Le goût du fer - Part 10

TW : Agression sexuelle !!


LIANE

Je ne cesse de me tourner et de me retourner dans mon lit. Le sommeil me fuit. Il détale en beuglant lorsque le visage de Dimitri s'impose dans ma tête et ne cesse d'y tourner, en lévitation. Ses traits dans le soleil. Ses mains qui me poussent contre un mur blanc et écaillé de l'hôpital. Ses lunettes de soleil emmêlées dans ses cheveux. Il souffle fort, rouge, perte de contrôle. Il me regarde, habité par une colère qui annihile toute trace de rationalité dans son esprit, toute trace d'humanité. Je m'attendais à ce qu'il me sorte de nouveau la vidéo de mon pétage de câble, la photo d'Oscar et moi en plein ébat, mais non. Il m'a fait un chantage beaucoup plus pervers, m'acculant dans un coin, retirant sa veste puis ouvrant son pantalon, me désignant sa virilité dans son caleçon. J'ai écarquillé les yeux de frayeur, poussé un cri étranglé.

Je mords la couette, des larmes de rage affluant à mes yeux.

Il s'est baissé, m'a maîtrisée entre ses bras puissants, sa bouche à quelques centimètres de la mienne. Il a glissé une main le long de mon abdomen, tiré sur ma chemise pour la distendre et que se révèle ma poitrine. Je me souviens avoir plongée dans un désarroi paralysant et une haine sans fin. Son doigt froid a parcouru la peau hérissée de mon ventre. Son souffle était saccadé.

- Je contrôle ton corps... a-t-il murmuré d'une voix rauque.

Je me suis cabrée pour tenter d'échapper à son emprise.

- .... alors bientôt ton esprit.

Il s'est retiré violemment puis a reculé. Le regard lointain, il s'est reboutonné. Sa veste à la main, il est resté en T-shirt dans l'air glacial, les veines de ses muscles translucides sous le vêtement fin. J'ai laissé les larmes me dévorer le visage, la pression est retombée, m'abandonnant pantelante et choquée. Sa voix s'est fait dure, caverneuse, comme si elle ne lui appartenait pas :

- Tu vois ce que je peux te faire ? Tu l'imagines très bien. Liane, tout ce que je fais ou ne fais pas, c'est pour ton bien. Crois-moi. Tu penses savoir ce qui est bon pour toi, mais on sait tous que ce n'est pas vrai. Alors laisse-moi te guider.

Il a tourné son regard flamboyant dans ma direction.

- Sinon tu sais ce que je fais aux récalcitrantes.

J'ai posé mes mains sur mes oreilles, l'écho de ses paroles provoquant des acouphènes douloureux dans mes tympans. Lorsque j'ai rouvert les yeux, Dimitri semblait être sorti de sa transe. Il se tenait debout devant moi, me surplombant d'un air désolé et teinté de regrets.

Il m'a tendu la main, je l'ai prise pour me relever, encore sonnée. Il m'a regardée de haut en bas, sûrement satisfait de la lente destruction qu'il injectait sous ma peau. Satisfait de mon silence irrespirable, de mes appels d'air et de ce chantage qu'il croit assez puissant pour me museler. Dimitri n'est rien face à mes propres démons.

Il a glissé sa veste sur mes épaules. Je m'y suis camouflée, tentant d'y étouffer les tremblements de mes membres. Pour se faire pardonner, sur le chemin du lycée, il s'est arrêté à une supérette et m'a racheté une chemise en coton grise.

Un temps, j'ai hésité à en parler à Oscar. Lorsque nous sommes arrivés au complexe scolaire, je voulais courir pleurer dans ses bras, lui raconter ce que son frère m'avait fait ou ce qu'il m'avait menacé de faire. Je voulais le voir monter en pression, voir le souffle de son implosion. Je voulais le voir se précipiter sur Dimitri, exploser ses phalanges sur ses traits suffisants. Le voir répandre son sang et le cogner jusqu'à ce qu'il soit à deux doigts de crever.

Mais je l'ai vu arriver vers nous, guitare à la main, et je me suis souvenue à quel point je le détestais à présent, à quel point ils étaient du même bord. Et Stefan est venu à son tour, lui a tapé dans le dos comme s'ils avaient toujours été les meilleurs amis du monde. Je me suis étranglée de stupeur. À quoi jouaient ces deux-là ?

