Pièces détachées - Part 1

Pièces détachées

    MARTIN

La vérité, ou comment nous avons tous tué Evan Georgio

La vérité ou comment nous avons tous tué Liane Donarumma

Nous avons défoncé Jacques Georgio

Martin Georgio

Je rature, encore. La vérité est que j'ai mal aux mains et à la tête, que je fixe le tas de feuillets sur le passé de Liane et d'Evan sur mon bureau et que je me trouve pathétique. Que je trouve toute cette mascarade pathétique. Ce n'est pas l'œuvre d'un grand écrivain. Seulement celle d'un perturbé. Pourquoi avons-nous laissé Evan aspirer toute la douleur de sa sœur comme un trou noir ? Pourquoi rejeter toute la faute sur elle, c'est si facile, si rapide, pourquoi ne pas dire ce qui est vrai, qu' Evan est un déviant ?

Evan me fascine. Il l'a toujours fait. Il a cette âme et cette aura des grands esprits incompris, des brillants cerveaux de génie. Je l'ai suivi. Dans ses faits, dans ses gestes, dans ses pensées. Je ne sais pas pourquoi il a dévié ainsi de sa trajectoire. Pourquoi il a fait cette sortie de route inimaginable. 

J'essaye de comprendre. De son intégration à aujourd'hui, j'essaye de comprendre. J'essaye de comprendre, pourquoi a-t-il tout fait foirer ? 

Pourquoi a-t-il tout foutu en l'air ? Il était lancé dans la vie, il était une putain d'étoile, une étoile filante, pourquoi a-t-il laissé sa chance lui glisser entre les doigts ? Je n'aurai pas gâché cette chance, j'en aurai fait un tremplin qui m'aurait propulsé à la même échelle qu'eux, qui m'aurait tiré hors de la fosse des morts vivants comme Liane, je serai arrivé là-haut. Pourquoi ce sont à eux qu'on a tendu les bras ? Pourquoi Oscar est-il tombé amoureux de Liane et pourquoi les autres.... Pourquoi les autres ont-ils chéri Evan ?!

Je jette mon stylo contre le mur. Mes écrits n'ont ni trame ni logique. Ils sont stupides et affligeants comme chacune de mes tentatives de faire mes preuves. Ma voix bourdonne.

- Je veux les impressionner avec. Et s'ils n'adorent pas mes mots alors ils en auront peur, ils en auront peur parce que...

Le bruit ténu d'un moteur en stationnement me coupe net. Je jette un coup d'œil à la pendule surplombant mon bureau. Il est 20 heures. Qui peut bien faire halte derrière le manoir à cette heure là ? D'un geste lent j'éteins ma lampe de chevet, plongeant ma chambre dans le noir. Je me dirige sans un bruit jusqu'à la fenêtre qui donne sur la façade ouest de la maison et la remise. Dans la ruelle que forment les deux bâtiments, séparés l'un de l'autre par environ quatre mètres de gravier blanc, stationne moteur tournant une Clio 3 usée jusqu'à la corde. Elle ronfle dans le silence de la nuit. Je me presse au carreau de la fenêtre, invisible dans l'obscurité. 

Les vitres de la réserve brillent dans la nuit, déversent des ombres jaunes et saturées sur l'allée granuleuse, sur ce bras de cailloux, eczéma fluorescent au milieu du monde noir et endormi. La lampe du porche du cellier est déchirée par une silhouette. Avant qu'elle n'appuie sur l'interrupteur et rende aux ténèbres leur plein droit, je reconnais Liane, cheveux remontés en queue de cheval et veste d'aviateur sur le dos. Nous avons mangé il y a une demi-heure, tôt, pour qu'elle puisse aller se coucher. Je la contemple de mon observatoire contourner le véhicule, s'engouffrer à l'intérieur et faire le mur. Le manoir est à présent éteint, l'allée est sombre, ses écailles de gravier seulement visibles sous les faisceaux des feux stop de la voiture qui doucement, se remet en route. Le ou la conductrice tente de museler le moteur de sa bête en roulant à une allure ridicule avant de la faire rugir dès que le manoir n'est plus qu'une forme sombre dans le lit de la forêt. Fenêtre fermée j'entends la vieille Clio pétarader vers l'inconnu entre les feuillages givrés des arbres.

