Le goût du fer - Part 4
LIANE
J'atteins après quarante-cinq minutes de marche le centre-ville de Masse. Il est presque dix heures, les volets des matinaux sont ouverts et ceux des ouvriers de l'usine d'agroalimentaire mis à la porte il y a quatre mois courant de l'été sont désespérément fermés. Lorsque le plus grand employeur de la région a décidé de procéder à une vaste campagne de licenciements sans autre forme de procès, – la crise dit-il, qui privilégie toujours les zones de rase campagne, celles du pays profond et des villes moyennes en sérieuse crise identitaire – la vallée a vécu une vague démoralisante de dépeuplement. Déjà il y a trois ans, lorsque l'usine de textile avait fait ses valises pour l'autre bout du monde, la région avait été secoué par une première vague de départs. Les femmes et les hommes suivaient leurs moitiés, fermant les maisons, mettant la clef sous la porte des commerces, pliant enfants et bagages.
Je me rends à l'endroit où Evan a été censé être vu pour la dernière fois : la salle municipale où s'est déroulé le bal d'hiver pour collégiens. J'atteins les abords du bâtiment alors que parviens à mes oreilles le grondement stagnant d'un moteur. Une camionnette barrée d'une inscription d'un méchant vert stationne à la porte du complexe. Brebon and Cie, nommée outrageusement entreprise de déménagement. En réalité après avoir fait faillite le père Brebon s'est retrouvé avec un camion. Il a décidé de faire la seule chose à laquelle sert un camion : transporter des choses d'un bout à un autre.
Le voilà, observant ses ouvriers que la mairie lui refile en travaux d'intérêts généraux, mains sur son ventre, air vide sur le visage. Son physique revêt la banalité du corps qui vieillit : la peau qui s'amasse sur les poignées d'amour, qui coule des pantalons, remplit les T-shirt à la même allure effréné que les cheveux tombent, tapissant les brosses à cheveux, que les rides creusent les visages, rayant la beauté. La grisaille sur ses traits et dans ses sourcils, tirant sur sa calvitie, bedonnant, un insatisfait chronique de la vie. Ou peut-être est-ce la vie qui est insatisfaite de lui, de la manière dont il traite sa femme, ses enfants, avec une colère en perpétuel grondement, qu'il ne peut nommer et exprimer. Il en a vu des choses s'éteindre au courant de sa vie, comme bon nombre des hommes de cette vallée : l'âge d'or des Trente Glorieuses, l'âge d'or de sa génération qui a soufflé un vent de liberté après un siècle encaissé entre deux guerres, un vent de liberté qui s'est fracassé sur les récifs des années 2000 et sa loterie technologique et capitaliste. Il a fini par n'y plus rien comprendre à l'époque, à ses gosses, au monde en général, il a lâché prise et il est un énième citoyen au cœur chaud qui parle pour ne rien dire, dépassé par une réalité dont on se demande comment elle en est arrivée là.
Mais j'en passe, de ses deux yeux chassieux il me reluque, respiration sifflante. Je redresse la tête, lui adresse un grand sourire :
- Vous faisiez partie de l'organisation du bal d'hiver ? demandé-je d'une voix fluette.
Il s'étire vers l'arrière, vaine tentative de rehausser sa posture courbée par des années de travail acharné.
- 'Faire parti' , c'est un grand mot. Non moi j'ai juste été dépêché par la mairie pour aller chercher dans la ville d'à côté des tables et des chaises, puis d'installer la salle. Là je fais le boulot inverse, il faut que je ramène ça de l'autre côté de la vallée avant midi.
Il tape du plat de la main sur la tôle de son camion. Ses ouvriers sursautent.
- Du nerf pochtrons ! On a pas que ça à faire !
Il m'adresse un grand sourire bonimenteur. Trois garçons à peine plus vieux que moi, mal réveillés, mal rasés, descendent lentement du véhicule pour traîner le pas dans la salle municipale.
- Et j'ai aussi assuré la sécurité. Fallait bien surveiller tous ces jeunes bourrés d'hormones, avec le père Martial on a fait les vigiles toute la soirée. C'est moi qui ai fermé la salle avec mon fils vers deux heures du mat', il en a pas trop profité de la soirée lui non plus, je l'avais dépêché pour me venir en aide, ça l'a empêché de se prendre des râteaux par des filles trop biens pour lui et de se maraver la goule au whisky comme une vingtaine de petits merdeux derrière le bâtiment. Enfin je les ai dénoncé, ceux-là se sont fait choper par la police. Pour l'instant, on en a plus entendu parler.