Mon regard a longuement louvoyé entre leurs deux visages. Pourquoi Stefan passe-t-il du temps avec Oscar alors qu'il sait pertinemment qu'il a servi de couverture à ma relation avec mon frère ? Est-il capable de finalement tout révéler, de mettre la main sur la vidéo de mon pétage de plomb et de l'utiliser comme appui pour m'inculper et nous détruire ?

Oscar était souriant et perdu, sourire malicieux aux lèvres, cernes inédits aux yeux et mains crispées, voix comme un couperet. En l'observant, je me suis demandé quand allait-il exploser, quelle serait l'étendue des dégâts et si c'était mon problème qu'il ait choisi Stefan comme première cible.

L'association de ces deux-là n'inaugurait rien de bon, rien de productif, aussi divergents et opposés que les deux faces du dieu Janus.

La nuit est épaisse dans ma chambre, elle pèse lourde sur mon corps éveillé, étendu en travers du grand lit. Lorsque je ne pense pas à Dimitri, je pense à Evan. Et lorsque je ne pense pas à Evan, je pense à mes angoisses ; à la menace de la mort, à la peur d'une vie sans mon petit frère, à la peur qu'il soit tombé dans le grand oubli, celui qui nous attend tous à l'aube de la fin de notre vie, lorsque nous tomberons tous en poussière et que la terre elle-même se désintégrera et qu'il n'y aura plus rien pour témoigner de nos existences. Plus personne pour s'en souvenir. Que le temps qui s'écoule, à l'infini et nos disparitions, les astres qui se font et se déferont jusqu'à la nuit des temps.

Un goût de bile dans la bouche et l'estomac noué, je suis extraite de ma torpeur par la vibration de mon téléphone. Son écran vient de s'allumer et baigne la chambre dans sa lumière crue. Je consulte la notification qui vient d'apparaître. C'est un message d'Aude, écrit en majuscule et suivi d'une foule de points d'exclamation :

SOIRÉE CHEZ STEFAN SAMEDI SOIR. ÇA VA ÊTRE LA FOLIE. TU VIENS.

ON SE VOIT ASAP.

Un mince sourire se dessine sur mes lèvres avant de s'estomper rapidement. Samedi, cela fera une semaine qu'Evan aura disparu et voici que cette soirée surgit, alors que la dernière que nous ayons faite chez Stefan s'est déroulée à la fin de l'été dernier et s'est soldée par la fin du Club de la Cité...

Je lis à nouveau le message, marque un temps d'arrêt. Je dois y aller.

Mes yeux sont excités à présent, ma rétine me brûle. Je me glisse hors de mon lit. Si le sommeil me fuit alors je suis prête à aller le pourchasser, hors de cette chambre.

À tâtons, je rejoins le couloir. La lune se presse aux carreaux de la verrière, son œil immense et effrayé braqué sur moi. J'esquisse quelques pas, ombre parmi les ombres, mes paupières à-demi closes et écoute les bruits de la maison. Le parquet qui grince, les battants des portes qui s'agitent sur leurs gonds, les tapis qui ronflent, la cire des bougies, immobile dans l'obscurité, les lustres, les chants de sirènes de leurs pendants en cristal. Ma main parcourt le lambris des murs, se loge dans ses aspérités, fouille ses angles et bute contre un relief. Elle descend, j'entends un nouveau son, un son profond, intime. Elle glisse le long de la poignée, la porte s'ouvre, docile. Je bats des cils, amarre mon regard à la forme endormie, posée sur le drap proprement, posée là par les dieux. Un instant je n'en crois pas mes yeux de le voir ainsi, j'ai envie de me précipiter sur lui et de le serrer dans mes bras. Je ne veux pas le réveiller. Je le veux lorsque le sommeil efface toute trace de noirceur sur son visage, je le veux ainsi, abandonné et vulnérable comme nous le sommes tous, sous sa forme originale. Je le veux vierge, à moi, sans tous ces contrôles et forces qu'exercent le monde sur lui et sur chacun de nous.

Oscar dort, la bouche ouverte, ses boucles sombres étalées sur l'oreiller. Son visage est tourné vers les volets ouverts et la lune baigne son visage d'une mince pellicule nacrée. J'abîme mes yeux sur ses traits, vagabonde sur les courbes de son corps saillant, brun et tranchant net sur le drap blanc. Mes paupières petit à petit se ferment, je le contemple, loin de moi et pourtant si près, si près de l'homme que j'aime.