Je pourrai descendre alerter mes frères. Mes jambes sont lourdes, elles me portent jusqu'à mon lit. Le matelas m'engloutit, j'enfonce ma tête dans l'oreiller froid. La nuit est claire dans ma chambre, je discerne les contours de ma table de chevet. Je tends un bras et en ouvre le tiroir. En réalisant un ultime effort, poussant sur mes coudes pour m'avancer, je me munis de ce que je désirais saisir. Un album des photos que j'ai développées à partir de mon reflex. Je l'ouvre dans le spectre de la nuit. Le visage est toujours pris de loin sur les pellicules, il ne me regarde pas, il fixe toujours autre chose. Souriant, neutre ou perdu dans ses pensées. Dans la rue, devant des maisons, pris de haut sur le parvis du manoir, au milieu de la foule, près du lycée. Il est parfois flou, visible partout, il raconte une histoire. L'histoire des derniers mois d'Evan.

    LIANE

L'hôpital est une masse sombre et muette dans la nuit. Des raies de lumière artificielle filtrent de certains stores baissés. La moitié des chambres sont vides en prévision de sa fermeture prochaine. Je jette un coup d'œil à Aude dans sa voiture qui se les gèle, fenêtre ouverte pour tirer sur sa cigarette. Elle augmente le son de la radio et se trémousse sur un vieux hit de l'été dernier, son portable à la main. Elle est intenable. 

Il est presque 20h30. Les visites se terminent à cette heure précise, mais je ne suis pas une simple visiteuse. Je plisse les paupières et tente de retrouver de mémoire l'emplacement de la chambre d'Illyes Manssouri. Des infirmières font une pause clope en marge de l'entrée des urgences. 

Je m'en approche à pas feutrés. Des ambulances stationnent devant les portes automatiques, moteur éteint. Le groupe du personnel soignant ne fait pas attention à moi, elles sont plongées dans leur conversation où fusent des invectives contre l'État, la région, le monde, l'argent. 

Sans un bruit, je me glisse dans l'hôpital par les urgences. 

La spacieuse salle d'attente est quasiment vide. Un garçon se tordant de douleur pleurniche dans les bras de sa mère. Une femme ivre dessoûle dans un coin, marmonnant dans le col de son pull élimé. Quelques médecins s'affairent derrière les vitres floutées des box. Lorsque je dépasse un des compartiments, mon regard dévie sur le visage blanc, strié de veines bleues et boursouflées d'une jeune fille. Ses cheveux blonds sont disposés en éventail autour de sa tête et de ses yeux clos. Elle est seule, couchée sur la table. J'éprouve l'envie pressante de la secouer, de la réveiller. Je suis finalement chassée par les frottements des chaussures des infirmières contre le lino.

Je m'engouffre dans un couloir sombre, monte quelques marches. À chaque carrefour je veille à ne croiser personne. J'atteins une série d'ascenseur dans ce qu'il me semble être l'aile Est, saute à la volée dans le premier qui m'ouvre ses portes et le somme aussitôt de se rendre à l'étage d'Illyes Manssouri. Le monte-charge ronronne, je croise et décroise mes mains nerveusement au fur et à mesure que je prends de la hauteur. Arrivée au bon palier, mes paumes sont moites.

Certaines chambres des patients sont ouvertes. C'est la fin du repas, le personnel soignant débarrasse les plateaux. Je jure dans mon poing. Impossible de me faufiler jusqu'à Illyes Manssouri. Sa porte est fermée face à deux infirmiers qui patiemment semblent attendre le déluge, affaissés sur leurs chariots. 

Je leur jette des coup d'œil rapides, plaquée contre un mur. La luminosité est basse, poussée à son minimum sûrement par souci d'économie. Je patiente quelques minutes, espérant qu'ils se décident à bouger. Exaspérée je finis par me diriger, courbée, jusqu'à la deuxième portion de couloir de cette unité pour m'insinuer dans une chambre. Son résident est enfermé dans la salle de bain. Je me précipite sur le lit, appuie sur le bouton rouge d'appel d'urgence avant de déguerpir à toute allure. Il ne faut pas plus de quelques secondes pour que les deux infirmiers accourent en poussant leurs chariots, la mâchoire serrée. Je jaillis de ma cachette dès qu'ils ont le dos tourné et carapate, le cœur battant, jusqu'à la porte d'Illyes Manssouri. Cette fois-ci je n'hésite pas une seconde, je m'introduis dans la chambre sans préambule et me catapulte sur son lit. Mes mains percutent ses bras, je les enserre, l'empêchant d'appeler à l'aide avec sa télécommande. Il me paraît plus amoché que la dernière fois. Son visage dépasse de sa minerve, rond et séché par l'épuisement, violacé, bouilli de chair et de croûtes de sang. Ses grands yeux noirs en soucoupe me transpercent, écarquillés d'étonnement. Ses lèvres tremblent, balafrées par les traces d'une coupure profonde à leur extrémité droite. Je plaque ma paume sur sa bouche avant qu'il ne se mette à crier.

