Chapitre 12 : Le maître archer
Etant impossible pour elle de l'afficher à la vue de tous, Jaheira rangea son précieux diplôme dans le tiroir de son bureau pour le garder près d'elle. Elle se consola en accrochant au mur sa précieuse flèche rouge brisée, seule vestige de son apprentissage à East Bight, pour toujours l'avoir sous les yeux et se rappeler de cette fantastique aventure. Attachée à la promesse qu'elle s'était faite de se maintenir en bonne forme après la fin de la formation, et désormais habituée à s'entraîner régulièrement, Jaheira reprit dès son retour à Fondcombe sa routine sportive et ses exercices de tir à l'arc. Elle se fit prêter un arc et un carquois à l'archerie, avec lesquels elle s'entraînait chaque soir à l'abri des regards et ce jusqu'à la tombée de la nuit.
Des mois s'écoulèrent, et la guérisseuse continuait d'entretenir ses capacités dans l'objectif de ne rien perdre en vue de son affectation qu'elle espérait prochaine. Au tir, Jaheira progressait lentement. A sa grande satisfaction, elle arrivait désormais à atteindre le cœur de cible régulièrement, mais pas systématiquement et était bien loin des performances attendues. Il n'était pas utile qu'elle apprenne à tirer à l'arc pour sa future fonction de guérisseuse, mais avait pris ce sport comme un défi personnel. Ainsi, ce jeudi-là, comme chaque soir depuis son retour de l'Académie, Jaheira empaqueta son arc, son carquois et ses flèches, enfila l'uniforme militaire de Fondcombe, plaça son bandeau sur ses yeux et partit vers l'ancien pas de tir désaffecté. Il était niché derrière l'apothèque, il était certes mal entretenu, peu éclairé et ne comportant que deux cibles, mais il restait praticable et avait pour avantage d'être isolé de tout : elle pouvait donc s'y entraîner sans être inquiétée. Elle prit goût à ce petit rendez-vous avec elle-même qui la changeait de l'accalmie de l'apothèque. Elle s'avouait avoir grandement prit goût au défi lors de sa formation, et s'attachait à garder ce sain et sportif rythme d'activité. En cette belle journée de septembre, la forêt qui entourait Fondcombe avait adopté son camaïeu de couleurs automnales et les feuilles commençaient déjà à tomber, balayées par un vent doux qui secouait les branches. Jaheira s'avança sur le pas de tir et replaça son bandeau sur ses yeux pour bien distinguer sa cible. En silence, elle leva son arc, respira longuement et tira une première flèche qui arriva à plusieurs centimètres du cœur de cible. Elle faisait des progrès mais n'arrivait toujours pas à toucher le mille régulièrement, elle pesta contre sa propre faille. Jaheira s'évertua à tirer trois autres flèches, qui atterrirent toutes sur le côté gauche de la cible, de plus en plus près du centre.
Jaheira leva une nouvelle fois son arc, tendit la corde et se concentra une minute, contrôlant minutieusement sa respiration. Soudain, elle sentit une présence derrière elle. Jaheira se figea, ouvrit les deux yeux et en un éclair, se retourna pour pointer le bout de sa flèche sur le visage de celui qui la fixait. Un homme. Blond. Inconnu. Ses yeux, bien qu'à quelques centimètres de la pointe de flèche de Jaheira, ne dégageaient aucune peur.
- Veuillez m'excusez de vous avoir déconcentré ma dame, cela n'était nullement mon attention, dit l'elfe d'une voix posée.
Jaheira hésita, le dévisagea une seconde. Voyant qu'il n'était pas armé et qu'elle ne risquait donc rien, elle réagit en faisant volte-face en direction de sa cible, puis y décocha sa flèche qui vint se loger sur la troisième bande du cœur de cible. Jaheira pesta entre ses dents devant cette piètre performance qui comptait désormais un témoin.
- Il est plus que rare de trouver quelqu'un sur ce pas de tir, constata calmement l'elfe en s'approchant de la cible déjà bardée de flèches.
Il avait une carrure athlétique et les épaules bombées par l'exercice. Il portait une tunique en lin vert et un ceinturon en cuir brun : l'uniforme des militaires de l'alliance sylvestre, elle reconnut aisément en cet homme les traits impassibles propres aux gens du Nord, qui étaient aussi connus de tous pour leur hermétisme aux émotions et leur résistance physique. Il n'était certes pas gradé vu son uniforme, mais dégageait une certaine force et beaucoup de sagesse, nourries par sa démarche assurée.
Elle ressentit une pointe de crainte d'avoir été surprise à l'exercice par un militaire de carrière, et se sentit un peu honteuse d'avoir offert une si piètre performance de tir.
L'elfe s'approcha de Jaheira.
- Puis-je ? Dit-il en tendant la main vers son arc.
Jaheira hésita un instant, puis, intimidée, lui confia son arc.
L'elfe se positionna sur le marquage au sol, pris une flèche et tira rapidement. Son tir fût d'une puissance déroutante. La flèche arriva juste à l'intérieur de la ligne du cœur de la cible, située à vingt-cinq mètres de là.
