Le goût du fer - Part 7

LIANE

Martin est un benêt courageux. Mine de rien, m'avouer la présence de cette photo est un acte de bravoure digne des grands récits de l'Histoire. Je ferme les paupières et je vois Evan, innocent, endormi sur un lit, seul.

Que fait-on de sa peur du noir ? De ses violents cauchemars ? Que font-ils de ses angoisses nocturnes, de ses pensées adressées à nos parents, de ces minutes où leurs morts nous ravagent comme des boulets de canon ?

Et que font-ils de cette reconnaissance que la vie nous a donnée, construits et bercés tous deux dans le même ventre, qu'en font-ils, de quel droit me le retirent-ils, cet amour naturel qui s'exerce sans réfléchir et ne fait que gagner en puissance au fil des jours qui passent ?

Que font-ils de ces regards de connivence que nous seuls pouvons comprendre, de cette complicité qui nous a tenu debout les premiers mois ici, de nos souvenirs qui tissent une toile élastique et incasable entre nos deux mémoires ?

Ils me pensent stupide. Naïve, comme Martin. Il n'a rien voulu me dire de plus à propos de la photo. J'ai bien essayé de le faire parler, il savait forcément des choses. Comment s'était-il procuré cette photo ? Qu'est ce qu'elle voulait dire ? Savait-il où était Evan ? Il le savait.

Je lui ai asséné de grandes claques, tonitruantes, poussé dans l'ombre, recroquevillé sur lui-même, parle, vas-y, parle ! Il n'a rien dit. Lorsqu'il a commencé à saigner de la commissure des lèvres, j'ai arrêté.

Ce matin, lorsqu'il est descendu, ses joues étaient boursouflées et un hématome violet commençait à onduler au coin de sa bouche. Ils l'ont regardé, se sont regardés les uns les autres. On s'est dit qu'il s'était frappé tout seul, pour s'endurcir, parce qu'il était stupide, qu'il avait besoin d'attention et que c'était un suiveur. Je lui ai préparé des tartines au chocolat pour me faire pardonner. Il les a avalées sans broncher. Nous savons tous qu'il n'est capable de rien et que rien peut parfois vouloir dire tout. Martin n'a jamais été un exemple de constance, il pourchasse les modèles de la société auxquels il veut tant appartenir. Un Paulo caché dans l'âme.

Je ferme les yeux et je vois Evan endormi sur un lit de fer encastré entre deux murs en bitume. Il est là, immobile dans le sommeil, vulnérable, beau, fragile. Les larmes bouillent à mes pupilles. Il est vivant. Pas enterré au fond de la forêt comme mon cerveau l'a pensé des dizaines de fois depuis avant-hier.

L'autobus grimpe la côte. Un instant nous sommes au-dessus de tout, des toits des maisons, de la vallée, de la voie ferrée en friches et de la départementale qui convoie l'unique dynamique de cette région : les aller-retours des travailleurs sonnés et les lignes commerciales de camions reliant le pays à l'étranger. Cet axe de la mondialisation nous scarifie sur toute la longueur, coulant dans les cicatrices, des cargaisons filantes de pétrole, produits chimiques, électronique, pièces détachées, conduits par des hommes au service de géants.

Le ciel se réveille et accouche à travers les rayons sanguins du soleil, de nuages en forme de monts de lumière. Rouge. Des monts de lumière rouge, qui bandent les vitres du bus, se reflètent dans les verres des lunettes, sur les fils blancs des écouteurs. L'autobus grille le feu. Un concert de klaxons énervés nous poursuit jusqu'à ce que nous surgissions sur le plateau grouillant du complexe scolaire. Je saute de mon siège et descends la première. Aude a accepté de couvrir mes absences en cours aujourd'hui. Alors que je redescends vers la ville à travers les sentiers de la forêt, la journée s'étire devant moi, immense, inconnue, plastique. Le silence bourdonne à mes oreilles. Les habitations vidées de leur main d'œuvre, partie courir après d'autres horizons, pleurent dans les parois lumineuses de ce grand jour. Les cités décongèlent et déjà, huit heures, l'odeur épaisse de la beuh flotte entre les immeubles cornés comme des feuilles de papier dans l'engelure incandescente du ciel.

Les fumées des avions dessinent des courants marins dans le ciel lorsque j'atteins l'hôpital, calme en ce début de matinée. Les services se vident petit à petit. Bientôt il devra fermer par manque de personnel. Notre campagne deviendra ce vers quoi elle tend depuis déjà plusieurs années, depuis l'aube de ce nouveau millénaire : une zone grise délaissée où l'on n'aura rien trouvé à exploiter d'autre que la santé mentale de ses habitants.

