Le goût du fer - Part 8
OSCAR
Il gratte les cordes de sa guitare doucement, presque langoureusement. Le soleil tape sur ses cheveux bruns et se reflète dans les lunettes de Stefan. Les verres sur ses yeux se transforment en deux miroir sans tain, vitreux. Il ne sait pas ce que pense son compagnon, il ne sait pas ce qu'il se passe derrière cette barricade mais il compte bien l'apprendre. Il veut tout savoir, tout savoir sur ce que faisait Liane et lui, les petits secrets qu'ils se soufflaient, les caresses qu'ils se donnaient.
La corde qu'il grattait grésille entre ses doigts. Il l'a pincé trop fort.
- Fausse note. murmure Stefan.
Oscar acquiesce en haussant les sourcils et reporte son regard sur la vallée ensoleillée qui s'ouvre sous leurs pieds. Le lycée est silencieux dans leur dos.
- Tes parents vont pas t'engueuler s'ils apprennent que tu sèches ?
Stefan demeure immobile, plongé dans la contemplation des brins d'herbe qui se balancent dans la brise fraîche. Plus loin les sommets font de l'ombre au monde.
- Tu as vu que Liane séchait ? Tu sais pourquoi ? Ça se passe bien à la maison ?
Oscar pose sa guitare à côté de lui, aplatissant un tapis de trèfles. Il déroule ses jambes devant lui, s'appuie sur les coudes et offre au soleil son visage bronzé même en hiver. Stefan observe son profil fier qui se découpe dans la luminosité aveuglante, l'assurance exaspérante qui suinte de tous les pores de son être. Il a envie de le frapper pour s'être foutu ainsi de lui, mais il reste calme.
- Tu sais avec Liane on ne se parle pas trop. En vérité elle m'est plutôt étrangère. Depuis le premier jour où elle est arrivée dans la famille.
Stefan boue de l'intérieur. Menteur. Menteur. pense-t-il si fort que le mot semble cogner à la porte de ses lèvres.
- Elle est spéciale cette fille. dit Oscar en lui jetant un regard, les yeux plissés par le soleil, un sourire goguenard aux lèvres. C'était pas bizarre votre relation ? Genre je veux dire elle crise pour rien, elle a du mal dès qu'on la touche alors quand vous... quand vous faisiez tu vois....
Stefan vire au cramoisi. Je vais le tuer.
- On a pas fait la chose. s'étouffe-t-il de colère. Je la respecte.
Oscar aurait pu s'étrangler dans un rire de soulagement. Il se contient, lâche un long soupir, passant à côté de l'animosité palpable de son copain.
- Ah... bon.
- Et toi ? Lâche Stefan. Toujours puceau ?
Oscar avale sa salive de travers, se penche sur le côté pour reprendre sa respiration, crachotant à côté de sa guitare, luisant au soleil. Il se reprend en partant dans un rire grave. Si tu savais mon pote.
Les deux garçons demeurent quelques minutes silencieux face à la crevasse éblouissante que forment le vallon et la ville, nichée en son sein, pelotonnée contre lui comme un nourrisson auprès de sa mère. Les toits sont gris, perdent leur couleur, les antiques fermes en ruines côtoient les habitations plus récentes, les quartiers pavillonnaires sans cachet. Ce patchwork urbain débridé leur fait penser tout deux au monde et à ses couches de génération qui ont coulé les unes sur les autres, moulant dans la lave et les cendres les précédentes, moulant dans l'éternité leurs erreurs et leurs guerres, leurs amours et leurs échecs. Ils ne peuvent que penser qu'un jour ils seront réduits à cela à leur tour, que leur héritage ne se résumera plus qu'à des discours assommants que leurs enfants et leurs petits-enfants piétineront en se gaussant. Ils sont là au sommet de la colline et quoiqu'ils fassent il n'y a que le grand oubli qui les attend au bout. Oscar sourit amèrement. Il se met à penser comme Liane.
Un moteur perce la quiétude assourdissante de cette fin de mâtinée. Une 4L de collection remonte les pentes à toute vitesse. Oscar observe la boîte rutilante s'approcher d'eux. Il saute sur ses pieds. Qu'est ce que Dimitri fout là ?
