Chapitre 56 : Capitaine Jonas

Jonas s'isola dans l'office du commandant, là où était désormais sa place en attendant le prompt rétablissement du capitaine Khalid. Il ferma la porte timidement derrière lui et constata avec effroi que le bureau était désormais vide. Le jeune homme se sentit intimidé : la présence du capitaine hantait encore la pièce... Tout cela était-il vraiment arrivé ? Il avança dans l'office d'un pas lent, comme s'il avait peur d'y être surpris. Puis, l'elfe se débarrassa de sa guenille de chemise déchirée, enfila un nouveau vêtement et entreprit de mettre de l'ordre dans les différents papiers laissés là par Khalid. Il s'approcha du bureau encore encombré de quelques feuilles que Khalid était encore en train de griffonner quelques instants plus tôt, l'encre n'était même pas encore tout à fait sèche.

Le jeune homme tremblait encore de l'accident et s'en voulut de n'avoir su éviter une telle bêtise. Il serra les poings et soudain, dans un accès d'une irrépressible colère, s'emporta comme jamais un elfe le faisait : d'un violent revers de main il envoya valser tous les ouvrages du bureau de Khalid qui tombèrent pêle-mêle par terre, faisant voler quelques pages au passage, et déchargea la torpeur de ce stupide accident qui l'avait privé de son mentor, refoulant les larmes qui vinrent lui innonder les yeux injectés de rage et de tristesse. Jonas ne l'avait pas reconnu dans cet irresponsable comportement : qu'avait-il pu voir au fond de l'eau pour perdre tout entendement ainsi et se jeter la tête la première vers cette chimère ? Soudain, Jonas se rappela de sa propre vision et se figea alors qu'un vif chagrin lui serra le cœur au point qu'il s'en prit la poitrine, le forçant à reprendre son souffle. Comme lui, Khalid avait été charmé de son apparition et s'était jeté à l'eau. Après tout, c'est ce que tout homme aurait fait s'il avait eu la ferme conviction de toucher son plus fervent rêve du bout des doigts. Mais que diable Khalid avait-il pu voir pour ainsi perdre tout entendement ? À présent, Khalid était gravement blessé et son état pouvait n'être que temporaire comme être définitif. Par sa faute, Jonas avait de nouvelles responsabilités et devait désormais endosser le rôle de capitaine de l'Haldir seul. Il n'était pas prêt... À partir de maintenant, il devait apprendre à se contrôler et ne pouvait se laisser ainsi envahir par la peur ou le chagrin, malgré l'absence du capitaine, il se devait d'avancer. Les ordres qu'il lui avaient laissés étaient clairs et il savait quoi faire, mais le jeune homme doutait encore trop de lui.

Honteux de son accès de colère inutile, Jonas se reprit et ramassa sagement tous les papiers et livres qu'il avait jeté à terre. Il les lut en diagonale pour les rassembler par thème : il n'y avait là rien de bien intéressant, juste quelques inventaires et des plans de navigation.

Jonas reposa tout en plan sur le bureau et décida d'aller prendre des nouvelles du capitaine pour se rassurer. Il se rendit dans l'infirmerie du navire, où plusieurs marins surveillaient l'elfe. Comme exigé par Jonas un peu plus tôt, Khalid était attaché à son lit, l'agitation qu'il lui devina l'inquiéta d'autant plus.

Le jeune homme s'approcha de son mentor. À peine conscient, il divaguait.

- Comment est-il ? Demanda Jonas.

- Il est très faible, son esprit lui joue des tours. Les mâchoires de ces créatures sont souvent dotées de poisons très puissants. Ses jours ne sont pas en danger, mais nous ne savons pas le soigner. Tout ce qu'il nous reste à faire, c'est attendre. 

- Quand peut-il se remettre ?

- Les ouvrages parlent de plusieurs jours à plusieurs semaines. Il est difficile de l'estimer à ce stade. Nous n'avons pas le matériel ni les remèdes pour cela. Nous ne pouvons qu'attendre. Tout ce qu'il lui faut est du repos.

- Tenez-moi au courant du moindre changement.

- Bien capitaine.

Jonas repartit vers ses nouvelles fonctions et se renferma seul dans le bureau de Khalid. Cette fois-ci moins impressionné, il s'assit au bureau et regarda le foutoir laissé par son mentor. Il respira un instant et se mit au travail pour reprendre les travaux laissés par le capitaine, qui visiblement finalisait le plan de route vers Helcaraxë juste avant l'accident.

