Partie 2 : l'ombre

Alicia décida d'aller rendre visite à son élevage. C'était la seule présence vivante sur son coin de montagne ― si on ignorait les plantes qui n'étaient pas d'une compagnie très divertissante ― et elle prenait soin d'eux comme de sa propre famille, même si elle finissait inévitablement par les tuer pour vendre leur viande. Il lui fallait bien une source de revenus !

Les feckits étaient d'énormes mammifères bipèdes qui pesaient au moins une tonne à l'age adulte. Alicia avait l'air d'une naine à leurs côtés. Ils avaient un poil fin mais long qui leur permettait de supporter le froid de Glakahï, seul endroit dans les royaumes de Kahï où on les trouvait. Leur viande était une des meilleures viandes que l'on pouvait se procurer, bien qu'elle soit peu chère : le nombre élevé de feckit faisait de cette denrée l'une des plus courante en Glakahï. De plus, leur longue cornes étaient d'une couleur blanche avec des reflets bleutés permettant la création de magnifiques bijoux. Le feckit était donc un animal très rentable, que presque la moitié du pays élevait.

Lorsqu'Alicia rejoignit son troupeau d'une dizaine de têtes, elle fut accueillie joyeusement par leurs bêlements. Un petit qui était né il y a quelques semaines s'approcha, et se frotta contre elle. Leur fourrure étant très douce, Alicia adorait leur faire des câlins comme maintenant ― même si elle avait toujours peur de se faire écraser par l'un d'eux. Elle se sentait à l'aise avec son élevage, chez elle. Elle savait que sans eux, sa vie ne serait pas aussi sereine. Et leur attitude douce et tranquille malgré l'effondrement du pont, dont ils n'avaient de toute façon aucune idée, réchauffait le cœur de leur éleveuse.

Alcia finit par rentrer chez elle, décidée à vaquer à ses occupations jusqu'à ce que de l'aide arrive. Mais lorsqu'elle eut fermé la porte de sa petite demeure de plain pied, une étrange sensation se mit à envahir tout son être : la solitude. Jamais encore elle ne l'avait ressentie alors qu'elle était chez elle. Le confort ? Oui. La tranquillité ? Absolument. Mais ce froid intérieur, ce poids sur ses entrailles ? Jamais.

Elle n'aimait pas cela. Son petit salon accueillant et confortable lui semblait anormalement grand et vide. Chaque son semblait amplifié par le silence ambiant. Elle entendait chacun de ses pas sur le sol résonner autour d'elle. Alicia s'installa dans son canapé, mal à l'aise. Elle prit un livre, mais n'arriva pas à se plonger entièrement dedans. Tout lui semblait éteint.

Deux jours passèrent comme cela. Pendant lesquels cette sensation lui resta accrochée au corps, une solitude permanente, presque maladive. Elle se comportait comme de naturel, mais rien ne l'était. Elle vaquait à ses occupations, rendait visite à ses bêtes, lisait lorsqu'elle pouvait prendre une pause dans le plaisir qu'elle avait avant.

Et c'est lors d'une de ces pauses-là qu'elle la vit. L'ombre. Là, à travers sa fenêtre, se baladant sur les murs de l'étable des feckits, elle la voyait aussi clairement qu'elle voyait le reste des choses qui l'entouraient. Une silhouette humaine.

La solitude laissa alors la place à l'effroi. Comment était-ce possible ? Quelqu'un ? Ici ? Alors que le pont était écroulé ? C'était inimaginable. Et cela terrorisait Alicia. Mais lorsque cette dernière s'approcha de la fenêtre : rien. Il n'y avait personne dehors. Elle retourna à son livre, mais elle n'était plus du tout concentrée. Peut-être que son imagination lui jouait des tours ? Oui. C'était sûrement cela, se dit Alicia, sa part rationnelle prenant le contrôle. Mais pourtant, une petite voix subsistait, lui murmurait avec insistance de se rappeler avec quelle clarté elle avait vue l'ombre.

Alicia prit alors une décision. Elle devait se rassurer, mettre toute cette affaire au clair. Elle rassembla donc son courage et sortit dans sa cour. Après une inspection minutieuse des environs où elle avait vu l'ombre, elle arriva à la conclusion qu'elle avait bien imaginé ce qu'elle avait vu. Sa solitude lui jouait des tours. Il n'y avait rien ici.