Il époussette son pantalon, un courant froid le traverse. Stefan le regarde faire de ses yeux vides.
- On se voit ce soir comme hier ? Lui propose Oscar en attrapant sa guitare. Je ramènerai un remontant.
Stefan acquiesce et alors qu'il le suit des yeux s'éloigner, il grince entre ses dents, un rictus aux lèvres :
- C'est ça, enfonce-toi tout seul.
Oscar dévale la pente jusqu'au parking en bordure du lycée. La sonnerie de la pause midi retentit et le géant se réveille. Les élèves qu'il enfermait se libèrent, rangent les chaises, descendent les escaliers comme s'ils tentaient d'échapper à quelque chose ou quelqu'un. Les clameurs de leurs discussions se répercutent avec les roulements des camions dans la vallée.
Il plisse ses yeux, la luminosité est tellement forte. Il voit une forme descendre de la voiture suivie d'une autre aux mouvements saccadés. Oscar tape sur l'épaule de Dimitri. Son frère se tourne vers lui.
- Qu'est-ce que tu fais là ?
Dimitri lui lance un large sourire, un de ses sourires éclatant et prétentieux dont il a le secret. Une forme bouge à sa gauche, tente de s'échapper mais il la retient par la manche de son manteau. Liane apparaît dans le champs de vision d'Oscar. Ses longs cheveux encadrent sa moue boudeuse, cette moue presque enfantine, qui le fait toujours rire de tendresse.
- Salut Lee. dit-il en lui souriant.
Ses pupilles grises zébrées d'éclairs de colère se fichent en lui, le dissuadant d'ajouter un quelconque traître mot.
- Liane a décidé de se mettre à sécher les cours. J'ai reçu un message du lycée ce matin à 8h30 pour me dire que mademoiselle n'était pas en cours.
Elle se tourne vers lui et l'invective, lui crachant presque au visage :
- Depuis quand tu reçois ces messages ?
Dimitri la contemple du haut de son mètre 80 et lui tapote la tête. Elle fait un pas en arrière, en rage.
- Depuis que c'est moi qui tient les rênes de cette famille, sœurette. Grand Pa' et Grand Ma' sont à leur cure. Je leur ai dit de rester un peu plus. Les rhumatismes de Grand Ma' ont du mal à passer. Je ne veux pas qu'ils rentrent sans être complètement soignés.
Il frappe dans ses mains.
- En attendant il faut bien que quelqu'un décide. Je suis majeur et l'aîné. Ça me semble logique.
Oscar croise les bras, sa guitare à ses pieds. Dimitri ne le contrôlera jamais, il le sait. Mais s'il veut s'amuser à exercer ses pouvoirs d'autorité sur Paulo, Jacques et Martin, grand bien lui fasse. Il louche lourdement sur Liane pour lui faire comprendre : celle-là est à moi. Ne l'oublie jamais.
La jeune femme s'est déconnectée de leurs paroles futiles. Elle reste concentrée sur la forme de Stefan qui à grands pas s'approche d'eux. Il la dépasse sans un regard, serre la main de Dimitri et tape dans le dos d'Oscar. Un éclair ennuyé traverse ses yeux. Liane en reste bouche-bée. Depuis quand ces deux-là sont redevenus amis ?
- Tu...
Elle s'apprête à leur faire une remarque mais se ravise, préférant s'acharner sur Dimitri.
- Reviens encore une fois me chercher et je te pète les dents, je te défigure, tu m'as comprise ? Je ne t'appartiens pas. Tu veux que je fermes ma bouche ? C'est ma condition, tu me laisses faire ce que je veux de ma vie...
- C'est vrai ça, Dimitri mon chou, le patriarcat c'est old school. Il faut vivre avec ton temps.
Liane fait volte-face vers la voix féminine qui vient de s'élever dans son dos. Aude s'immisce dans le groupe, juchée sur ses talons, son rouge à lèvres rouge pétant dessinant un sourire provocateur sur son visage. Elle passe son bras sous celui de Liane, ses yeux de biche détaillant les garçons un à un. Oscar et Stefan la toisent avec méfiance tandis que Dimitri roule les yeux au ciel.