Le jeune elfe resta enfermé des jours durant pendant lesquels il s'évertua à comprendre et à tout trier pour retrouver efficacement toutes les notes nécessaires afin de mettre à jour le journal de navigation, Jonas demanda à ce que Elias le rejoigne pour étudier les plans laissés par Khalid, il était incontestablement meilleur navigateur que lui et saurait se repérer parmi cette quantité d'informations laissées pêle-mêle. Cet elfe avait pour ainsi dire grandi sur les bateaux, il avait rejoint son premier navire à l'âge de six ans et avait tout appris sur le tas, au grand dam de sa mère, une très charmante brune de noble famille qui ne le revoyait que très rarement, mais à qui il dédiait toutes ses lettres avec le même amour enflammé qu'un docile prétendant.

Elias se présenta timidement devant son capitaine qui accueillit avec un soulagement certain son amicale présence. Jonas l'invita à entrer et leur servirent deux verres d'un maigre vin que le capitaine gardait là. 

- Toi, capitaine. Je ne pensais pas voir cela de mon vivant.

- Méfie-toi mon ami, je peux désormais te relayer au nettoyage des cales si je le souhaite. 

- Ce rapide bain n'a pas corrodé ton humeur visiblement, l'eau froide ne te sied donc pas ?

- Pas l'eau salée, rétorqua Jonas avec orgueil. Le jeune marin n'avait pas encore bien digéré sa tasse d'eau de mer.

Elias s'approcha du bureau et rit devant la quantité d'ouvrages annotés que le capitaine Khalid avait laissé derrière lui, chargeant pour ainsi dire tous les meubles de son exigu office.

- Et tu n'as rien vu mon ami, cet homme est fou ! Regarde ! Il a cartographié toutes les températures de l'eau de nos dernières années de voyage..., dit Jonas en lui montrant un ouvrage de dizaines de pages remplies de données et de cartes. Qui ferait cela ?

Elias prit l'ouvrage et parcourut les nombreuses pages remplies de données.

- C'est une étude intéressante, cela permettrait de comprendre comment se forment les courants d'eau chaude, mais cela n'intéresserait que les pêcheurs, pour pouvoir puiser dans les bons fonds marins. Peut-être Khalid souhaitait mettre à jour la carte des océans ?

- Khalid a toujours été parfaitement organisé, et pourtant je n'arrive pas à retrouver ce que nous cherchons en allant vers Helcaraxë, nous filons toute voile dehors, mais je n'ai pas la moindre idée de ce que nous y ferons, je n'ai trouvé aucune lettre nous demandant de faire route vers le Nord. Il n'y a aucun courrier, aucune trace, ni ordre, ni commande qui nous informe d'une quelconque rencontre ou commerce là-bas. Et je n'ai pas retrouvé moindre copie de la déclaration de la route de l'Haldir depuis Tol Erressëa, je ne suis même pas sûr que quelqu'un sache où nous allons ni où nous sommes ! Pourquoi Khalid aurait-il fait cela ? On... On dirait qu'il vogue à l'instinct... C'est insensé.

- N'est-ce pas là la définition même du bonheur ? Sourit Elias, amusé de l'agacement de son maniaque ami. Khalid était un fin navigateur et ses plans étaient précis, il y avait forcément un plan derrière tout cela.

- Pourrais-tu m'aider à comprendre ses calculs ?

- J'attendais que tu le demandes ! Dit Elias en se levant et en rassemblant toutes les cartes dans ses bras. Si vous voulez bien m'excuser capitaine, je vous laisse dans vos tracas administratifs, j'ai des calculs à faire, s'amusa l'elfe roux en quittant l'office.

Une fois la porte fermée, Jonas bouda au fond de son fauteuil car il se retrouva à nouveau seul, isolé de tous, dans le pesant silence du navire. Il n'était pas coutumier de cet isolement et devait à présent s'y habituer. Lui, avait toujours vécu, dormi et travaillé avec l'équipage, comprit soudainement l'attrait de son mentor pour ses diverses études qui devaient surement l'aider à tromper un profond ennui.