- Votre arc est désaxé, dit-il en l'examinant. Reculez.
Jaheira s'exécuta, elle avait visiblement affaire à un expert.
L'archer tendit l'arc de Jaheira en joue, le leva vers le ciel et tira une flèche à la verticale au-dessus de lui. Il se déplaça d'un pas en arrière pour se placer à côté de Jaheira. Il attendit un instant, le regard pointé vers le ciel. La flèche redescendit à pic et se planta dans le sol à deux pas du marquage au sol, sur la gauche.
- Vous ne pourrez jamais progresser correctement avec un tel arc, vous allez être influencée par ses défauts.
- C'est un arc dont l'armurerie m'a fait don, se justifia Jaheira.
- Lorsque vous retournerez à l'armurerie, dites-leur de vous fournir un nouvel arc.
L'elfe dévisagea Jaheira un instant, cela faisait quelques semaines que l'homme n'avait pas été en contact avec des gens autres que ses soldats, il apprécia ce semblant de retour à la vie civile.
L'archer se remit sur le marquage au sol, décocha une flèche en s'orientant volontairement de quelques degrés à droite, la flèche partit s'enfoncer de moitié en plein cœur de la cible. Jaheira n'était jamais arrivée à tant de puissance dans ses tirs. Cet elfe était de toute évidence particulièrement expérimenté en tir.
- Cet arc est également trop grand pour vous, dit-il en rendant son arme à Jaheira.
Elle n'avait tout d'un coup plus envie de s'en servir. Elle le tenait désormais pour responsable de son manque de progrès.
Jaheira reprit son arme, mais le toucher du bois avait changé. Jaheira examina alors le bois et découvrit une légère trace rouge. C'était du sang. Elle interrogea l'archer du regard.
- Voilà la raison pour laquelle vous devriez également porter un gant de tir, dit l'homme en révélant sa paume qui arborait un lâche bandage maculé d'une tâche rouge.
- Permettez ? Demanda Jaheira en lui tendant sa propre main afin de l'examiner.
L'elfe fut d'abord surpris de la réaction de la jeune femme, mais s'exécuta. Il lui tendit la main, elle enfila son arc en bandoulière et retira alors délicatement le bandage pour y découvrir une longue plaie qui lui traversait presque toute la main, comme une brûlure mal cicatrisée.
- Suivez-moi, dit-elle.
Sans attendre, elle récupéra ses affaires et s'éloigna du pas de tir, se dirigeant sans un mot vers l'apothèque. Il la suivit à travers la dense forêt qui remontait vers les bâtiments. Il le savait : l'apothèque d'Elrond de Fondcombe était la plus perfectionnée du pays : l'excellence des soins qui y étaient dispensés et la richesse de remèdes et plantes qu'on y trouvait en avait fait un établissement de renom. Tous suspectaient la présence de guérisseurs en ces lieux, forts atouts en ces temps de guerre. Encore aujourd'hui, il ne s'écoulait pas un jour sans que les puissants de ce monde ne sollicitent l'affectation des très rares profils de Fondcombe qui se gardait bien de confirmer leur présence en leurs murs afin de ne pas susciter la curiosité des plus mal attentionnés. L'elfe suivit la jeune femme en silence.
Jaheira entra en premier dans l'apothèque, elle déposa ses affaires sur une table non loin de là, puis partit se laver les mains. Quand elle revint avec son matériel, l'archer était encore sur le seuil de la porte de l'apothèque, figé, ébahi par la beauté du lieu. Jaheira n'osa pas le déranger dans sa contemplation. Un sourire se trahissait sur son visage, phénomène assez rare pour les elfes sindar, connus pour leur constance d'émotions.
Il n'avait jamais vu de plus bel endroit de sa vie, le soleil d'automne semblait caresser les vitres, le reflet sur les bocaux des étagères diffusaient ainsi une douce lumière dorée. Le soldat quitta sa rêverie et aperçut Jaheira, non loin de là, qui l'attendait patiemment, visiblement habituée à ce genre de réaction.
Elle avait revêtu un tablier par-dessus son uniforme militaire et s'assit devant l'établit, prête. L'elfe comprit alors qu'il se trouvait face à une guérisseuse et se sentit très honoré de rencontrer l'un d'entre eux, enfin. Il s'assit à son tour, encore étourdi de sa contemplation et lui confia sa main. Elle décolla en silence le bandage de la main de l'archer avec douceur.
- Depuis quand exercez-vous à Fondcombe ? Questionna l'elfe, curieux d'en savoir plus sur cette guérisseuse.
- Peu de temps, répondit vaguement Jaheira, concentrée sur la plaie.
Habituée à contourner de genre de conversation, elle préféra changer de sujet.
- Et donc, maître archer, comment n'avez-vous pas trouvé le temps pour faire panser cette plaie ? Demanda-t-elle en vérifiant la souplesse de la main.
- Je devais m'entretenir avec Elrond au plus vite.
Elle mena la conversation de façon distraite.
- Et de quoi vouliez-vous lui parler ? Dit-elle en se levant pour aller chercher une nouvelle gaze.
