L'ogre dévoreur de mots
Il était une fois, un ogre peu ordinaire. Il vivait dans une grotte, cachée dans la forêt non loin d'un village appelé Koya. L'ogre, vêtu d'un simple pagne, était très grand, il faisait facilement trois mètres de hauteur pour un mètre cinquante de large. Sa peau grise et épaisse scintillait légèrement. Ses oreilles pointues et ses crocs qui dépassaient de ses lèvres lui donnaient un aspect monstrueux. Personne n'osait l'approcher et il n'osait approcher personne. Cependant, il était différent des autres de son espèce. Il ne mangeait pas d'humain, ni même d'animaux. Non, cet ogre a un appétit féroce pour les mots.
Il les mangeait tous, les éloges, les mots d'amour, les insultes, les diatribes. Chaque fois qu'il entendait une personne parler, il buvait ses paroles jusqu'à la dernière lettre.
Malheureusement, il ne sortait presque pas de sa grotte et pour cause. Qui voudrait parler à une créature aussi hideuse et monstrueuse ? Il avait si peur des réactions des villageois s'il le voyait. Il préférait rester caché dans l'obscurité de sa caverne, effrayé et affamé.
Un soir cependant, il entendit des exclamations de joies dans le village. Au début, il les ignora. Sa terreur était trop grande, il ne pouvait se résoudre à sortir pour quelques onomatopées qui n'étaient qu'amuse-gueule à ses yeux.
Mais bientôt, il entendit une voix mélodieuse s'élever. Un barde ! Il y avait un barde qui chantait des ballades et racontait des histoires !
Cette fois, il ne pouvait rester à l'écart. Il ne pouvait laisser filer une occasion pareille. Pour la première fois depuis très longtemps, il sortit de sa grotte et traversa la forêt le plus discrètement possible. Sans grande réussite. Il arriva toutefois au village sans s'être fait remarquer, car tout le monde était trop occupé à rire, danser et festoyer.
L'ogre écoutait tout : les conversations badines, les flatteries, les cris de joie des enfants, mais surtout, il écoutait le barde. Il dévora chaque mot prononcé cette nuit-là, mais les plus délicieux étaient ceux du conteur.
Il voulut s'approcher pour prendre de grandes goulées de ces mots enchanteurs, mais il fut rapidement repéré.
Les cris de joie se transformèrent soudainement en cris d'effroi. Les mères attrapèrent leurs enfants pour les mettre en sécurité pendant que les pères et les autres femmes attrapèrent fourches, pelles, broches et poêles pour combattre le démon qui s'était immiscé dans leur village si paisible.
L'ogre, effrayé et blessé d'être ainsi rejeté alors qu'il ne faisait rien de mal, courut se réfugier dans sa grotte. Il pleura toute la nuit durant. Jamais il n'arriverait à se faire accepter. Il était condamné à la solitude et à la famine.
Le lendemain matin, au village Koya, le barde ne savait que penser. Il avait vu le monstre bien sûr, cette bête immense plein de crocs, mais ce qui l'avait véritablement frappé, c'était ses yeux, dénué de méchanceté. Il avait même cru apercevoir des larmes lorsque la créature s'était enfuie.
Il devait en avoir le cœur net. Rassemblant son courage, il suivit les gigantesques traces de pas dans la forêt, jusqu'à l'antre de la bête. Il s'arrêta devant l'entrée et tendit l'oreille. Des sanglots. Voilà ce qu'il entendait. Il prit une grande inspiration et se décida à entrer. Ses yeux s'habituèrent rapidement à la pénombre et après seulement quelques minutes de marche il le vit. Le monstre - en était-ce vraiment un ? - pleurait à chaudes larmes, les genoux sous son menton. Convaincu à présent qu'il ne lui ferait aucun mal, le barde se racla la gorge pour signaler sa présence.
L'ogre sursauta et chercha du regard la provenance du bruit. Il baissa les yeux et vit ce petit homme devant lui, sans arme, sans animosité. Il reconnut immédiatement le barde. Gêné d'avoir été vu aussi vulnérable, il sécha ses larmes et se racla aussi la gorge.
- Est-ce que tu vas bien ? demanda le barde.
Personne ne lui avait jamais demandé ça. Personne ne lui avait jamais adressé la parole, sauf pour le menacer.
Des larmes ruisselèrent à nouveau sur son visage.
- Non ne pleure pas. Tout va bien, lui assura le conteur, qui se mit à chanter une berceuse.
Sa voix apaisa l'ogre, qui avait un peu moins faim que tout à l'heure.
- Que cherchais-tu la nuit dernière, quand tu es venu à la fête ?
- Ecouter. Moi... manger... mots... articula avec difficulté la créature.
Le barde ouvrit des yeux ébahis.
- Tu manges les mots ?
- Oui. Toi, mots... délicieux.
Pour une fois, le barde en resta sans voix. Il repartit sans rien dire, laissant un ogre aussi perplexe que lui dans sa grotte.
Pendant les jours qui suivirent, le conteur réfléchit à sa conversation avec la créature. Il avait compris que tout ce qu'elle voulait, c'était de la compagnie et que les gens lui parlent, pour satisfaire sa faim de mots. Et ses mots à lui étaient délicieux.
Finalement, il revint voir l'ogre, et lui promit de le visiter une fois par jour et de chanter pour lui. Un sourire immense étira ses lèvres, découvrant un peu plus ses crocs. Le barde fut quelque peu déstabilisé, mais tint sa promesse.
Chaque jour, il partait du village et se rendait dans la grotte de l'ogre, où il racontait ses voyages, des histoires, et chantait des ballades.
Bien sûr, ses allées et venues se firent remarquer par les villageois. Certains, plus intrigués et téméraires que d'autres, décidèrent de le suivre.
La première fois, ils repartirent en courant en découvrant l'ogre dans sa tanière. Mais comme le barde était revenu en un seul morceau plusieurs heures après, ils y retournèrent le lendemain.
Le petit groupe resta d'abord à l'écart, en sécurité. Ils accompagnèrent plusieurs fois le barde, en s'approchant chaque jour un peu plus.
Finalement, au bout d'une semaine, ils étaient bien obligés d'admettre qu'ils n'avaient rien à craindre.
Quelques-uns se mirent même à rendre visite à l'ogre, en solitaire, et à lui parler, de tout et de rien, de la pluie et du beau temps, de leurs amours, de leurs joies, de leurs peines.
L'ogre écoutait toujours avec beaucoup d'attention, dévorant chaque mot prononcé.
Le temps passa. Les frayeurs passées furent oubliées, et bientôt, le village entier, hommes, femmes et enfants, venaient le voir, certains plusieurs fois par jour, pour se confier à lui.
L'ogre fut même convié à la fête du village.
Il était heureux que les gens n'aient plus peur de lui et de ne plus être seul.
Heureux de ne plus jamais avoir faim.
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