Les démons ne te contrôlent pas, la dépression ne te contrôle pas, la démon-pression ne te contrôle plus... me murmuré-je en marchant d'un pas décidé vers l'hôpital. La combinaison blindée que je me suis tissée me trempe dans un état de déconnexion constant, j'ai l'impression d'être hors de mon propre corps, que cette vie et le courant qu'elle prend n'est qu'une immense illusion de mon cerveau.

Lorsque j'entre dans le hall du centre hospitalier, que l'odeur aseptisé qui le sature se frotte à mes narines, je suis bouleversée par un sentiment d'étourdissement. Éclairs de lumière aveugle, brouillés de sons tenus et diffus de machines qui captent les sucs de vie, les cataloguent.

Je prends ma tête entre mes mains. L'odeur du bitume mouillé, du goudron chaud qui accueille la pluie humide, le goût salé et cuivré du sang, celui rouillé de mes lèvres crevassées.

Toutes les couleurs déchirées de ma mémoire, fumantes dans le blanc acide des murs de l'hôpital psychiatrique me reviennent, lisses et brillantes, neuves, comme si c'était hier, que je me faisais du mal, à douter de ma propre existence, que je me suis taillée jusqu'à ne plus avoir la force de respirer, que je me suis déchirée, écartelée pour trouver ma place dans ce monde en décalage.

Je prends une profonde inspiration. Puis deux, puis trois et je me concentre sur le mouvement lent et régulier de mon abdomen, me forçant à respirer à l'endroit, par l'estomac. Le visage d'Oscar chasse dans ma tête mes souvenirs de terreur. Ses pommettes hautes et illuminées de sourires, la caresse de son nez contre le mien et ses boucles fraîches sur mon front. Je sens presque ses mains tièdes, calmes, posées sur mon abdomen, réduisant l'étau de mes côtes en me parlant doucement, suivant les instructions des exercices de sophrologie qu'il passait des heures à éplucher, mon corps allongée dans ses bras en pleine nuit, croyant que je dormais.

La peau de ses traits se tend soudain, virant au cramoisi et un éclat fauve traverse ses yeux. En ébullition il me tient par la taille, me soumet, m'emprisonne dans son étreinte, un sourire doux sur les lèvres mais des veines écarlates dans le regard. Ce sont mille et une secondes qui me reviennent à l'esprit, faites de gestes prompts, anodins, où il replaçait la position de mon dos, de mes mains le long de mon corps, où il me disait comment m'habiller, m'enjoignait telle ou telle chose, pour mon bien, me formatant petit à petit en une Liane qui ne lui faisait pas peur, une Liane dont il pensait avoir bridé les états d'âme, éteint le feu de la colère et de la tristesse.

Je secoue la tête de haut en bas. Les paupières à-demi closes je me précipite à l'accueil avant de faire machine arrière, pressée par une forte envie de vomir. L'hôtesse m'observe, dissimulant à-moitié sa méfiance. Je lui lance un grand sourire avant de débiter :

- J'aimerais voir Ismaël Manssouri.

- Seule la famille est autorisée à lui rendre visite. assène-t-elle, sans appel.

Je prends un air tourmenté.

- Mais... mais je suis sa sœur. Enfin sa demi-sœur. Je n'ai pas vu mon petit frère depuis qu'il a été hospitalisé. Je me fais du souci pour lui.

Elle me détaille du regard, s'attarde sur mon teint hâve puis jette un coup d'œil à l'écran de son ordinateur.

- Il n'y a pas d'Ismaël Manssouri pris en charge ici mais un Illyes Manssouri. J'imagine que vous êtes tellement bouleversée que vous avez aussi oublié en plus de votre justificatif d'identité, le prénom de votre petit frère ?

Je la fusille des yeux en aspirant mes lèvres. Illyes ? Nathan m'aurait-il menti ? Confuse, je m'éloigne du bureau sous le regard suspicieux de la réceptionniste. Je m'adosse à un des murs du hall de façon à pouvoir la scruter en secret. Elle semble peu passionnée par son travail et attrape à la volée n'importe quel prétexte pour y échapper : vibrations de son portable, collègues qui traversent devant elle l'accueil désert et se font automatiquement alpaguer, sorties de visiteurs et pauses cigarettes. Dès qu'elle s'éloigne de son secrétariat, je balaie des yeux le hall désert et m'élance le cœur battant jusqu'à son ordinateur. L'écran est allumé sur le serveur ouvert, je consulte les fiches, de la sueur coulant dans ma nuque. Ma main droite sur la souris fait défiler le curseur jusqu'à l'onglet M, Manssouri. Illyes Manssouri est inscrit dans le registre. Je fronce les sourcils, retient le numéro de la chambre et garde les interrogations qui se bousculent dans ma tête pour le gamin que je vais surprendre dans sa cellule d'hôpital.