Des heures plus tard, fatigué par ses lectures, Jonas décida de se reposer un peu, il se leva et se laissa tomber sur le divan en velours du capitaine, observant le plafond silencieusement, il devait réfléchir à ses tâches pour ces prochains jours. Agacé de ne pas savoir calmer ses angoisses, il rumina sa frustration et se retourna sur le dos. Machinalement, il passa sa main sous l'oreiller pour une position plus confortable et le bout de ses doigts toucha quelque chose, il souleva le coussin et découvrit entre la couche et le mur des lettres soigneusement empaquetées par le capitaine qui avait dû les cacher là. Il en ouvrit une avec curiosité, une lettre manuscrite noircie d'une élégante écriture, Jonas la parcourut en travers, il était là question d'amour, de souffrance quant à l'éloignement d'un être cher. Visiblement, Khalid avait de la famille, mais il n'en avait jamais parlé. Jonas ne voulut pas lire l'intégralité de cet intime message et ne constata que la signature « Avec tout mon amour. Ton époux. ». Jonas fut surprit de savoir son capitaine marié, il plia la lettre avec attention et la remit à sa place, préférant respecter sa vie privée. Le jeune homme sourit, touché des petites attentions que son capitaine gardait précieusement près de sa couche, surement pour se remonter le moral lors de ses moments de perdition. Puis, le jeune homme se constata un brin jaloux, lui, de n'avoir aucune lettre de ses proches pour le réconforter. Le jeune homme se remit sur le dos et abandonna ses pensées de solitude, chassées par le flot des vagues et la danse des étoiles dans la nuit, qu'il observait à travers la fenêtre.

***

Dans son minuscule office, après des heures à recalculer leur itinéraire, Elias n'arrivait plus à compter. Tous ses calculs étaient faux et rien n'y faisait, il ne tombait pas sur les résultats que Khalid avait laissé, pourtant le capitaine ne se trompait jamais. Ne trouvant pas la source de ses erreurs, il décida de s'aérer un peu avant de reprendre l'étude des cartes. Elias décida alors d'aller voir Jonas pour une visite, cela l'aiderait à se reconcentrer. En descendant vers l'office du capitaine, il profita pour lui prendre une ration de nourriture car Jonas ne semblait pas s'être présenté pour son repas.

Elias frappa, et son ami lui fit signe d'entrer, il pénétra dans l'office et ne fut pas surpris de voir le jeune elfe absorbé par sa lecture, vouté à la table du capitaine.

- As-tu pu avancer sur les cartes ? Demanda Jonas.

Elias ne sut d'abord quoi répondre et culpabilisa de se présenter sans résultats devant son capitaine visiblement tracassé :

- C'est en cours... Je suis venu t'apporter ton repas.

Il lui posa son assiette sur son bureau, Jonas n'y accorda pas un regard. Il n'avait pas faim. Elias marcha un peu et regarda la pile de livres que Jonas avait apporté dans la loge.

- Tu trouves encore le temps de potasser tes vieux bouquins, n'est-ce pas ?

- Quel mal y-a-t 'il à être un peu cultivé ?

Elias s'approcha et prit quelques livres pour en lire les couvertures :

- « Légendes du premier âge », « Contes inachevés de la Terre du Milieu », « Runes des terres de feu », ne lis donc tu rien de passionnant ?

- Cela est ma passion.

- Quoi ? Les vieux livres ?

- En ce moment, je lis beaucoup de légendes militaires, répondit Jonas avec un regard malicieux, ravi d'entamer une conversation qui concernait autre chose que la direction du navire.

Elias connaissait bien la passion de son ami pour la ferronnerie et les armes, il s'interrogea sur cette nouvelle lubie en parcourant quelques pages d'un des livres, remplis de textes manifestement ennuyeux. 

Devant le scepticisme de son ami, Jonas traversa la pièce et saisit son ceinturon, auquel un fourreau de cuir était accroché, il en sortit sa dague avec délicatesse et la présenta à son ami avec les yeux brillants d'admiration cette lame qu'il exhibait comme son bien le plus précieux.

- Ma lame s'appelle Enydion. Je l'ai moi-même reforgée pour qu'elle me soit parfaitement calibrée, dit-il en posant la lame en équilibre sur son seul index.

Elias regarda la lame avec un regard nouveau et ne put s'empêcher de prendre un ton plus sérieux :

- Jonas, je dois te le dire, mais ce que tu as fait pour Khalid, sur la chaloupe... C'était très courageux.

Jonas regarda son ami avec bienveillance. Puis, il sourit, jeta en l'air sa dague et la rattrapa avec dextérité, démontrant la parfaite maîtrise de sa lame.

- C'est une très belle lame, je suis presque jaloux, reprit Elias avec plus de légèreté. Est-ce de cela qu'il est question dans ton livre ? La ferronnerie ?

