Le goût du fer - Part 5
LIANE
La maison des Brebon est une haute bâtisse sortie d'une autre époque. Elle est construite à flanc de colline, long domino fissuré encaissé entre deux habitations à la même allure. Les toits rasants des pavillons écroulés les uns sur les autres, prenant appui sur les reliefs en méandres de la vallée, donnent l'impression que ce quartier coulisse le long de la montagne en un immense serpent de tuyaux et de pierre. Leur existence ne semble tenir qu'à un fil, qu'à la simple volonté sibylline du puy qui a vu ces constructions de fer sourdre à ses portes et pourrait les rendre à la terre d'un soulèvement.
Je pousse le portail, traverse l'étroite bande de jardin en friche qui longe la maison puis toque à la porte en verre dépoli. Elle s'ouvre sur la mère, crinière brune, enroulée dans une couverture aux mailles épaisses. Lorsque l'air froid du dehors s'engouffre dans le couloir, elle frisonne, le regard rivé à l'horizon brumeuse.
- C'est pour ?
- J'aimerai voir Nathan. soufflé-je. J'avais prévenu votre mari que je devais passer chercher les devoirs de mon frère qui est dans la même classe que votre fils.
Ses yeux cerclés de cernes et de traits de crayon épais me dévisagent de longues secondes, suspicieux. J'affiche un sourire timide, tentant de paraître détendue et naturelle, comme s'il n'y avait aucun enjeu. Aucun problème.
- Il est pas là mon mari.
Je me retiens de lever les yeux au ciel.
- Et Nathan ? lâché-je du bout des lèvres, la gorge serrée.
Il lui faut quelques secondes avant de me répondre en acquiesçant. Puis elle s'efface et je pénètre dans l'entrée. La baraque est étriquée. Il y fleure l'odeur entêtante de la cigarette électronique à la barbe à papa. Des bougies éclairent le papier-peint démodé des murs, donnant à nos ombres multiples des allures de reflets de boule à facettes.
- Il est à l'étage. soupire-t-elle. Nathan ! Descend, tu as de la visite !
Un prompt silence accueille ses mots puis un craquement se fait entendre à l'étage, celui d'une poutre, celui de pas, qui se propage jusqu'à l'escalier. Des pieds calés dans des pantoufles aussi trouées qu'une passoire apparaissent dans mon champ de vision. Nathan lève la tête et les boucles de ses cheveux blonds balaient son regard. Derrière ses lunettes, ses yeux curieux m'observent. Je tousse pour m'éclaircir la voix, les joues incandescentes sous le regard inquisiteur de la mère. J'expose l'objet de ma venue. Le garçon secoue la tête avant de me pointer du doigt le palier supérieur.
- Monte dans ma chambre, j'ai tout là-haut.
Il lance un regard à sa mère. Elle hausse un sourcil, je la sens prête à dégainer. Prudemment je m'approche des premières marches. Son fils lui parle lors d'un long contact visuel puis subitement, tourne les talons et remonte dans sa chambre. J'en déduis que le passage m'est ouvert et je vais à sa suite, deux yeux dans mon dos.
J'atterris dans une chambre étriquée au plafond bas. Les murs sont couverts entièrement de posters datant de l'époque jeunesse du père de Nathan : Lenny Kravitz en noir et blanc, pub pour parfums avec des femmes minces et la coupe au bol façon Nathalie Portman dans Léon, affiche de films : La guerre des étoiles, Edward aux mains d'argent, Tant qu'il y aura des hommes et Pulp Fiction. Les noms des chefs d'œuvres cinématographiques font face à un pan de mur dissimulé sous des cartes relatant les meilleurs jeux de mots de Raymond Devos.
Nathan se laisse tomber sur son lit. Il me jette des regards furtifs par dessous ses lunettes.
- Evan est malade. Il ne retournera pas au collège avant d'être complètement soigné. soufflé-je, la gorge sèche.
Je mens à un enfant. J'ai la désagréable impression qu'à mesure que je tisse mes fables, je me mets chaque seconde un peu plus à nu. Son regard perçant, du jeune garçon désabusé qui est tout sauf dupe, me confirme mon ressenti.
- C'est le bal d'hiver qui l'a rendu malade ? demande-t-il d'une voix pâteuse en se tordant les mains.
Il n'est pas né de la dernière pluie, mais il est facilement manipulable, vu la nervosité qui surgit dans le moindre de ses gestes.
Je m'assieds à sa droite, approche mon visage du sien, feignant le détachement.
- On m'a dit que tu avais fait la sécurité là-bas.
Une moue boudeuse traverse furtivement son visage. Déçu de mon indifférence envers sa question, il soupire :
- Oui.
- C'est toi qui as fermé la salle ?
- Oui.
- Tu as vu donc tout le monde partir et vers quelle heure.
Il hésite un instant.
- Oui.