Mon sang ne fait qu'un tour. Et si Evan avait été dans le lot ? Bien que je ne crois pas capable mon petit frère de telles bêtises, je sais à quel point il est facile de se faire entraîner. D'autant plus que je me souviens que, lorsque j'ai embrassé Evan avant qu'il n'aille au bal, il avait la mine triste, les traits tirés par l'appréhension.
Tout ceci pourrait expliquer la disparition de mon petit frère, le refus d'explications des cinq gorgones, croyant sûrement qu'il reviendrait vite, peut-être que de honte, Evan est sorti du poste de police et a fugué, ou a demandé à Oscar et à Dimitri de le cacher, de me cacher ses sorties de route...
Je dois percer ce mystère. Le bal d'Hiver a vu mon petit frère quitter les radars. Tout ce qui s'est passé là-bas est susceptible d'être lié à sa disparition.
Je note le nom de Monsieur Martial dans mon esprit. S'il a joué au vigile pour une soirée avec le Brebon, c'est qu'il a dû observer les mouvements du bal sous toutes les coutures. Il en est de même pour Monsieur Brebon. Il est juste devant moi et je ne sais pas comment l'interroger sans que cela paraisse suspect. Je lui adresse un sourire timide en me trouvant une autre porte d'entrée :
- Votre fils, tiens. Je sais qu'il est dans la même classe que mon frère. Evan est malade aujourd'hui, pourrais-je passer ce soir récupérer les cours manqués pour lui ?
Il renifle, cherche un mouchoir dans sa poche puis se vide bruyamment le nez dans un torchon à carreaux.
- Bien sûr ! me répond-t-il en roulant vulgairement les r, Nathan finit les cours tôt, passe à partir de 17heures. Mon épouse sera là. D'ailleurs, tu n'as pas classe toi ?
J'agrandis mon sourire pour me donner le temps de trouver mes mots :
- Si ! Je reprenais juste plus tard. Il faut que j'y aille, vous avez raison, l'heure tourne !
J'exécute un petit signe de la main, puis m'éloigne, serrant les bretelles de mon sac à dos entre mes paumes. Déconcertée, je plante là mon premier témoin potentiel. Je me rends compte de mon manque d'expérience et de mes lacunes. Je ne sais ce que je dois dire, comment je dois le formuler, quels sont les mots à éviter et ceux à prononcer. Je suis démunie, perdue entre des pentes glissantes. Laquelle dois-je choisir, par où dois-je aller ? Oui, dans les enquêtes policières les détectives commencent toujours par fouiller les alentours du crime, de l'enlèvement. Seulement j'ai la certitude profonde et inexplicable que la disparition d'Evan n'est pas relié à un de ces méfaits sordides qui peuplent les confins de nos imaginaires et les confins ruraux des pays. Evan s'est envolé pour une raison. Pour un évènement, un acte, une symbolique, un chemin que je dois trouver.
Une idée germe dans mon cerveau. La façon la plus simple et directe de connaître les dernière motivations de mon petit frère est d'entrer dans sa vie par ce qui constitue le premier sanctuaire privé d'un adolescent : sa chambre.
L'idée de violer sa vie privée me révulse. Mais m'a-t-il laissé le choix ? Ceux qui me l'ont pris m'ont-ils laissé le choix ?
Le soleil tourne, râpe déjà de sa langue dorée la crête des collines. Il sera midi dans une heure et je dois être retournée au lycée pour faire acte de présence au réfectoire. Je soupire, errant encore quelques instants dans les rues désertes, bercées de silences et d'énigmes. Masse est une ville délaissée, une amante que l'on oublie pour les jambes d'une autre femme, mais c'est aussi une ville sans histoire sinon celle de la défaite, où on y vit, où on y pleure, où on y meurt et où on y expérimente le goût amer de l'échec. Où dans la rue le bon-vivant illumine les façades sans jamais creuser plus loin, laissant les doutes et les colères se tapir au fond des maisons. Je n'ai jamais compris pourquoi Grand Pa' et Grand Ma' ont choisi de venir vivre dans ce manoir quintessencié, dans cette région où il n'est pourtant pas bon d'avoir des racines et où ils y ont pourtant vu un terreau fertile pour notre reconstruction après la mort de papa et de la mère Georgio. Masse signifie pour moi le terme du processus d'adoption par mes grands-parents. Sa mairie m'est le souvenir désagréable du changement de nom de famille d'Evan, de Donarumma pour Georgio, ce qui m'a semblé comme un ultime acte de trahison. Mais que j'ai avalé, comme tout ce qui m'est venu de mal de mon petit frère. Il est le suc de mon existence, il a toujours fait émerger la meilleure version de moi-même. Alors comment lui en vouloir ? Comment lui en vouloir pour ses discrets mais destructeurs éclats alors que j'ai toujours laissé mes failles se pâmer à ciel ouvert, perpétuant en lui l'idée qu'on se construit sur des fêlures, que la vie finalement ne se résume qu'à un terrain miné ?