- Pas vraiment, cet ouvrage raconte la légende des lames de mémoire.

- Une lame de mémoire ? Qu'est-ce que c'est ?

- C'est une méthode de forge ancestrale oubliée, puissamment magique, qui donne un pouvoir aux armes. Elles deviennent alors capables de se rappeler à jamais de qui les a forgées et ainsi faire survivre l'esprit de leur propriétaire jusqu'à des années après sa mort.

- "Après sa mort" !

- C'est précisément la raison pour laquelle on en compte très peu en ce monde. Peu de forgerons savaient maîtriser l'art de la ferronnerie magique.

- Mais à quoi une lame de mémoire peut-elle bien servir ?

- Approche, regarde, dit-il en ouvrant un de ses ouvrages sur une gravure datant du Second âge. Narsil, la lame que porte le roi du Gondor, a été forgée par Elendil, le roi de Númenor, dit Jonas en montrant un croquis de la lame sur une autre page, c'est grâce à elle que le roi Elessar du Gondor a pu soulever l'armée des morts alors qu'il n'était qu'un simple rôdeur, il était le descendant d'Isildur, et ainsi pu, grâce à cette arme habitée par l'esprit de ses aïeux, reprendre la cité de Minas Tirith et anéantir le Mordor. L'armée des morts avait porté allégeance au roi Isildur. À sa mort, cette promesse est restée attachée à la lame Narsil, qui ne pouvait être clamée que par un descendant. C'est en présentant Narsil devant l'armée des morts qu'Aragorn a pu soulever l'armée maudite sans même être sur le trône. La promesse ne dépend que de la lame et de l'homme qui la brandit.

Elias apprécia cette vieille légende de la Terre et regarda le livre avec un intérêt tout autre. Il parcourut les pages une nouvelle fois.

Captivé par cette histoire, Jonas parla à voix haute en regardant sa propre arme :

- Il y a quelque chose avec les lames de mémoire. Elles portent une identité, une voix, mais j'ignore par quel biais elles communiquent...

- Que dit la tienne ? Questionna Elias.

Jonas se figea :

- Que veux-tu dire ?

- Ta lame... Eny... ?

- Enydion.

- Enydion, que dit-elle de toi ?

- Ce n'est pas une lame de mémoire, même si j'espère encore pouvoir apprendre comment faire un jour, précisa Jonas.

- Mais si elle l'était, que dirait-elle ? Insista Elias.

- Que je ne serai pas oublié.

Jonas avait pris un air grave que Elias ne lui reconnut pas. Sentant le malaise de son ami, Elias changea de sujet :

- Mon ami, je crois que les livres te font vraiment mal au crâne, plus de rhum pour ce soir ! Dit-il en lui confisquant sa bouteille.

Jonas n'avait rien bu, mais il resta prostré dans son coin, pensif. Il ne vit même pas son ami quitter son office et se replongea déjà dans ses livres. Il venait d'avoir une idée.

***

Les jours se suivirent et passèrent avec une lenteur déconcertante sur le navire, car rien n'arrivait. Les hommes restaient actifs, maintenant le navire ordonné et gardant le cap faute d'autres ordres. Jonas avait choisi de maintenir l'allure vers Helcaraxë, le capitaine Khalid, bien que toujours divaguant, pouvait revenir à lui à tout moment et Jonas ne voulait pas ruiner les engagements qu'il avait pris. 

La mer était calme, le vent était constant, le cap était maintenu, et malgré la bonne ambiance du pont, rien ne se passait et tous s'occupaient comme ils le pouvaient.

A sa grande surprise, lui Jonas ne s'ennuyait pas. Les tâches administratives de capitaine s'avérèrent bien plus prenantes que ce qu'il avait estimé : le journal de bord et l'inventaire des marchandises prenaient à eux tout seul plusieurs heures et plusieurs hommes pour être fait chaque jour, et les pauses qu'il s'accordait n'étaient que consacrées à l'alimentation de la chouette de Khalid, à l'écoute des différentes doléances de ses hommes ou encore à l'organisation des tours de garde des différents postes. Pour ainsi dire, Jonas ne relâchait jamais la pression, sauf lorsqu'il s'accordait une pause de lecture plus distrayante, mais cela relevait encore et toujours de la lecture. Le jeune elfe ne sortait presque plus et s'isola encore davantage.

Près de quatre mois s'écoulèrent sur la Grande Mer, et l'état de Khalid se stabilisa. L'elfe resta alité, luttant contre le poison, alternant état de rêve conscient et de profond sommeil sans discontinu. Un état rassurant selon les ouvrages de soin.