Je pose mes mains à plat sur mes genoux, chassant le rire nerveux qui monte dans ma gorge à l'idée du ridicule qu'impose cette scène. Je suis en train de torturer un gamin de quatorze ans en pleine crise de phéromones, qui respire fort au moindre frôlement entre nos deux corps. Pathétique.
J'avale le goût de fer, amer, qui fond sur ma langue. Puis je joue avec mes longs cheveux, certaines de mes boucles sauvages viennent effleurer ses épaules et ses coudes. Je suis si proche.
- Alors tu as vu à quelle heure mon petit frère a quitté le bal... ? le questionné-je de but en blanc.
Il se gratte la nuque, tente de se dégager. Il saisit son manuel d'histoire qui gisait sur le sol à ses pieds et se met à en tripoter les pages écornées, le regard fuyant.
- Pas vraiment. avoue-t-il d'un ton de confessionnal. En fait j'ai surtout été occupé par cette histoire de jeunes de banlieue qui se sont ramenés pour boire et faire des jeux dangereux, emballer des filles lors de la soirée. J'en connaissais un ou deux et comme mon père avait aussi un peu un coup dans le nez...
Il prend une respiration.
- J'ai parlé avec eux, ils m'ont proposé une gorgée, j'ai accepté, j'étais pas dans le bal, mais derrière le bâtiment.
Nouveau temps d'arrêt. Je lui jette un regard enveloppant, l'enjoignant à continuer. Les mots peinent à sortir de sa bouche. Il a honte.
- Écoute, je ne suis pas de la police. le rassuré-je. Evan a juste eu des coups de mou lors du bal parce qu'il a bu sans en avoir l'habitude. Il m'a demandé de venir te voir pour savoir s'il ne s'était rien passé qu'il ait pu oublier, tu vois, avec ces bagarres qui ont éclaté...
Il tourne vers moi des yeux ahuris que la circonférence de ses lunettes amplifie.
- Evan était dans le groupe des jeunes qui ont bu ?
Je serre les dents.
- Oui. dis-je sans savoir.
Nathan secoue la tête, abasourdi.
- Ça alors... je ne pensais pas qu'il était comme ça, surtout que je ne l'ai pas vu quand je suis allé les voir, il était peut-être déjà bien ivre, whisky-coca et vodka sans diluant ça fait pas bon ménage... ou dans le noir je ne l'ai pas aperçu.
Je pose une main sur son avant-bras, stoppant ses élucubrations. Nos regards convergent et je le sens craquer :
- J'ai pas vraiment fait le vigile... ils m'ont offert de picoler avec eux si je les dénonçais pas, et vu que je passais une soirée merdique à cause de mon daron et que j'avais envie d'essayer... J'ai pas fait comme Evan mais ils m'ont bien fait boire, j'étais pas clean...
- Qui ça ils ?
- Ça a fini par dégénérer, mon vieux il a appelé la police, ils se sont tous mis à décamper mais il y en avait un au sol, à terre...
Des larmes épaisses roulent sur ses joues.
- Comment ça ? Qui ça ils ?
- C'était un accident... je me souviens avoir appelé les pompiers. Ils sont arrivés, je voulais pas que la police me chope alors dès qu'ils ont été là je suis retourné dans la salle et j'ai regardé les gens danser jusqu'à la fermeture, la tête qui tournait, tout tournait...
Je lui presse le bras avec plus de violence. Le sang durcit dans mes veines. Il renifle, ravale de lourds sanglots pour prononcer :
- Je me souviens plus exactement de qui était là dans la bande, j'étais pas clean, j'ai dit...
La nuit est tombée. Le faisceau dissident de la lune est notre seule lumière. Je blêmis.
- ... mais il y en a un qui a fait un coma éthylique. Lui sûr je l'ai vu parler à Evan au tout début dans la soirée, lorsque je suis sorti prendre l'air parce que ça sentait trop la meuf parfumée à l'intérieur. Je l'ai vu parler avec Evan sur le parking, ils semblaient bien préoccupés. C'est Ismaël Manssouri. Il a été conduit à l'hôpital et je sais pas s'il s'en est sorti.
***
Lorsque je ferme le petit portail du jardin de la maison des Brebon, je ne peux m'empêcher de jeter un regard en arrière. Mes yeux montent jusqu'à la fenêtre de la chambre de Nathan où je le vois, entre les rideaux coller son visage contre la vitre, son manuel comprimé contre sa cage thoracique.
Et les devoirs ? semble-t-il vouloir me dire.
Je crois qu'il a fini par comprendre.
Je m'engouffre dans la voiture d'Aude, elle démarre aussitôt. Ses phares trouent la peau épaisse de la nuit. L'obscurité est un animal en chasse qui serpente sur les courbes des collines, noie le puy entre ses griffes au fur et à mesure que nous nous en éloignons. Le silence est d'or dans la voiture, j'avale bruyamment ma salive. Aude quitte Masse par le pont et plonge immédiatement dans la froideur de la forêt.
