Pièces détachées - Part 3

OSCAR

Ses pupilles sont parme sous l'éclairage, d'une couleur surnaturelle, fantastique. Il lui semble que son cœur se brise lorsqu'il la voit. Étrangement sa présence ici ne l'étonne pas. C'est comme s'il le savait, comme s'il l'attendait. Si Dimitri l'apprenait, il serait hors de lui.

Il ne peut esquisser le moindre geste, immobile, paralysé à l'instar de Stefan à ses côtés. Deux faces de la vie de Liane, aux antipodes, qui lorsqu'elles se déplient l'une à côté de l'autre, dévoilent un parallélisme troublant. Ils sont deux garçons aux cheveux sombres, regard fauve pour l'un et chocolat pour l'autre, prostré dans la même position, bouteille à la main, dans la même expression de lassitude, d'amour transi et de colère passionnelle.

Les lèvres de sa sœur s'entrouvrent et un cri strident résonne dans la pièce, stoppant la fête qui battait son plein. Liane plaque sa main sur sa bouche, surprise par la puissance du hurlement qui vient de s'en échapper. La musique est mise en sourdine et les murmures, les bousculades, prennent le relai. Tous se tournent vers elle. Aude décrit du regard les jeunes qui s'agglutinent autour d'eux. Elle les fusille des yeux, tentant de paraître impénétrable, mais elle halète au fond d'elle-même.

Les garçons se retournent vers le point auquel les yeux mauves de Liane sont ancrés. Oscar met du temps à réaliser alors que le rouge monte instantanément aux joues de Stefan. Qu'est-ce qu'ils foutent là ? Bordel, mais qu'est-ce qu'ils foutent là ?

Les adolescents ont repéré Cole. Cole Lucet et sa réputation de paria dans la vallée. Ce jeune garçon qui, avec l'objectif de son appareil et sa plume assassine, n'a eu de cesse de déterrer les cadavres de chacun depuis deux ans, dans les pages du journal qu'il tient. Et vas-y que la proviseure couche avec un parent d'élève. Que la famille Marin a établi sa fortune en blanchissant de l'argent. Que le père Guillot agresse sexuellement les apprenties qu'il prend dans sa boulangerie. Que les usines de la région ont été revendues à des Chinois, ou à des Américains, et que la région part en pièces détachées dans les coffres des investisseurs étrangers. Et sous cette débâcle économique, si on gratte un peu, surgissent les vices et les secrets de chacun. Cole creuse des tombes depuis deux ans et la vallée entière le hait. Il a quitté plusieurs fois le domicile familial après une tentative avortée d'inconnus de le faire partir en fumée. Il ne se montre plus mais ses articles paraissent. Un temps on s'en est pris à sa famille de cinglés, à sa mère accro aux anti-dépresseurs, à sa sœur enfermée dans son mutisme puis finalement ils étaient déjà fichus ces gens-là. Un jour ils auront écoulé leurs économies et mourront. Les autres se feront un plaisir de les enterrer.

Ça chuchote autour d'eux, ça médit. Personne n'avait vu les Lucet réunis depuis des mois. Et chacun retient son souffle, se rappelant les paroles de Stefan après que Cole ait publié dans un de ses articles que sa famille de vignerons magouillait à droite à gauche depuis des décennies, revendant du vin étranger trois fois le prix qu'il valait en le faisant passer pour du local, les années de mauvaises récoltes. Le scandale avait allègrement éclaboussé la réputation de l'exploitation et Stefan avait juré qu'il ferait la peau à Cole de ses propres mains, devant tout le lycée, un mardi matin.

L'occasion était devant lui, belle comme un fruit mûr qui pend à sa branche, à portée de main. À saisir.Stefan lance un regard à Liane, à Aude blanche comme un linge, à Oscar qui part dans un rire de hyène, à Ayleen, si innocente, si calme, qui lui sourit.