Elle se leva pour récupérer un bocal sur l'étagère derrière elle ainsi que d'autres mélanges d'herbes. L'elfe poursuivit :
- J'ai été envoyé par le Mirkwood pour une mission de reconnaissance au Nord.
- A quel poste êtes-vous, soldat du Mirkwood ? Interrogea Jaheira par politesse.
- Je suis au commandement des armées, répondit-il humblement.
Devant l'étagère, Jaheira se figea. Ses mains étaient devenues moites en un instant. Les commandants des armées royales étaient des personnes populaires et très respectées, mais l'armée du Mirkwood en particulier avait sa légende.
- Vous êtes Legolas Vertefeuille ? Balbutia-t-elle.
L'elfe acquiesça, presque mal à l'aise face à la réaction de la jeune femme. Jaheira, tétanisée, laissa involontairement échapper le bocal de gazes de ses mains qui vint se briser sur le sol. Legolas se leva rapidement pour l'aider à ramasser les morceaux.
- Non, bloqua-t-elle d'un geste. N'approchez pas, votre plaie est ouverte.
Legolas s'arrêta. Jaheira prit une grande inspiration et se reprit :
- Je m'en occuperai plus tard, dit-elle encore confuse.
La guérisseuse était encore choquée d'apprendre qu'elle était en face non seulement du commandant de l'armée sylvestre mais qui plus est du prince héritier du trône du Mirkwood, l'une des plus grandes royautés et puissance militaire de la Terre du Milieu. Elle reprit rapidement ses esprits et se retourna vers Legolas, pleine de honte :
- Je suis vraiment désolée votre altesse, souffla-t-elle en dans une confuse révérence.
- Relevez-vous, demanda Legolas.
Jaheira s'exécuta et un silence tendu s'installa.
- Votre main saigne, dit-elle en montrant du regard le filet rouge qui coulait de la main de l'elfe.
Jaheira se saisit d'une gaze dans un nouveau bocal et l'appuya sur sa paume.
- J'ignorais la présence de soldats guérisseurs à Fondcombe...
Jaheira se sentit mal à l'aise et ne répondit pas. Legolas se rassit à la table de travail et tendit à nouveau sa main vers Jaheira qui poursuivit le nettoyage de la plaie et prépara un cataplasme.
- Qu'est-ce que c'est ? Demanda Legolas pour faire la conversation.
- C'est de l'aloé et de la verveine, ces deux plantes combinées ensemble vont assainir la plaie et accélérer la cicatrisation.
Le silence embarrassant revint.
- Quelle est cette fameuse quête qui vous a amené à Fondcombe ? Demanda Jaheira pour briser le silence.
Legolas fut ravi que la conversation reprenne. Il sentait la jeune femme mal à l'aise.
- Nous traquions la créature Gollum. Il s'est échappé du Mirkwood et s'approche désormais d'ici. Nous le suivions quand nous avons pris en chasse une colonie d'orques qui sévissait dans la région.
- Gollum ? Cette créature est donc encore vivante ? S'interrogea Jaheira en bandant la main de Legolas avec un linge blanc.
- Son âme a disparu il y a bien longtemps, mais son instinct est intact.
- Et votre main ? demanda Jaheira. Qu'est-il arrivé ?
- Nous avons rencontré une formation d'orques sur le chemin, dans la précipitation, il fallait agir vite.
- Je vous demanderai de ne pas tirer à l'arc pendant quelques jours, dit Jaheira d'un ton grave. Vous devrez doucement étirer votre main chaque jour afin que la peau reste souple pendant la cicatrisation.
- Je vous remercie, souffla Legolas dans une révérence polie, attendant que la jeune femme se présente.
- Je suis désolée mon seigneur, mais je préfère ne pas révéler mon identité.
- Je comprends, acquiesça Legolas. Je vous remercie de m'avoir soigné, dame de Fondcombe.
Dès que Legolas quitta l'apothèque, la guérisseuse se relâcha et posa ses deux mains sur la table pour respirer profondément. Bien qu'étant proche des grandes gens de ce monde, elle n'était pas habituée à rencontrer de hauts gradés étrangers, surtout dans de telles situations.
Haldir lui avait conté l'histoire du Mirkwood et de son roi, dont celle du fils du roi, le prince Legolas. Il était l'un des elfes les plus influents de toute la Terre du Milieu, reconnu pour ses excellentes aptitudes au combat et sa parfaite maîtrise de l'arc. Il avait, en un temps record, accédé au grade de commandant en s'enrôlant dans l'armée sous un faux nom. Le commandant Legolas était un guerrier légendaire et le rencontrer relevait de l'exceptionnel. Avec le recul, elle s'avoua honorée d'avoir pu soigner un commandant et aussi honteuse de ne pas avoir décoché une flèche parfaite devant un gradé tel que lui. Jaheira trouva son pardon en rangeant l'apothèque de fond en comble et en rangeant son vieil arc dans une malle oubliée.
Le lendemain matin. Jaheira observa le convoi du Mirkwood se préparer depuis les hauteurs de l'apothèque, elle se retira pour s'occuper d'un garde blessé dont la douleur était palpable.
Legolas quitta Fondcombe sans un mot et sans parler de sa rencontre de l'apothèque.
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