Alors que Jonas terminait son énième inventaire depuis des semaines, il lui manqua une donnée : le volume de farine embarqué sur le bateau à Tol Erressëa, indispensable pour vérifier la bonne gestion des stocks. Le jeune homme se leva, prit le journal de bord et retrouva la page du mois de Janvier, où Khalid avait surement dû renseigner cette information, il parcourut les lignes et trouva l'information, mais en parcourant le registre, une ligne récente, datant de leur départ, attira son attention, il ne l'avait jamais remarqué auparavant : « Cachet argent ».

Jonas s'étonna car il n'avait nullement retrouvé de versement monétaire dans les caisses du navire et il n'y avait là aucune information sur la provenance, la contrepartie ou le montant du versement. Il devait y avoir une mission associée à ce salaire, peut-être la réponse à ces questions, surement une mission payée d'avance justifiant leur voyage vers le Nord ? Dans tous les cas, l'absence d'ordonnance pour ce payement piqua la curiosité de Jonas. Le jeune capitaine gratta le poids de la farine sur l'inventaire avant de l'oublier, puis referma le registre et se mit en quête de ce cachet avec espoir. Il pouvait détenir l'information sur l'objet de leur séjour au Nord de la Grande Mer, sur un nouveau versement de Fangorn associé à une mission, ou encore sur la suite de leur voyage, et pouvait révéler l'objet associé à cette polaire destination au Nord de la Mer des Ombres. Peut-être une nouvelle escale avant d'accoster ? Soudain, Jonas réalisa qu'il avait dû perdre la précise lettre le soir de l'accident, lorsqu'il avait, dans un accès de colère, tout balancé du bureau de Khalid. Le capitaine conservait surement la lettre en évidence, et peut-être n'avait-il pas eu le temps de la classer. Jonas se maudit une nouvelle fois de s'être emporté de la sorte, la leçon était que la colère ne résolvait jamais rien pour lui. Jonas se mit alors à farfouiller dans tous les papiers qu'il trouva, et il y en avait en quantité dans cet office qui ressemblait plus à une bibliothèque qu'au bureau de navigation d'un navire. Il chercha des heures et des heures, en vain.

Après de longues recherches infructueuses, Jonas se rassit au bureau, dépité.

Puis, le jeune elfe balaya la pièce du regard, se leva pour regarder sous un meuble et se rassit. Énervé, il retourna observer la pièce mais d'un autre angle, et s'assit sur le sofa, il entendit le papier des lettres de Khalid se froisser sous son poids. L'elfe eut un déclic : les lettres ! Malgré son exil, Khalid avait beau s'être expatrié à l'autre bout du monde, ses courriers nichés-là étaient sa source de moral, toutes ces lettres par dizaines, rassurantes et intimes... Son ordre de mission devait surement être là. Si Aman l'avait mandaté, ou si Fangorn lui avait ordonné ce voyage, le courrier ne pouvait qu'être là. Jonas attrapa la pile de lettres et les parcourut brièvement, l'une d'entre elle attira particulièrement son attention : le papier était plus épais, presque neuf. L'enveloppe portait une écriture « A l'attention du capitaine Flyverin » ainsi qu'un cachet argent brisé. « Cachet d'argent » souffla Jonas, qui comprit soudainement la réflexion de son mentor. Il n'était là nullement d'un versement, mais bien d'une lettre officielle du royaume de Fangorn. La lettre était datée d'il y a quatre mois... Heureux, le jeune elfe embrassa la lettre, soulagé de l'avoir retrouvé. Jonas la déplia et la lut attentivement, mais au fur et à mesure de sa lecture, son sourire s'effaça. Une fois terminé. Il la relut, une fois, puis deux, mais ne put contenir sa colère avant la fin de sa troisième relecture.

Par acquis de conscience, Jonas vérifia les autres lettres et tomba sur une seconde lettre d'une date très proche de la première : celle-ci venait des Terres d'Aman, le Grand Conseil de Valinor lui confirmait son soutien s'il décidait d'engager l'Haldir pour soutenir son peuple en guerre.

C'était le coup de grâce, la lettre de trop.

Excédé, Jonas se leva, et d'un pas décidé, lettres à la main, traça jusqu'à l'infirmerie où Khalid dormait encore, sous bonne garde de deux marins, qui se levèrent pour saluer leur nouveau capitaine dès son entrée.