- Sinon tu vas finir par être dépassé et tu vas finir comme Harvey Weinstein, un vieux pervers délaissé de tous et lynché.
- Je ne vois pas le rapport, siffle Dimitri.
Aude le contemple quelques secondes, souriante avant d'assombrir ses traits et de lâcher d'une voix de couleuvre :
- Oh si, tu le vois. Tu vois très bien de quoi je parle.
Elle pose une main sur sa hanche avant d'ajouter :
- Et c'est pour cela que tu vas laisser ma gentille Lee tranquille.
Leurs regards luttent violemment. Aude finit par ignorer Dimitri, le chassant de son attention d'un geste de la main. Elle canalise sa verve sur Stefan et Oscar demeurés immobiles depuis son arrivée, le premier non-concerné par cette mascarade, le deuxième ne lâchant pas les deux jeunes femmes du regard. Il n'est pas passé à côté de la complicité qui a éclos entre sa sœur et sa machiavélique amie, cette aura de puissance et de confiance qui s'est diffusé sur le visage de Liane. Elle l'ignore royalement et il n'aime pas cette expression présomptueuse sur son visage, l'éclat de l'aplomb dans ses yeux.
Aude coule un regard mielleux à Stefan avant de minauder :
- Stefanou, ça fait un bail que l'on ne s'est pas vu ni parlé dis-moi. Il faudrait que l'on rattrape ce temps perdu.
Le regard du jeune homme navigue entre elle et Liane. Il essaye de ne pas paraître abattu même si le moindre contact visuel avec cette dernière le brise en mille morceaux.
- Peut-être, souffle-t-il pour ne pas blesser Aude.
- Super ! s'enchante cette dernière.
- Liane pourrait venir aussi. Avec Oscar, propose-t-il en se tournant vers son compagnon.
Ce dernier ouvre de grands yeux incrédules puis part dans un rire cocasse. Liane le fusille du regard.
- Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, murmure-t-elle.
Les lèvres d'Aude sont pincées, presque blanches. Tandis que son amie tente de rattraper le coup, elle fulmine de l'intérieur.
- Si, je pense que c'est une bonne idée. Lui rétorque Stefan d'un ton piquant. Oscar m'a dit que vous ne parliez pas trop à la maison. C'est ton frère pourtant. Il serait peut-être temps de faire de votre relation quelque chose de normale.
Liane vire au vert. Dimitri éclate d'un rire moqueur avant de s'engouffrer dans sa 4L et de faire rugir le moteur. La voiture trace sur le parking entre les lycéens qui s'écartent en poussant des cris de frayeur. Aude en profite pour s'engouffrer dans la brèche laissée par le mutisme de Liane :
- De toute façon j'avais pensé qu'on aurait pu aller en ville, au théâtre, et je n'ai que deux places...
- C'est terminé Stefan, murmure Liane d'une voix rauque.
Il passe son bras sur l'épaule d'Oscar, lui assène plusieurs claques amicales. Son frère a un sourire stupide sur les lèvres.
- C'est pas terminé, souffle-t-il, le ton caverneux. Tu le sais, ça se terminera quand je l'aurai décidé.
Liane blêmit alors qu'Aude lui lance un regard mi-interrogateur, mi-exaspéré et que Stefan entraîne Oscar loin d'elles. Serrant son ex-ami contre lui, il lâche d'une voix insondable :
- On va faire une soirée. Une putain de grosse soirée.
Oscar acquiesce. Les soirées de lycéens sont toujours le théâtre des plus gros mélodrames, le lieu et l'heure des règlements de compte, des dérapages, des abus. Stefan aime encore trop Liane pour se venger d'elle. Mais ça viendra, pense-t-il, ça viendra.
LIANE
- Il va falloir que tu fasse en sorte qu'il te déteste !
- Pas besoin de cela, il lui faut juste un peu de temps.
Je remonte le parking jusqu'à l'arrêt de bus, poursuivie par Aude, dans tous ses états.