Je tergiverse un dixième de seconde : jouer la dure ou tenter de l'apprivoiser en me montrant amicale ? Son regard est celui d'un enfant de trois ans qui seul dans son lit la nuit, a peur du noir. Je suis le démon dans le placard, celui qui vient le manger tout cru. 

Je lâche son bras prudemment, lui caresse la joue du bout de l'ongle avant de prononcer d'une voix douce.

- Tu n'as pas à avoir peur, OK ? Je ne te veux pas de mal. Je ne te ferais pas du mal.

J'enlève ma main de sa bouche et me redresse.

- À part si tu cries.

Et je lui lance un grand sourire.

***

- Tu n'es pas Ismaël Manssouri, on est bien d'accord ?

Silence.

- Pourquoi es-tu ici ? Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

Silence.

- Tu connais Nathan Brebon ?

Immobilité.

- Est-ce que tu sais au moins qui je suis ?

Ma voix est montée dans les aigus lors de dernière question. Je suis une piètre enquêteuse, mon semblant de sang-froid ne m'est pas loyal, il est parti se tapir sous le lit du jeune garçon, désespérément muet.

À chaque bruit, chaque pas, mon corps se tend comme un arc. Je lui lance un regard entendu, mes doigts se crispent autour de la couette. Je suis assez près pour être menaçante, assez loin pour qu'il puisse respirer, m'ignorer. 

- Bien sûr que je sais qui t'es. lâche-t-il soudain.

Sa langue se meut avec difficulté. Les mots sont tirés du fond de sa gorge et s'en extirpent, grumeleux, rauques.

- Tu es la sœur d'Evan.

Ses jambes bougent sous les couvertures. Il tente de se relever sur ses oreillers, de me faire face. La pince de l'oxymètre s'échappe de son doigt et la machine se met à biper. Je tique instantanément et me précipite pour replacer le capteur sur son index. Il a un mouvement de recul, secoué par une quinte de toux sèche. La luminosité est lunaire dans la chambre, elle découpe les formes dans un halo laiteux. Nous n'y échappons pas, chaque centimètre de notre peau dénudée réfléchit l'astre argenté. Je suis une revenante pâle. Il reluit de son teint caramel et du pourpre de ses œdèmes.

- Tu as été passé à tabac ? soufflé-je.

Un sourire édenté, spontané et effrayant, se peint sur son visage. Il grimace de douleur.

- C'est bien pour ça que tu es là nan ? Tu veux pas que je parle à la police alors tu viens m'en dissuader ?

Je demeure interdite. Il lâche un long soupir.

- Mon frère a été hospitalisé mais il est sorti. Il est sorti au moment où je rentrais, quasi-mort. Quasi-mort, tu m'entends ?! Tu diras à ton enculé de petit frère que je prendrais ma revanche quand je sortirai d'ici ! crache-t-il.

- Mais de quoi parles-tu ? m'emporté-je, irritée.

Il marque un temps d'arrêt.

- Tu... pourquoi es-tu ici ? me demande Illyes d'une voix vibrante.

J'avale ma salive avant d'assener :

- Réponds-moi. 

Il croise ses bras devant lui. Il a tout son temps, je le vois dans son regard où perce malgré tout une lueur de peur.

- Ton frère a été vu en train de parler avec Evan lors du bal d'hiver. Dehors.

Son visage revêt les traits de la panique. 

- Tu sais sur quoi ils se sont entretenus ?

- De rien, murmure-t-il d'une voix sèche.

- Je ne te crois pas.

Je me rapproche et pose ma main sur la couette à côté de sa cuisse gauche.

- Tu mens.

- J'ai déjà dit à la police que je ne savais rien, s'alarme-t-il. Je leur ai dit tout ce que vous vouliez que je leur dise. Je le jure. Je n'ai pas parlé d'Evan à la police.

Je lui saute dessus, agrippe son visage tuméfié entre mes mains. Il pousse un couinement vaincu.

- Pourquoi parler d'Evan à la police ?

Il me dévisage, il sent le paracétamol, les produits aseptisants et l'humain fatigué. 

Illyes finit par tirer la langue et lécher ostensiblement ses lèvres abîmées. Mon cœur en tension bondit dans ma poitrine. Je ne peux pas le croire.

- Pourquoi es-tu ici ?

Je cherche ma respiration. Il évite mon regard insistant.

- J'ai été tabassé quasi à mort.

Mes côtes se rétrécissent autour de mes poumons froissés en deux boulettes de papier. 

- On m'a cassé la gueule.