Jonas n'accorda aucun regard à ses compagnons, il se jeta au chevet de Khalid pour le saisir par les épaules pour le secouer vigoureusement, jusqu'à le réveiller, devant l'étonnement complet de ses compagnons.

- Réveille-toi ! Réveille-toi vil traitre ! Cria-t-il en secouant l'elfe qui n'ouvrit qu'à peine les yeux.

Jonas repoussa Khalid au fond de son lit. Khalid était toujours inconscient, Jonas piqua une crise.

- Capitaine, qu'y-a-t-il capitaine ? Demanda l'un d'eux.

- Un traître ! Voilà ce qu'il est ! Hurla Jonas en dépliant la lettre de Fangorn juste devant le visage de son coéquipier.

Alertés par le bruit, plusieurs marins se précipitèrent dans la petite cabine d'infirmerie et y découvrirent leur capitaine fou de rage. Le jeune elfe serra les dents, et ne souhaitant pas faire pareille démonstration dans cet endroit si exigu, se dirigea sur le pont en fulminant. Arrivé à l'extérieur, il souffla dans le cor du navire et rapidement, tout l'équipage se rassembla sur le pont.

- Jonas ? Que se passe-t-il ? Demanda Elias, surpris de son appel au rassemblement.

Le capitaine ne répondit pas. Il ne desserra les dents que pour s'adresser à la foule.

- Mes amis, mes frères ! Je m'adresse à vous en qualité de capitaine par intérim mais aussi en qualité de membre de ce navire. J'ai là un message de très haute importance, daté d'il y a plusieurs mois, découvert dans la cabine du capitaine Khalid qui l'a volontairement dissimulé à son équipage !

Jonas brandit le courrier de Fangorn et la lut :

- « Ses altesses, la reine Jaheira Redwood de Fangorn ainsi que son époux, le commandant Legolas Vertefeuille du Mirkwood, souhaitent vous faire part de la déclaration de guerre entamée par les elfes de la Terre du Milieu, portée contre le territoire maléfique d'Angband. En alliance avec les grands royaumes des elfes ainsi que les grandes maisons elfiques de la Terre du Milieu que sont Fondcombe, la Lothlórien et le Mirkwood, le royaume de Fangorn déclare la guerre aux dernières Forces du mal liées à Sauron, et mènera bataille sur les terres d'Angband afin d'anéantir toute trace, tout ressortissant ou tout reste de la maléfique emprise de Sauron en Terre du Milieu. Nous, altesses de l'Alliance Elfique, appelons tout seigneur, toute maison, toute femme et tout homme, qu'il soit sur terre ou sur mer, à nous rejoindre dans notre combat, pour la paix et la prospérité du bien. Signé : Jaheira Redwood et Legolas Vertefeuille ».

L'équipage se figea. Jonas s'adressa à nouveau à eux :

- La guerre est déclarée sur les Terres ! Chez nos alliés ! Chez nous ! Sur nos propres terres ! Il y a plus de quatre mois que le capitaine Khalid a reçu cette lettre sans nous en informer. Mes amis ! Nous avons été appelés à rejoindre les rangs de notre patrie, nous, soldats des mers, alliés des Terres, défenseurs de Valinor, nous avons été sollicités par nos rois ! Et qu'a fait le capitaine Flyverin ? Il a déserté ! Et lui il nous a entrainé dans sa désertion ! Il nous a envoyé vers Helcaraxë, Flyverin nous a mené au fin fond des mers du Nord dans un cul de sac de glace, là où il nous est impossible de rejoindre le front ! Aujourd'hui, nous ne pouvons ni honorer notre part au combat, ni même soutenir les nôtres en arrière-front. Nous aurions dû débarquer en Terre du Milieu au Sud de Tol Sirion il y a déjà plus de deux mois pour arriver à temps sur le front !

- Déserteur ! Crièrent plusieurs marins, pris d'une vive colère.

- Il a trahi la couronne ! Il nous a trahi, nous tous. Les affres de la guerre sont terribles mes amis, mais il n'existe aucun mot pour justifier l'abandon des siens à ce terrible sort.

Les matelots poussèrent un cri de protestation.

- Il est un lâche, et nous tous sommes devenus des déserteurs par ignorance de cette lettre !

L'équipage réitéra son cri de colère.

- Mes amis. Je m'en remets à vous. Il n'est peut-être pas trop tard pour rejoindre les terres. En changeant de cap, nous pouvons accoster à Tol Sirion et nous engager au soutien logistique des cités arrière. Vous joindrez-vous à moi pour sauver notre honneur ? Hurla Jonas.