Et soudain, un bruit. Sourd. Comme quelque chose qui tombait. Ce n'était pas naturel. Le cœur d'Alicia se mit à battre de plus en plus vite, alors que le reste de son corps ne semblait plus réagir. Elle se répétait en boucle que personne n'était là, que c'était impossible, mais elle n'arrivait pas à se persuader. Elle n'avait jamais été paranoïaque comme cela avant, si elle voyait une ombre ou entendait un bruit, elle se doutait bien que c'était causé par la nature et sa vie grouillante. Mais elle n'arrivait plus à se convaincre de cela maintenant. Elle se tenait juste là, dans sa cour, pétrifiée que quelqu'un puisse se trouver dans son coin de paradis solitaire.

Après ce qu'il lui sembla des heures, mais qui ne fut réellement que quelques minutes, elle réussit à bouger, préférant rentrer chez elle. Son pas fut d'abord lent, mais rapidement, elle accéléra, se mettant à courir pour atteindre sa porte qu'elle claqua derrière elle et ferma à double tour. Personne ne rentrerait.

Alicia s'effondra alors. Deux jours de solitude pesante, et maintenant ça ? Une ombre quelconque qui la rendait paranoïaque ? Elle entendait sa mère d'ici : "Ça n'arriverait pas si tu n'étais pas aussi seule. Ça te rends folle !" Peut-être avait-elle raison. Les larmes commencèrent à rouler sur les joues de la pauvre éleveuse. Elle n'en pouvait plus. Les deux derniers matins, elle avait passé une heure assise près du pont pour voir si quelqu'un venait. Chaque fois qu'elle arrivait elle espérait que le pont serait magiquement revenu pendant la nuit. Mais rien ne se passait, et elle était toujours aussi seule. Et ce foutu soleil qui ne se levait pas ou très peu de temps comme chaque hiver lui laissait le moral au plus bas. Comment allait-elle survivre d'ici que quelqu'un viennent ? Elle mourrait de panique ou de solitude d'ici là, derrière sa porte, à pourchasser des ombres.

Lorsque l'heure de se coucher vint, Alicia se glissa entièrement sous ses couvertures, veillant à ce qu'aucune partie de son corps autre que sa tête ne dépasse, comme lorsqu'elle avait peur des monstres et de l'Esprit malveillant lorsqu'elle était petite. Et comme lorsqu'elle était petite, elle laissa une bougie allumée, trop effrayée pour rester dans le noir. Ce n'était peut-être pas la meilleure solution car la flamme vacillante se reflétait sur les murs créant différentes ombres, mais Alicia préférait cela. Elle ne dormirait pas beaucoup de la nuit de toute façon, elle le sentait. Sa frayeur était trop forte.

Le lendemain ne fut pas meilleur que le jour qu'Alicia venait de passer. Elle était sans arrêt sur la défensive, effrayée au moindre bruit et à la moindre petite irrégularités dans son environnement. Elle était tellement terrorisée qu'elle en arriva à un point où elle bondit sur son canapé lorsqu'un coup de vent ouvrit sa fenêtre mal fermée par son inattention. C'est à ce moment qu'Alicia se décida à vaincre ses démons. Elle avait toujours était décidée et un peu courageuse, ne croyant que ce qu'elle voyait. Cela ne risquait pas de s'arrêter aujourd'hui, pas à cause d'une petite tempête.

Elle attrapa donc le premier objet pouvant lui servir d'arme, le tisonnier à côté de sa cheminée, et se posa fermement sur ses deux pieds. Attendant une apparition de l'ombre où un bruit inusuel. Rien ne vient, évidemment. Mais elle garda son tisonnier, prête à s'en servir si besoin. Elle ne baisserait pas les bras, ne se laisserait pas dépérir de terreur. Et cela faisait trois jours que le pont était écroulé, six qu'elle n'était pas allée au village. Quelqu'un viendrait, aujourd'hui, ou demain. Elle ne pouvait décemment être vue dans cet état. Alors elle se prépara. Si quelque chose ou quelqu'un était là, elle l'aurait.

Et elle le crut. Alors quand l'ombre reparut, cette fois accompagnée d'un bruit, elle sortit directement là où elle l'avait vu. Mais elle eut beau faire trois fois le tour de chez elle, elle ne trouva toujours rien. Rien, rien, rien, toujours rien, rien à en désespérer. Rien à en pleurer.

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