tête poursuivit une brève mais instructive carrière en servant à la formation des futurs dentistes, ophtalmologues et neurochirurgiens. Pour ce qui est du chapeau melon, il est passé à l'obscure postérité qui attend les objets usagés dans les boutiques d'occasion. Quant au corps, on perd ici sa trace. Cette histoire était après tout celle de M. Oblivier, qui se posait beaucoup de questions, et il faut croire qu'il était, comme toutes les personnes de ce genre, plutôt dans sa tête que dans son corps.
Image de couverture : Marcos Guinoza, "The Ability to pretend" (2019)
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