Tous répondirent d'un cri viril.

Elias prit la parole à son tour :

- Angband est au Nord et c'est là que nous nous rendons. La glace nous barre le passage jusqu'aux montagnes, mais nous pourrons accoster au Nord de Doriath. Si la guerre a pris du retard et en marchant bien, nous pourrions atteindre l'arrière-front à temps, dit Elias.

- Combien de temps nous faut-il ?

- Deux mois, tout au plus, sans compter le temps à terre pour rejoindre le front, au moins trois mois de plus.

- Mes amis, irons-nous nous battre avec notre courage ? Ou laisserons-nous un traître décider de notre sort ?

Les marins poussèrent un dernier cri d'approbation et se dissipèrent, porté par une nouvelle ambition qui les secouèrent au plus profond de leurs chairs. À présent, ils étaient en guerre et ils allaient se battre.

Jonas se tourna vers son ami le navigateur :

- Elias, prends la barre. Nous devons accoster sur les terres au plus vite, et au plus près.

Elias acquiesça d'un signe de tête et partit de mettre au travail avec quelques autres hommes pour amorcer un changement de cap.

Jonas, quant à lui, dispensa de nouveaux ordres :

- Mettez le capitaine Khalid aux fers. Même s'il vient à se réveiller, je refuse qu'il reprenne le poste de capitaine. Nous l'amènerons à ses altesses pour qu'il soit jugé lors d'un procès. Mes amis, je nous mènerai à la guerre. Notre honneur, à tous, demeurera sauf.

***

Quelques heures plus tard, Jonas vint prendre des nouvelles d'Elias et de leur nouvelle feuille de route qu'ils avaient recalculé au plus juste pour corriger la vile trajectoire d'isolement planifiée par Khalid. Le capitaine, en sortant de la cale, eut la désagréable surprise d'apercevoir son premier iceberg. Il flottait là, immense et paisible. Il ne se pensait pas déjà si près de la Grande Glace et maudit une nouvelle fois l'elfe qui les avait menés dans ce trou si loin de leurs engagements.

- Donne-moi de bonnes nouvelles mon ami, dit-il à Elias en s'approchant.

Elias lui montra les cartes du Nord.

- Le vent nous est très favorable, dans notre malheur, Khalid ne nous a pas envoyé à l'extrême opposé des Terres, nous sommes tout près, mais je suggère que l'on aille encore plus au Nord afin d'arriver dans le baie des glaces, elle fait frontière avec Doriath. Nous y débarquerons plus profondément dans les terres et pourrons rejoindre plus vite le combat, cela nous fera gagner du temps, sous réserve que nous trouvons de quoi parcourir la distance jusqu'à Angband.

- Je trouverai des chevaux, dit-il. Nos cales sont pleines de marchandises, nous les vendrons au plus offrant. J'ai fait envoyer par la chouette de Khalid un message aux terres d'Aman pour les informer de notre arrivée par tous les moyens. Je préfère ne rien promettre à l'Alliance elfique à terre, le combat est bien trop proche, au mieux, nous serons un soutien inattendu.

- Leur as-tu parlé de Khalid ?

- Ma seule personne ne peut le juger sans procès, je laisserai la cour décider de son sort.

Elias regarda son ami avec compassion, tous deux faisaient équipe depuis des années maintenant, et le navigateur reconnut aisément la peine encore palpable de son ami quant à la récente trahison de son mentor.

Jonas s'isola près de la balustrade et observa les nouveaux icebergs qui flottaient à leur rencontre.

- Est-ce que tout va bien ? S'inquiéta Elias.

- Je lui ai fait confiance toutes ces années. J'étais aveugle... Je m'en veux terriblement.

- Ne connait-on vraiment jamais les gens que nous fréquentons ? Lui qui toujours paraissait si loyal, si dévoué à sa reine.

- Quand a-t-il décidé de trahir la couronne ? Il doit y avoir une explication... Était-il menacé ? Je n'arrive pas à comprendre ! Sais-tu ce que nous risquions si nous avions déserté ? Quelle image aurions-nous eu à supporter, et ce malgré nous ! Nous serions revenus à terre, chassés comme des traitres, nous aurions pu tous être envoyés en exil, voire exécutés.

- Cesse de culpabiliser. L'important est que nous fassions route à présent.

- Les retardataires ne sont pas souvent les mieux accueillis.