Oscar avale une gorgée d'alcool, étouffant sa crise d'hystérie contre le goulot. Liane assène son poing dans sa main droite. Celle-ci s'ouvre et lâche la bouteille qui explose en petits morceaux sur le sol. Il redresse la tête, incrédule, rencontre son regard glacial. Au même instant, Stefan se jette sur Cole. Il le saisit par le col de sa veste en cuir et le relève pour que leurs visages se fassent face, à quelques centimètres l'un de l'autre. Une clameur monte de la foule. Les lèvres de Stefan se retroussent. Ayleen ouvre de grands yeux écarquillés. Oscar les contemple, dans ses oreilles résonne la voix aiguë de Liane qui lui crie de faire quelque chose. Il titube, renverse la tête en arrière pour reprendre ses esprits. Stefan secoue violemment Cole en se retournant vers ses invités. Il finit par le prendre par la tête et lui ébouriffe les cheveux avant de s'époumoner :

- Allez remettez la musique à fond ! Ma cave est remplie de champagne, c'est open-bar !

Instantanément la sono se remet à diffuser un tube entraînant. Les fêtards répondent à l'appel en poussant des cris d'animaux. Un garçon pointe la direction de la caverne d'Ali Baba et un mouvement de foule se produit dans cette direction.

Stefan observe quelques secondes la scène, les nervures à ses tempes palpitent. Ses lunettes penchent sur son nez. Il maintient fermement Cole par le cou. Celui-ci ne s'est pas arrêté de sourire.

Oscar surprend le regard de Liane qui croise celui de Stefan. Une connexion s'y lie, silencieuse. Sa sœur saisit Aude par le poignet et d'un haussement du menton fait signe à Ayleen qui se lève comme un robot. Stefan pousse Cole devant lui vers la terrasse, les trois filles sur ses talons. Oscar les suit du regard passer dans le jardin par la baie vitrée, bras ballants. Leurs ombres se corrèlent avec celles de la nuit. Il sent le col de sa chemise. Il sent l'absinthe, l'odeur de l'oubli.

***

- S'il te plaît, Stefan, ne lui fais pas de mal !

Oscar entre dans la pièce au moment où Liane désespérée s'accroche aux bras de son ex petit-ami. Elle lui lance un regard par-dessus son épaule, ses yeux sont un revolver. Il ferme la porte de la dépendance derrière lui avant de lever les mains en l'air.

Même d'ici, du fond du jardin, ils entendent la musique pulser, la musique envahir le monde, s'engouffrer dans le silence des bois qui encerclent la maison. Ayleen-Grace se tient debout, les bras le long du corps, droite comme c'est pas possible, un fil de fer, pense Oscar. Les ondulations blondes de ses cheveux cascadent jusqu'à sa plate poitrine. De ses yeux veloutés elle ne quitte pas son frère, Cole, adossé à un des murs. Le regard d'Aude louvoie entre ses amis, ou ex-membres du club de la cité, ou ex-amis, elle se perd et ne sait comment les nommer, comment se comporter.

Stefan et Liane se parlent avec les yeux. Une seconde il donne l'impression qu'il va la frapper, masque de colère sur les traits, fureur dans le regard. Oscar se positionne sur ses appuis, prêt à bondir. Finalement il détend les muscles de ses épaules, coupe le contact visuel qui l'unissait à Liane et retire prestement son poignet de ses mains. Il se recule et elle demeure interdite au beau milieu de la pièce. Sa chevelure dresse un rideau autour de son visage. Le dos légèrement courbée, Oscar la contemple s'absorber dans le silence. Ils retiennent tous leur souffle à son instar, s'épiant en chien de fusil.

- Comment va ta sœur ? demande soudain Cole, un insupportable sourire aux lèvres.

Stefan sait que la question lui est adressée. Les jointures de ses poings blanchissent.

- Préoccupe-toi déjà un peu de l'état de la tienne et de ce que tu lui fais, pour commencer, siffle-t-il.

Le rictus sur les lèvres de Cole s'agrandit. Ayleen ne réagit pas, atone et observatrice comme à son habitude.

- Ne te fais pas de bile pour Ayleen. Sa famille n'est pas un nid à charognards.

- ESPÈCE DE FILS DE....

Stefan se jette sur Cole. Ce dernier esquive son attaque. Oscar se marre et Liane lui saisit le poignet. Elle le tord, plantant ses ongles dans sa chair. Il reporte son attention sur elle en s'esclaffant bruyamment :

- Décidément je ne suis pas le seul à avoir des problèmes avec ma sœur !