OSCAR
Il l'a peu vue aujourd'hui. Son éloignement lui est si dur, mais il ne doit pas le montrer. C'est ce qui rend la tâche si ardue. Avec elle, les éléments sont vivants, chaque seconde, chaque respiration, peuvent prendre des tournures différentes. Il se languit de pouvoir s'absorber dans la contemplation de ses yeux, de son visage, de s'oublier dans les mouvements saccadés de son corps. Il y a réfléchi lors de sa journée de cours durant laquelle il a été ailleurs. Il a besoin de sa douleur pour se sentir vivant, pour sentir ce frisson de l'existence humaine. Il garde les démons à distance pour elle, mais il a besoin de cette sensation qu'il éprouve à ces côtés, cette noyade bénéfique, cet ultime sentiment de lâcher prise. Avec elle, il se sent en lutte perpétuelle contre le monde entier, il se sent comme un spadassin sur le champ de bataille, cape au vent, carburant à l'adrénaline pure.
Elle est assise sur un muret en face du lycée, son sac sur ses genoux. Aude à ses côtés. Il marque un temps d'arrêt. Aude ? La jeune femme balance ses cheveux de droite à gauche, téléphone levé, à la recherche d'un angle pour saisir une de ces photos éphémères qu'elle envoie à ses nombreux soupirants. Sa Liane, elle, n'appartient qu'à lui, il n'y a jamais eu une cour de prétendants à ses pieds. Elle est spéciale, singulière, hors des normes et hors de tout ce qu'il a pu voir, de toutes les filles qu'il a pu embrasser. Et bon dieu c'est sa sœur. Et il ne la contrôle plus, il ne l'atteint même plus. C'est une galaxie lointaine où les hommes ne peuvent pas atterrir. Elle lui a ouvert son cœur, son royaume, à lui, et voilà dans quel état elle est à présent, fébrile et tendue, à nouveau égarée, en tailleurs sur les pierres comme si elle était une statue.
Il fait abstraction d'Aude et vient s'accouder au muret, à sa droite. Avec un sourire, il engage la conversation :
- On ne s'est pas croisés dans les couloirs aujourd'hui.
- J'ai vu Martin.
- Tu as mangé seule ?
- Avec Aude.
La concernée opine sans décrocher son regard de son portable. Il lâche un long soupir, un début d'agacement montant dans son abdomen.
- Vous traînez à nouveau ensemble ? demande-t-il d'un ton qu'il espère détaché.
Liane tourne ses yeux pâles dans sa direction. Elle le regarde sans le voir puis prononce :
- Oui.
Elle sait ce qui lui passe par la tête, elle sait à quoi il pense. Ça se voit sur son visage. L'esprit d'Oscar vagabonde entre juillet et août. Il se rappelle surtout ces nuits chaudes où il enroulait son corps brûlant autour du sien. Il se rappelle l'indolence et la lenteur avec lesquelles s'étiraient leurs journées au bord du lac, ces heures à se languir, à l'observer, à désirer l'étreindre avec leurs frères juste à côté. Il ne pense pas aux autres, au club, il pense à elle, au grain de sa peau, à la découverte de ses lèvres, de la douceur de ses cheveux, à leur première étreinte.
Une bouffée d'angoisse souffle dans sa gorge. Aude, Stefan, tous pareils, prêts à tomber sur sa Liane, exerçant une influence qui l'éloigne de lui, la tire hors de son orbite. Son visage s'empourpre.
- On rentre ? articule-t-il en s'étouffant à moitié dans une toux fulgurante.
- Je vais travailler chez Aude un peu, elle a besoin de... cours de langues.
Oscar se rembrunit.
- De cours de langue ?
Liane acquiesce, saute du parapet puis glisse son sac sur ses épaules et le bras d'Aude sous le sien. Son amie ne bronche pas, se contentant d'adresser à Oscar un merveilleux sourire de menteuse. Il est beau le frère de Liane, dans le genre BCBG secoué parfois par des vents de rébellion qui le poussent à troquer cardigan contre veste en cuir de motard. Quand il monte sur sa bécane, elle a envie qu'il l'emmène faire le tour du monde.
- Je ne rentrerai pas tard.
- Comment vas-tu rentrer ? Je viens te chercher. s'alarme-t-il.
- Aude a son permis.
