L'Ombre des Brumes
Quelques flammèches véloces se détachaient d'un feu de camp crépitant, plongeant dans sa chaleureuse lumière les alentours d'une forêt de nuit.
En effet, les lunes étaient hautes dans le ciel, et deux d'entre elles se montraient pleines, au cœur d'un ciel d'encre étoilé sans nuages.
Trois gamins, pas plus hauts que trois pommes, se chamaillaient sur des tabourets faits de souches d'arbres ramassées dans les sous-bois. À côté, un vieil homme les observait d'un œil attendri, faisant rôtir une boule de viande et de pomme de terre au dessus du feu.
L'enfant le plus jeune s'extirpa de la mêlée de ses frères et sœurs pour s'asseoir à côté du vieil homme.
« Grand-père, demanda-t-il plein d'innocence dans la voix, tu nous raconte une histoire ?
Le grand-père regarda le visage de son petit-fils : il avait des cheveux d'or bouclés, et de grands yeux marrons en constant émerveillement.
- Une histoire... oui, j'ai une belle histoire à raconter. C'est une histoire si belle, mais si triste...
Les deux autres enfants avaient arrêté leurs chamailleries, et s'étaient assis sur leurs tronçons pour écouter l'ancien avec attention.
- Il était une fois... un petit garçon, du même âge que vous, qui avait aussi des cheveux d'or bouclés et de grands yeux qui aimaient tout voir; surtout ce que les grands lui disaient de ne pas voir.
Un jour, ce petit garçon s'était disputé avec tout le monde : ses parents l'avaient puni, ses copains se boudaient à cause d'une histoire de mauvaise blague, et tout le monde dans le village lui répetait « Va jouer ailleurs, j'ai du travail ! »
Alors, le petit garçon s'en alla dans la forêt d'à côté du village, en espérant qu'elle, au moins, pourrait lui permettre de jouer.
À cette époque, le soleil brillait très fort, mais le jour ne durait pas bien longtemps.
Ainsi, après avoir observé les insectes, chassé les écureuils et admiré les oiseaux qui nourrissaient leurs petits, le soleil ne tarda pas à se coucher, et la pluie commença à tomber. Et en plus, au lieu du chant des oiseaux, c'était le hurlement des loups qui déchirait la forêt. Autant dire que le petit garçon était mort de peur, perdu au milieu de la forêt.
Alors, il essaya de retrouver le chemin vers le village, mais il ne fit que se perdre de plus en plus, au point d'arriver à un endroit qu'il n'avait jamais vu avant dans la forêt qu'il connaissait pourtant très bien.
Il découvrit un étang assez vaste, avec un petit chemin qui menait à une petite île, au milieu de l'étang. Sur l'île, il y avait un gros rocher et un arbre fleuri, mais surtout, il y avait ce qui ressemblait de loin à une petite fille.
Le petit garçon, qui était de toutes façons déjà perdu, décida d'aller demander de l'aide à la petite fille de l'île au milieu de l'étang.
Quand il traversa le chemin qui menait à l'île, il se rendit compte que la petite fille était faite de brume. Elle était toute mignonne, avec des cheveux fait de volutes grises qui voletaient autour d'elle comme des nuages, avec une robe de brouillard qui flottait au dessus du sol et avec un visage d'ange, lui aussi fait de brume.
Dans un premier temps, le petit garçon eut très peur, mais il décida d'aller jusqu'au bout du chemin pour rencontrer la petite fille, qui ne l'avait pas encore vu. Elle était assise sur le rocher de l'île et observait la pleine lune à travers un trou dans les nuages.
« Salut ! Moi, c'est Lian, toi, c'est quoi ton nom ? » demanda le petit garçon à la petite fille de brume.
Celle-ci se retourna, surprise. En se retournant, le clair de lune éclairait chacune de ses mèches voletantes dans une nitescence fantomatique.
Elle sauta de son rocher, toute contente, et courut jusqu'à ce petit garçon, en sautillant sur place.
« Salut, je me suis perdu, répéta Lian, moi c'est Lian. C'est quoi ton nom ? »
La gamine répondit alors, comme un souffle,
- Niflungar.
- C'est joli ! Tu connais le chemin jusqu'au village ?
Elle sautilla sur place, et le prit par sa petite main de brume pour le mener à travers les bois. Derrière elle, une trainée de brouillard la suivait.
Elle l'emmena donc jusqu'au village de Lian, mais ils s'arretêrent juste à la lisière du bois.