- Nous leur expliquerons. Khalid est en vie, il y aura procès, il devra répondre de ses actes. Nous sommes tous témoins de ta prise de poste. Personne ne t'abandonnera mon ami, dit-il en lui posant une main fraternelle sur l'épaule.

Jonas resta silencieux, il prit congé sans dire un mot. Le jeune homme retourna s'isoler dans sa cabine, où il se reposa la fenêtre ouverte, la fraîcheur de la nuit l'apaisait, tout comme le sinistre calme de la flottante glace qu'il contemplait par le carreau.

Pendant plusieurs jours sur le navire, Jonas mit en place des sessions d'entrainements pour que chaque matelot retrouve ses réflexes de combat au corps à corps. Par chance, nul n'avait perdu de son excellence, et Jonas fut même agréablement surpris du haut niveau de son équipage. Fort leur environnement, tous avaient le loisir de s'entrainer à l'arc et au tir d'armes de moyenne et longue portée, ciblant des icebergs à plusieurs lieux du navire, d'agiles poissons et oiseaux contre le vent, et la promiscuité des lieux permettait naturellement de développer une certaine agilité au combat lors du corps-à-corps. Les plus experts formèrent les plus novices et les matelots apprirent tous à tirer contre le vent avec des armes, sur des cibles de plus en plus petites.

Un matin, Jonas, d'humeur bougonne, rejoint Elias qui scrutait l'horizon de sa longue vue.

- Je ne comprends pas, dit Elias, nous sommes bien plus loin que je ne le pensais.

- Comment ? S'inquiéta Jonas. Tu serais-tu trompé dans tes calculs ? S'emporta Jonas en inspectant les cartes de son ami.

- Impossible... Nous devrions déjà apercevoir la Grande Glace. Mais rien à l'horizon.

- Es-tu sûr de tes cartes ? Demanda le capitaine.

- Elles sont vieilles mais Khalid avait fait vérifier leur authenticité à Tol Erressëa... Quelque chose nous échappe.

Jonas était déjà sur les nerfs depuis quelques jours et ne préféra pas s'emporter envers son plus proche ami :

- Refais tes calculs et tiens-moi au courant, lui dit-il en s'éloignant, contenant sa colère.

Le jeune elfe ne se reconnut presque pas. Avant, il se serait emporté et aurait déchargé sa colère sur le premier venu. Mais aujourd'hui, le jeune elfe avait mûri. Peut-être était-ce son nouveau rôle de capitaine qui l'avait assagi ? Ou peut-être la peur de rejoindre les Terres qui le gagnait un peu plus chaque jour.
Malgré cette tension qui pesait silencieusement sur les deux amis, le moral de l'équipage demeurait au beau fixe, depuis la reprises des exercices, un joyeux concours était organisé chaque jour sur le pont : celui du tir à l'oiseau d'argile. Un marin armait le canon qui tirait à grande vitesse une boule d'argile que les marins se devaient d'éclater d'une seule flèche, et si possible, en commençant de dos. La seule condition était que les potentiels oiseaux messagers ou la chouette de Khalid soient épargnés s'ils venaient à se présenter sur le navire. Cette pseudo compétition eut pour mérite de mettre un terme à la pesante ambiance que la trahison de Khalid avait installé ces derniers jours sur le pont, et l'exercice avait pour avantage de réchauffer les corps, alors que la température de l'air se rafraîchissait un peu plus chaque jour. Ce matin-là, Jonas, jusqu'alors silencieux observateur de la joute, fut invité à participer. L'elfe sourit de cette spontanéité : bien qu'il était capitaine, il n'était pas exempté d'entrainement. Le jeune homme accepta et rejoignit ses hommes, finalement d'humeur joueuse. Sous les railleries des autres participants, il se saisit d'un arc et d'une flèche et se plaça de dos directement, défiant ses collègues. On lança un disque d'argile, Jonas se retourna en entendant le souffle et banda son arc, il observa le disque s'éloigner au loin, cadra son tir et décocha sa flèche qui vint éclater sa cible en plein vent. Les marins jubilèrent, mais Jonas resta stoïque, observant l'horizon sans bouger avec un regard sombre. Devant l'absence de réaction du capitaine, le silence s'abattit. Jonas approcha de la corniche, sans détacher son regard de l'horizon. Les marins le suivirent.

- C'est quoi ça ? Dit l'un d'eux, apercevant lui aussi les minuscules points sombres qui se détachaient à l'horizon. 

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