Cette dernière acquiesce, encore. Décidément elle ne sait pas faire grand-chose d'autre, s'énerve-t-il tout seul dans sa tête. Liane lui envoie au visage un de ces sourires répugnants de façade qui cristallisent ses traits dans une expression de joie effrayante.
- Dis à Dimitri que c'est moi qui prépare la soupe pour ce soir, et qu'il retrouve « La bête humaine » de Zola que nous avions commencé ensemble. J'aimerais bien qu'il nous refasse la lecture. Ça fait un bail.
Oscar en demeure bouche-bée lorsqu'elles s'éloignent, bras dessus bras dessous. Il tousse une nouvelle fois, la buée s'accumule autour de sa bouche et prend les couleurs tombantes du soleil. Il lève la tête vers le ciel d'un bleu chauffé au fer rouge puis à nouveau disperse son regard sur la foule à la recherche de Liane. Elles se sont arrêtées au commencement du parking, elles fixent toutes les deux un point à sa droite : Stefan. Aude le désigne du doigt. Liane lui chuchote à l'oreille, la mine décomposée. Alors que son amie lui tire la manche pour qu'elles tournent les talons, sa sœur reste campée sur ses appuis, la mine affreusement triste et pleine d'une compassion qui le dégoûte. Un pincement lancinant vient lui déchirer le cœur. Il bout de l'intérieur, des images spectaculaires d'un feu immense qui dévore une forêt sous un soleil de plomb, le genre d'images que diffusent les reportages à sensations, affleurent à la surface de sa mémoire, entrecoupées du visage de Liane dans les flammes, de son corps nu à peine drapé dans un linge blanc, de mains sur ses hanches, à la naissance de son ventre. Ce ne sont pas ses mains, elles sont longues et cadavériques, comme toujours sous oxygénées. Ce sont celles de Stefan !
Il voudrait hurler. Elle lui a toujours dit qu'il ne s'était rien passé. Mais aurait-elle des scrupules à lui mentir, alors qu'elle semble éprouver des remords à la rupture avec ce type ?
Il voudrait cogner le muret de ses poings jusqu'à s'en exploser les jointures. Plus que tout il doit savoir. Il doit savoir ce qui s'est passé entre eux, il est avide. Il lui a dit « je t'aime » et elle ne lui a pas répondu. Elle cherche à épaissir le mystère qui l'entoure mais c'est vain, il veut la percer à jour. Il lui a fait du mal, il lui fait du mal à lui cacher la raison de la disparition de son petit frère mais il pense pouvoir tout réparer, il s'en sait capable. Il l'a dit à ses frères : je m'occupe, je me charge d'elle. Je saurai la remettre sur les rails.
De deux longues foulées, il atteint la hauteur de Stefan. Le jeune homme est adossé un peu en retrait contre l'enceinte du lycée. Il fixe ses baskets, le regard creux.
- Hey mon gars !
Oscar passe son bras autour de ses épaules. Stefan ouvre ses grands yeux invariablement bercés par le chagrin. Il se laisse faire, cloué par la torpeur de la mélancolie.
- Ça va pas du tout toi... murmure Oscar. C'est à cause de ma sœur hein ?
Il acquiesce, perdu dans le vague.
- Je l'ai vue avec Aude... dit-il avec une lenteur affligeante.
- Sûrement elle qui a foutu le bordel dans votre couple, non ? Elle fouine son nez partout et veut se taper tout le monde.
Stefan fronce ses sourcils broussailleux.
- Non, non... soupire-t-il. Si ça pouvait être que ça. C'est à cause d'un autre mec. Elle aime un autre mec putain.
À ces mots une pique chaude s'enfonce au creux des reins d'Oscar.
- Elle te l'a dit ?
- Oui.
Oscar dissimule sa satisfaction dans une exclamation tonitruante :
- Quel enculé ce type !
Stefan approuve à-demi mot. Il pèse comme un poids mort sur son épaule. Oscar lève les yeux au ciel, comment Liane pourrait-elle s'enticher d'un type comme lui ? Il est banale dans toutes les versions de lui-même. Ils ont été amis un jour. Cet été peut-être. À présent, Oscar est jaloux.
- Hé mon pote, l'interpelle-t-il doucement, ça te dit de te changer les idées ? Viens allons gratter quelques accords ensemble.
Stefan n'oppose aucune résistance lorsqu'Oscar l'entraîne vers l'avant et le fait descendre vers sa moto.
- On va se défouler sur nos guitares... et on parlera de tout ça.
La forêt est la seule témoin de l'ombre déchirante du souvenir de Liane qui passe sur le visage de Stefan, de son regard qui devient soudain brut et pervers et du sourire aigre sur les joues d'Oscar, déjà chevauchant avec fureur sa bécane.
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