« Merci ! », dit Lian à l'autre.
Celle-ci ne dit rien, mais montra la Lune au garçon. Elle était toujours aussi belle.
« Oui, la Lune ? »
Elle désigna la forêt, puis la Lune, avant de joindre ses deux mains, comme pour le supplier.
« Tu veux que je reviennes te voir...
Elle remontra la Lune.
- Lors des pleines Lunes, c'est ça ?
Elle acquiesça, toujours pleine d'énergie.
- Je reviendrai te voir à chaque pleine Lune, Niflungar !
La gamine repartit dans les bois, disparaissant dans la nuit, alors que des gens du village avaient repéré Lian, et l'ammenaient jusqu'à sa maison. »
Le grand-père fit une pause pour croquer un morceau de sa boulette.
« Et après, papi ?
- Après ? Après ça, le petit garçon se fit bien gronder par ses parents, qui avaient déjà assez à faire avec les bêtises de leurs cinq enfants pour s'occuper en plus de la disparition de l'un d'entre eux.
Cela ne l'empêcha pas, à peu près un mois plus tard, à la Pleine Lune, de disparaître de son lit en pleine nuit pour s'engouffrer dans la forêt. Cette fois, une fine couche de brume tapissait le sol, comme un chemin à travers les bois, qui le mena jusqu'à l'île, où il retrouva la petite fille, encore sur son rocher à observer la Lune.
Elle se retourna en l'entendant arriver, et descendit encore une fois de son rocher pour sautiller, pleine d'énergie, autour de Lian.
« Salut Niflungar !, s'exclama-t-il alors qu'elle accourait vers lui.
Elle lui montra l'étang.
« Pourquoi tu me montres des choses mais tu ne parles pas ?, demanda le gamin. Elle répondit d'une voix un peu triste:
- Une par jour...
- Une quoi par jour ? »
Elle resta muette.
Après quelques longues secondes de trsistesse, la gamine se redressa, et tandis le bras vers l'étang, comme tout à l'heure.
Une fine couche de brume coula par dessus la surface de l'eau, la recouvrant pour former une petite barque de brouillard.
Niflungar monta dedans, et invita Lian à faire de même. Celui-ci, d'abord hésitant, suivit son amie dans le petit bateau : il ne passa pas à travers, comme du brouillard normal, mais il put monter et s'asseoir dans la barque. Niflungar utilisa alors une branche comme rame, pour avancer à travers l'étang.
Plus tard, ils revinrent sur l'île, où Lian salua son amie, et rentra chez lui, laissant la petite fille de brume assise sur son rocher, à observer la Lune.
Et ainsi, chaque mois, à chaque pleine Lune, Lian quittait discrètement sa maison en pleine nuit pour rendre visite à son amie «imaginaire», comme disaient les grandes personnes à qui il racontait son histoire.
La troisième fois, la petite fille fit promettre à Lian de ne jamais la montrer à qui que ce soit.
Et, à chaque pleine Lune, ils s'amusaient ensemble. Lian montra à la petite fille les grenouilles de l'étang, elle qui ne regardait que la Lune ne les avait même pas vues.
Une autre fois, elle l'invita à regarder la Lune avec elle, son visage angélique illuminé par la pâleur glacée de l'astre.
Encore une autre fois, Lian avait ramené de chez lui une écharpe de laine blanche, pour la donner en cadeau à son amie, qui l'accrocha dans son arbre éternellement fleuri comme une guirlande.
Si bien que le temps passait, et que Lian grandissait, jusqu'à devenir un splendide jeune homme, et que Niflungar grandissait aussi, pour devenir une magnifique jeune femme de brume, aux longs cheveux volant dans le vent et à la robe de dentelle flottante par dessus le sol.
Une nuit, lors d'une de leurs rencontres, Lian dit à son amie:
« Je ne pourrais pas venir pour la prochaine pleine Lune.
Niflungar, qui observait alors les grenouilles, se tourna vers lui d'un air triste.
- Lors de la prochaine pleine Lune, je vais me marier.
La jeune femme fut encore plus horrifiée.
- Ne t'inquiète pas, je continuerai de te voir après, ma femme veut bien que...
- A... amour ?, coupa la femme de brume, qui s'était levée du haut de son rocher (qui n'était plus si grand que ça, maintenant qu'ils étaient adultes).
- Oui, oui, je vais me marier. Elle s'appelle Idal, et elle est au village. C'est la fille du bûcheron, je t'ai déjà parlé des gens du village ?