À quelques mètres d'eux les garçons tentent de se cogner mais se ratent, s'esquivent. Liane griffe Oscar plus profondément. L'alcool et la désinhibition font monter l'adrénaline dans ses veines. En réponse à la douleur qu'elle lui inflige, les flammes d'un feu ardent prennent dans ses pupilles.

- Lâche-moi, gronde-t-il. Lâche-moi.

Elle ne se démonte pas.

- Qu'est-ce que tu fous ici ?! aboie-t-il, le ton plein de menaces. Je croyais que nous avions été clairs non ?

- Je suis pas ta fille, je suis pas ta petite copine ! Tu as rien à me dire, tu as aucune emprise sur moi ! fulmine-t-elle.

Il arrive à renverser la tendance, libère son poignet pour enrouler son bras autour de sa taille et la presser contre lui. Sa bouche n'est qu'à un pouce de la sienne.

- Je suis ton frère, souffle-t-il sur ses lèvres.

Elle se cabre et arrive à lui décocher son coude dans son bas-ventre.

- Alors comporte-toi comme tel, lui crache-t-elle en échappant à son étreinte.

Il vacille en arrière. Elle passe sa manche sur sa bouche en grimaçant de dégoût. Stefan tente un dernier coup mais Cole est fluet, rapide. Il se glisse sous lui, saisit un tabouret et tente de le fracasser sur le crâne de son adversaire. Il percute le mur dans le dos de Stefan avec fracas. Autour des deux jeunes hommes le mobilier est devenu un champ de bataille. Stefan hurle de colère. Sa voix grave, portée par la fureur est couverte par celle d'Aude lorsqu'elle clame :

- Assez ! Assez mais bordel assez ! Arrêtez de vous taper dessus, arrêtez de vous auto-détruire ! Regardez-vous, vous étiez amis ! Vous étiez des frères ! Nous étions tous une famille et regardez ce que nous sommes devenus aujourd'hui !

Ils se figent. De lourds sanglots la forcent à bégayer :

- Regardez ce carnage autour de vous...

Des larmes s'échappent de ses yeux, son maquillage coule sur son visage en d'épaisses traînées noires. Elle se tourne vers Oscar et Liane.

- Nous étions le Club de la Cité... c'était qu'un putain de nom mais ça voulait tout dire ! Pour moi ça représentait tout ! Mais vous vous en foutez, vous, vous avez une famille !

Elle les pointe du doigt puis pivote dans la direction des Lucet.

- Vous avez un foyer...

Elle fiche ensuite son regard dans celui de Stefan.

- Vous avez la richesse ! J'ai mis du temps à le comprendre mais ce n'était rien pour vous ce club et vous l'avez détruit, entraînant la destruction de nous tous, de chacun de ses membres, de Bilal et Eddy qui sont partis et ne reviendront plus jamais et la destruction de l'avenir de tous les gosses de la vallée ! Vous le savez ! Vous le savez et moi dans tout ça...

Aude s'effondre. Sa tête glisse entre ses mains. Liane se précipite pour l'étreindre. Les garçons sont bouche-bée. Ayleen ne bronche pas, son regard triste devenant oppressant. Et Oscar se sent étranger à tout cela, fichtrement étranger. Il voit Liane dans les bras de quelqu'un d'autre alors qu'il a encore son odeur sur les mains. Il la voit consacrer son attention à une autre personne que la sienne et il a l'impression de devenir fou.

Il se recule d'un pas, puis de deux. Aude perçoit son mouvement lent. Elle redresse la tête, surprend leurs regards s'apitoyer sur elle, rencontre celui empathique de Liane. Une bouffée d'air chaud lui monte aux joues. Ses jambes semblent vouloir se dérober sous elle mais elle tient le choc. Elle repousse Liane sans douceur, cale ses cheveux derrière ses oreilles et hausse le menton. Les larmes ont séché sur ses joues. Elle rassemble toutes ses forces pour se diriger d'un pas sûr jusqu'à la porte. Oscar la lui ouvre en réalisant une petite courbette.

- Vous êtes pitoyables, lâche-t-elle amère avant de sortir. Tout compte fait, je fais bien de ne plus vous côtoyer. Je croise tant de gens en un jour. Vous n'êtes que des visages flous de plus sur la liste.

Sur ce elle s'échappe, Oscar sur ses talons, un rictus mauvais aux lèvres. 

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