Je prends soin d'effacer mon passage sur l'ordinateur. A l'écoute des pas lourds de l'hôtesse qui revient en fredonnant du Jacques Brel avec une voix de casserole, je m'échappe jusqu'aux escaliers. Je disparais derrière la porte battante et les gravis quatre à quatre. L'adrénaline injecte des ondes agréables d'excitation dans mes muscles chauds. Arrivée au bon étage, je m'accorde quelques secondes pour m'orienter. Il ne semble pas y avoir âme qui vive dans ce foutu centre médical. Parfois parviennent à mes oreilles le chuintement des chaussures des infirmiers, le râle d'un patient, le soupir d'une seringue, les battements des machines. La respiration hachée, je me dirige vers le couloir qui m'indique la chambre d'Illyes Manssouri. Mon cœur semble se décrocher de ma poitrine pour tambouriner dans mon estomac lorsque je m'arrête à la hauteur de sa porte. Je me force à inspirer doucement, le poing levé, prêt à toquer puis me ravise et pousse la poignée sans autre préambule.

La chambre est baignée par le soleil cinglant dans le ciel livide. Le blanc de l'aseptisation agresse mes yeux. Je plisse mes paupières et mon regard dévie sur la couette bleue qui recouvre la forme mince d'un garçon, prostré dans son lit. Sa peau est brune, un peu plus sombre que celle d'Oscar. Ses yeux sont deux globules noirs, en orbite au dessus de son nez aquilin. Ses joues revêtent des cicatrices tuméfiées, l'arcade de son sourcil gauche se remet doucement d'une vilaine entaille et il a un bras dans le plâtre, une minerve autour du coup. La surprise et l'inquiétude explosent dans ma tête. Quel lien existe-t-il entre cet adolescent vraisemblablement passé à tabac et mon petit frère ?

Je bégaie quelques instants, m'apprête à parler lorsqu'il hurle d'une voix stridente en se cachant le visage :

- Ne me fais pas de mal, s'il te plaît !

Je contemple, incrédule, ce jeune garçon recroquevillé contre sa tête de lit, effrayé par ma présence. L'envie de rire pourrait presque me faire craquer si mon œsophage n'était pas enflammé par le goût âcre de la bile. Je finis par m'étouffer, empêtrée dans ma respiration saccadée. Il me regarde par les interstices entre ses doigts plaqués sur son visage.

- Tu es Illyes Manssouri ? Finis-je par prononcer d'une voix rauque.

Il reste aphone.

- Où est-ton frère, Ismaël ? Je sais qu'il a fait un coma éthylique !

Nouveau silence. Ma langue me semble enfler dans ma bouche comme des poumons qui se gorgent d'eau. J'allais me précipiter à son chevet, prête à lui écarter les mains du visage lorsque la porte s'ouvre soudain dans mon dos. Je me retourne, livide, préparée à faire face à n'importe qui, sauf à....

Ses bras puissants encerclent mes épaules avant que je n'ai pu lever un doigt. Il écrase ma tête contre son torse. L'odeur capitonnée de son eau de Cologne emplit mon nez, gratte ma gorge, le textile de son manteau à trois cent euros contre ma joue, près de mes dents serrées. Je me débats alors que l'hôtesse d'accueil se met à me réprimander de sa voix insupportable et que Dimitri, les traits fermés et autoritaires, lui aboie de se taire.

Il attrape mon menton entre ses immenses mains, taillées dans du marbre à l'instar de son corps, travaillé à la salle et sculpté minutieusement par son goût de l'effort. Son regard brûlant, liquoreux, se fond dans le mien, étourdit mes sens, me réduit à sa merci. J'essaie de me dégager de son emprise, en vain. Il me souffle son haleine d'after-shave au visage lorsqu'il prononce d'un ton mielleux :

- Petite sœur, tu t'es perdue ? Tu as voulu sécher le contrôle de maths et tu es venue te réfugier ici, dans ton ancien chez-toi ?

Il se tourne vers l'hôtesse cramoisie, et m'emporte dans son élan comme si je n'étais plus qu'une poupée de chiffon dans ses bras. Je touche à peine le sol.

- Veuillez excuser mais ma sœur a été plusieurs fois hospitalisée pour des troubles psychiatriques. Elle a toujours eu de la sympathie pour les hôpitaux, elle y trouve un refuge, vous comprenez ?

La réceptionniste marmonne des remontrances à mon égard. Dimitri soupire sans me jeter un regard de plus. Il a bloqué ma tête entre la paume de sa main gauche et son bras droit, plaqué sur mon dos. Mon champs de vision se rétrécit aux angles de sa mâchoire contractée, retroussée sur ses dents blanches. Les miennes aspirent le revêtement de son manteau, le presse entre les canines. Il balaie de son coude l'hôtesse et me traîne hors de la chambre. Je pousse ma pupille droite à l'extrémité de son orbite pour jeter un ultime regard à Illyes, un regard qui veut dire je reviendrai.

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