Il n'eût pour toute réponse qu'un sourire bien trop triste de la part de Niflungar, qui se retournait lentement en s'asseyant, pour plonger son regard dans celui de la Lune.
- Bon. À dans deux cycles, Niflungar, dit Lian en se levant.
Le mois d'après, Lian se maria et tout le village fêta cela. Idal était une charmante jeune femme, mignonne et gentille comme tout, qui aidait bien souvent son père à couper le bois. Ce dernier lui avait donné ses magnifiques cheveux bruns et bouclés, et sa mère défunte lui avait offert des yeux d'un bleu pur, qui brillaient comme des saphirs quand la jeune femme était heureuse.
Dans les jours qui suivirent le mariage, des étranges événements se produisirent: des agneaux et des veaux étaient retrouvés morts, à moitié dévorés dans leurs pâturages, le cœur arraché.
De plus, des étranges témoignages rapportaient que les bêtes avaient été tuées par une créature noire comme la nuit, rapide comme l'éclair, grosse comme un ours et à la forme d'un loup.
Il n'en fallut pas plus aux superstitieux villageois pour déduire qu'un odieux loup-garou étaient parmi eux.
Ainsi, à la pleine Lune qui suivait le mariage, tous les villageois étaient armés, de pioches, de fourches, de torches, de piques, de tout ce qui pouvait servir contre une bête féroce.
Seulement, Lian devait voir son amie, et donc traverser la forêt. Il réussit à convaincre les villageois que s'il rencontrait l'odieuse créature, il se cacherait et appèlerait le village entier pour mettre à mort le monstre.
Tous acceptèrent, mais Idal insista pour l'accompagner, au cas où. Lian la connaissait depuis assez longtemps pour savoir qu'on ne la faisait pas changer d'avis, il dut donc accepter l'accompagnement se sa femme.
Il suivit le chemin de brume, comme d'habitude, mais suivie d'Idal, une torche à la main pour éclairer le passage couvert de ronces.
Une fois arrivé à l'étang, il demanda à sa femme de rester juste avant le chemin qui menait à l'île. Elle accepta.
Lian retrouva Niflungar, assise sur son rocher, observant la Lune, comme à son habitude. Quand elle le vit arriver, elle descendit et courut dans les bras de son ami. Les brumes qui formaient ses joues se condensaient, et formaient de lourdes larmes qui coulèrent sur la chemise de Lian.
« Je... je t'aime... » sanglota-t-elle en serrant l'homme contre elle.
- Mais... je..., balbutia Lian, qui n'osait pas repousser la jeune femme des brumes en larmes. »
Le grand-père fit une pause, ses yeux étaient au bord des larmes. Les enfants l'écoutaient toujours avec attention.
« Alors, Idal, la femme de Lian, les vit tous les deux, en s'enlaçant. Elle fut prise d'une telle colère, qu'elle avança à travers le chemin qui menait à l'île au milieu de l'étang.
Elle agrippa son mari et le poussa dans l'eau de l'étang, qui n'était pas profonde.
Elle frappa ensuite Niflungar au visage, la faisant tomber par terre. La jeune femme de brume recula en rampant sur le sol, pour fuir la sublime femme aux yeux bleus brillant comme le ciel de la nuit, la torche à la main.
L'ombre de Niflungar était portée sur l'arbre fleuri, et grandissait au fur et à mesure qu'elle s'approchait, et que la torche la suivait.
« PITIÉ ! », hurla Niflungar. Mais elle ne criait pas, comme on pouvait s'y attendre, à la femme qui la menaçait, mais elle cria contre son ombre, qui s'était détachée de l'arbre, et qui s'élevait au cœur de l'île.
L'Ombre des Brumes porta un coup de griffes à travers Niflungar, qui fut soufflée en minces volutes s'élevant vers le ciel noir, vers la Lune qu'elle avait tant observée.
La masse ténébreuse fondit ensuite sur Idal, lui ouvrant le torse d'une violente frappe, et lui arrachant le cœur pour se l'engouffrer dans son propre buste, gémissant un gargouillement de plaisir.
Elle rampa ensuite sur le chemin de l'île, sans faire attention à Lian, qui était resté dans l'étang. L'Ombre gagna la forêt et disparut dans la Nuit.
On ne la revit plus jamais.
... et je ne revit plus jamais Niflungar, rajouta le grand-père dans sa barbe, le visage miné, en serrant contre lui une écharpe de laine blanche mitée par le temps.
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