Deux projectiles qui glissent au fond de mon estomac. Je suffoque.

- On m'a passé à tabac. Il m'a passé à tabac. Je lui ai parlé le soir du bal d'hiver. C'était moi, pas mon frère. Je l'aimais bien. Il était seul. On a discuté de tout et de rien. Puis je suis rentré me prendre un truc à manger, pour lui et pour moi. Quand je suis revenu dehors je l'ai vu disparaître au coin de la rue. Je l'ai suivi. J'avais rien d'autre à foutre. Il a tracé jusqu'aux bois. Il s'est enfoncé dans la forêt. J'ai continué à le suivre.

Il me met sous pression, me soumet au suspens foireux qui transpire de chacun de ses mots. J'aspire mes lèvres, je les mords, je croque dans la chair.

- Sans bruits, on a marché pendant longtemps, très longtemps. J'étais perdu mais lui il savait où il allait. Il ne perdait jamais son cap, fonçant tout droit devant lui. Au fur et à mesure j'avais quand même l'impression qu'il se tendait.

  Mes petites peaux roses s'imbibent de sang.

- Qu'il devenait nerveux. Dans le clair obscur je voyais ses épaules se dresser. Dans le silence on a tous les deux entendu mon pied lorsque je me suis pris une racine.

Il fige ses pupilles noires de colère dans les miennes. Je me dérobe à son emprise visuel, tentant de capter celle de la lune, immobile dans le ciel sombre. En contre-bas il y a Aude qui m'attend, dansant sur son siège de voiture. En bas il y a le monde, vaquant, vaquant sans Evan et soudain je le déteste. Je le déteste d'agir ainsi.

- Je suis tombé de tout mon long. J'ai vu un flash de lumière et le visage d'Evan comme dans un phare de bagnole, effrayant. Je lui ai souri. J'ai voulu parler. Il m'a foutu son poing dans la gueule. Il m'a sauté dessus. Il m'a assommé de coups, me battant, me balançant son pied dans les côtes et le ventre et le nez...

Sa voix déraille, il humecte ses lèvres douloureuses, passe un doigt sur la sueur qui coule de ses joues et sur les sutures suintantes de son arcade sourcilière. Je ne peux pas le croire.

- Je ne dirai rien à la police. Je le jure. J'ai dit que je savais pas qui c'était qui m'avait cassé la gueule. J'ai déjà dépensé un peu de l'argent de toute façon...

- Quel argent ? le coupé-je d'une voix étranglée.

Il me dévisage, désarçonné.

- Bah... celui que ton frère là, celui, celui qui...

Il cherche ses mots. Je n'ai pas besoin qu'il me décrive de quel frère il s'agit. Bordel. 

J'harponne son regard, le noie dans la houle qui fait chavirer mes pupilles.

- Tu parles, tu-es-mort.

Agacé de se faire menacer ainsi et visiblement n'ayant pas compris la leçon, Illyes me crache au visage :

- Je suis à votre merci autant que vous êtes à la mienne ! Un mot et l'avenir de votre petit frère mourra en prison ! J'dis un mot, j'ouvre la bouche une fois et la sécurité arrive et te fous dehors, et en prime je dirais que tu m'as cogné comme ça tu te feras embarquer par les flics !

Il me désigne le sang qui coagule sur son arcade sourcilière. Je le saisis par le col de son sweat, en furie.

- Si tu as accepté cet argent c'est que soit tu es une mauvaise personne, soit tu as quelque chose à te reprocher ! Alors fais pas le malin et n'inverse pas les rôles. Ici, c'est moi qui pose les questions. Ne l'oublie pas !

Ses bras battent l'air, tentant de m'échapper. Il s'épuise rapidement et se laisse retomber contre les oreillers, paupières closes, visage ratatiné sur lui-même. Sa bouche bouge lentement, s'entrouvre à peine lorsqu'il siffle :

- Enfin Evan semble en avoir pris aussi pour son grade dans ce bois.

Ma respiration s'emballe. Un instant ma vue se trouble. Je voudrais l'enjoindre à parler mais je ne peux plus prononcer un mot. L'effroi a fondu en cendres dans ma bouche.

- C'est ma seule satisfaction. Il a payé lui-aussi et je remercie le type qui lui a mis une branlée. C'était peut-être le gars qui l'accompagnait quand je l'ai vu.

Un sourire narquois se dessine sur le visage de ce gosse, de ce gosse pervers, drogué à la douleur, à la rancune, au goût du sang, à la loi du plus fort.

- Je l'ai vu sur un lit d'hôpital le soir du bal d'hiver. Je l'ai vu avec le prof de philo, là, Monsieur Antonin.

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