- Dis-moi Liane chérie que faisais-tu chez les Brebon ? Tu n'as pas échangé Stefan contre le petit Nathan quand même ?
Elle glousse. Un sourire de nerfs qui lâchent se peint sur mon visage. Je me joins à elle.
- Non, soufflé-je. Je suis passée lui donner des cours du soir.
Elle freine au dernier moment pour traverser un passage de la route réputé pour être creusé par d'immenses nids de poule. La voiture cahote. Ma conductrice laisse échapper un long soupir.
- Tu as menti à Oscar pour les cours de langue. Tu crois que je vais te croire ?
Elle repart dans un petit rire clair. Je m'emmure dans le silence. Quelques longues secondes s'étirent, le temps est une pâte tiède dans laquelle nous nous engluons, nichées au creux du ventre de la nuit.
- Qu'as-tu prévu de faire ce soir ? lui demandé-je.
Ses yeux de biche se plissent en deux liserés de peinture cuivrés sur la faïence de son visage.
- Je te dépose chez toi puis je vais de l'autre côté de la frontière, chez Owen un fils de journalistes d'investigations, pour un dernier tour de manège.
Par réflexe elle tente de vérifier la parfaite tenue de son maquillage dans le rétroviseur intérieur mais celui-ci ne lui renvoie que le néant. Ses traits arborent une moue soudainement songeuse. Nous freinons pour qu'elle puisse tourner en toute sécurité sur le sentier privé qui mène au manoir.
- Ça te donne l'impression d'être belle, hein, ça te donne confiance en toi ? murmuré-je doucement.
Aude demeure silencieuse, je décris son profil impénétrable du regard. Pure copie de copie de copie. Ou autre chose ?
- Stefan... Le Club de la Cité... tu sais que tout ça va nous revenir à la gueule bientôt Liane chérie ?
Mes entrailles se tordent. La disparition d'Evan puis ça, la résurgence de cette partie nauséabonde du passé. Comme s'il s'était opéré un glissement de terrain dans ma vie lors de la nuit du bal d'hiver. Et qu'à présent je me meus sur un terrain accidenté.
- Qu'avons-nous fait que nous puissions nous reprocher ? commencé-je. Nous avons joué et nous avons perdu. À présent nous n'avons plus notre mot à dire. Le réseau de drogue perfuse même par- delà la frontière. Nous sommes les seuls à nous être dressés, à avoir essayé de faire de cette région autre chose qu'un no man's land industriel ou le trou de pauvres barons de la drogue. La police ne fait rien, l'État ne fait rien, nous sommes des périphéries, que veux-tu de plus ? Nous nous barrerons quand nous le pourrons, comme tout le monde et nos vieux à la retraite enterreront la vallée avant de mourir à leur tour.
Je reprends mon souffle, la gorge sèche.
- S'ils savaient la manière avec laquelle nous nous sommes dressés, comment nous avons essayé de combattre Brûle Brûle... marmonne-t-elle.
- C'est du passé Aude. murmuré-je. Personne n'en saura jamais rien.
Son regard se voile de nostalgie tandis que nous nous garons au pied du manoir. J'écoute sa respiration profonde et sa voix aiguë qui bredouille à mes oreilles :
- Dis-moi Lee, Cole et Ayleen sont encore dans la région... si nous décidions de reconstruire le Club de la Cité, tout de suite maintenant, de faire à nouveau prospérer nos rêves, de vivre quoi, tu serais partante ?
Je détache mon regard de son profil et de ses lèvres tremblantes, ourlées de vermeil.
- Non. Lâché-je à voix basse en ressassant dans ma tête les temps forts de ma relation avec Oscar, son jeu de séduction, la toile qu'il a tissée tout autour de moi avant de m'y faire basculer.
Sa bouche se pince en une mince fente, rainure vilaine au sommet de son menton. Elle glisse une mèche derrière ses oreilles, je presse ma main contre la poignée de la portière. Elle soupire :
- N'oublie pas notre accord. Si je veux me barrer comme tu dis, loin de vous et de cette putain de vallée merdique, j'ai besoin d'un gars comme Stefan. C'est pas les livres et l'argent qui vont me tirer de là. Tu veux pas ressusciter le club, très bien. Mais tu vas être obligée de retourner avec moi à des soirées. prononce-t-elle d'un ton autoritaire.
Tout mon corps se tend comme un arc. Je crois que je deviens livide alors que ses traits se taillent une expression aussi impénétrable que la face cachée de la lune. Elle se penche, tend le bras sans me toucher et sans un regard, ouvre la portière et me jette quasiment dehors. Alors que l'air glacial de la nuit m'accueille, je serre entre mes bras mon sac et elle démarre en trombe, m'adressant une dernière parole, ses yeux immenses levés vers le ciel :
- Reste au jus et tiens-toi prête. Nous passons bientôt à l'attaque.
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