- Il est encore transi d'amour pour toi, la seule solution pour qu'il t'oublie c'est de combattre le mal par le mal ! Tu dois le blesser !
- Je l'ai déjà fait, sifflé-je sans lui jeter un regard.
Elle essaye d'attraper ma main. Je respire bruyamment, contenant mes émotions.
- Et bah remue le couteau dans la plaie, il est dingue de toi, ça se voit ! Tu n'as peut-être pas l'habitude Liane chérie que les hommes te pourchassent comme des vampires en manque de sang mais crois-en mon expérience...
- Je sais qu'il m'aime encore ! hurlé-je. Je sais que je hante son esprit ! Que je hante le tien, et celui de mes frères et que tout le monde cherche à me maîtriser, à m'avoir dans son camp, mais LÂCHEZ-MOI bordel !
Aude s'arrête dans son élan, ses deux yeux se rétrécissent en fente. Elle tente de m'analyser et je soupire.
- J'ai plein de choses auxquelles penser plutôt qu'à vos mascarades et vos envies, plein de choses beaucoup plus importantes, des mystères à percer, garantir la stabilité de ma santé mentale dans ce monde de dingue et retrouver mon petit frère disparu ! explosé-je.
Mes derniers mots frappent Aude de plein fouet. Elle vacille sur ses talons. Affolée, je regarde autour de moi si quelqu'un nous a entendues. Personne ne nous prête réellement attention. À intervalles irréguliers, quelques garçons débordant d'hormones reluquent Aude de haut en bas sans qu'elle ne s'en préoccupe.
Elle saisit ma main et m'entraîne sur le côté, à la lisière de la forêt.
- Ton petit frère a disparu ? souffle-t-elle doucement.
Une crise de larmes prend forme dans mes poumons, enfle dans ma gorge. La voix brisée je lui avoue la vérité :
- Oui, il n'est pas revenu après le bal... je... mes frères y sont pour quelque chose. Ils me rendent folle, cette maison est une maison de fou, tu dois m'aider...
Ses bras s'enroulent autour de moi. J'enfouis ma tête dans sa chevelure brillante et parfumée. Deux énormes larmes s'échappent de mes yeux et s'écrasent sur son épaule. Elle me berce en me caressant les cheveux. J'ai fermé mes paupières.
- Lé lé la, calme-toi. Pourquoi n'es-tu pas allée signaler sa disparition à la police ? me demande-t-elle doucement.
Elle m'écarte d'elle pour me glisser un mouchoir. M'essuyant le visage, tentant de reprendre le contrôle de moi-même, je murmure d'une voix tremblante :
- Je n'ai pas confiance en eux. Regarde ce qu'ils ont fait au réseau de drogues cet été, ou regarde plutôt ce qu'ils n'ont pas fait, regarde ce qu'ils ont fait au Club de la Cité, la dernière fois que j'ai vu des flics, ils tentaient de me ramener en hôpital psychiatrique. Evan est quelque part, peut-être en sécurité mais il est loin de moi.
- Alors il n'est pas en sécurité. souffle-t-elle.
J'acquiesce.
- Et tu penses que tes frères y sont pour quelque chose ? Ils ne veulent rien te dire ?
- Rien. reniflé-je. Je sais qu'ils sont impliqués et malgré que je les déteste, je ne veux pas qu'ils aillent en prison. Je veux aussi être celle qui décidera du moment de leur chute, je veux que cela me revienne.
Elle me dévisage, ne semblant pas effrayée par la fièvre qui me consume, par l'éclat de la fureur qui m'aveugle.
- Bon... lâche-t-elle. Je crois qu'on peut tirer parti l'une de l'autre.
Nos regards se croisent. Le sien pétille. Je durcis mes traits. L'ouragan est passé et les larmes sèchent sur mes joues en des craquelures.
- Protège-moi de Dimitri. Emmène-moi où je veux et je te livrerai Stefan, je te le promets. Je te le réduirai en cendres s'il le faut pour que tu puisses le faire renaître, à ta façon, pour toi.
Un grand sourire illumine son visage.
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