MARTIN

Liane et Evan passaient leurs après-midi devant le manoir, sur la balançoire faite d'un pneu et d'une corde usée accrochée aux bras de l'olivier. Liane s'asseyait sur le pneu, Evan se positionnait derrière elle, posait ses mains sur son dos puis approchait sa bouche de son oreille. Son souffle d'enfant à la réglisse la chatouillait à chaque fois et elle riait, elle riait sous le ciel bleu de l'été.

- Vers l'infini et l'au-delà ? chuchotait-il.

Liane fermait les yeux.

- Là où la douleur ne va pas.

Et Evan poussait la balançoire.

Grand Ma' a vite fini par s'inquiéter de la scission qui demeurait entre les deux fratries de ses petits-enfants (elle a toujours considéré Liane et Evan comme tels, même avant leur adoption légale) Leurs parents les leur avaient laissé pour les grandes vacances, en test, avant de partir en Amérique du Sud faire de l'humanitaire : si ces deux mois fonctionnaient bien, les parents loueraient un point de chute pas loin du manoir et les enfants louvoieraient entre les deux maisons, rapatriés sans délai chez les grands-parents lorsque leurs géniteurs s'envoleraient pour leurs missions lointaines.

Grand Ma' nous a observé pendant deux semaines. Au-delà de ce délai qu'elle jugeait déjà beaucoup trop long, elle s'est investie corps et âme dans la plus grande entreprise de sa vie : créer une famille à partir de rien.

À partir de cendres.

La première étape de ce projet consista à nous sortir du manoir, à nous pousser vers l'inconnu, vers la découverte, car elle savait que ces deux concepts avaient de quoi rapprocher des enfants et les lier pour toujours. C'est ainsi que dès la mi-juillet et jusqu'à la rentrée de septembre, nous prîmes l'habitude tous les jours sauf le dimanche, de nous rendre au bord du lac du coin. Grand Pa' et Grand Ma' nous réveillaient en fanfare à sept heures trente du matin. Il fallait prendre le petit-déjeuner, s'habiller, vieux uniformes d'écolier pour nous avec vestes beiges, chaussettes blanches remontées aux genoux, short impeccablement repassés. Liane se vêtait d'amples pantalons à pince et chemisiers de toutes les couleurs, brodés sur les manches.

Nous préparions ensuite le pique-nique, nous emmenions toujours une quantité astronomique de nourriture en tout genre : pain de mie, rillettes, saucissons, salades composées faites maison par Liane, charcuterie, pain de thon la spécialité de Paulo, tartes, quiches, plateaux de tomates au basilic et à la mozzarella, gaspacho confectionné par Dimitri, sans oublier les desserts, paniers de fruits, clafoutis à l'abricot, à la cerise, crèmes au chocolat et yaourt maison, panna cota, sans oublier la fameuse et unique tarte au citron de Grand Ma'.

De cette époque mes souvenirs gardent le goût indélébile de ses tartes au citron.

Le vieux camion de Grand Pa' se transformait en un véritable frigo lors de nos excursions. Les victuailles chargées, les garçons montaient à l'arrière. Grand Ma' s'installait dans sa minuscule décapotable, Liane à l'avant et seulement Liane avec elle. Le temps du trajet, les quarante-cinq minutes de voiture à rouler cheveux au vent, n'appartenaient qu'aux deux femmes.

Arrivés au bord du lac nous descendions notre marmaille sur ses plages de sable blanc, nous envahissions un bon quart de leur superficie, installant parasols, chaises longues, étendant nattes et serviettes. Le plan d'eau étincelait au soleil. Sa surface huileuse, tranquille, nous faisait penser à une entité silencieuse, à un monstre paisible, fort, puissant.

Grand Ma' s'asseyait sur son siège rembourré, un livre à la main. Il était dix heures, le soleil se dressait têtu dans le ciel. Nos caractères d'effrontés montaient en puissance face à ce monde nouveau qui s'ouvrait à nous, fait d'étendues de sable tiède, de forêts fraîches et impénétrables, de vagues et de plongées en eaux troubles. Nos imaginations tournaient à plein régime, tentant de se représenter le nombre incalculable de jeux que nous allions pouvoir faire. Il était dix heures et nos âmes d'enfant déjà se liaient, se corrélaient, s'attachaient à des souvenirs impérissables, aux pactes les plus obscurs du monde, ceux montés par les esprits des gamins, à des accords tacites qui instaurèrent rapidement confiance et complicité. Complicité dans ces instants merveilleux de fous rires, ces bouffées d'air à nous tordre debout dans ce sentiment d'appartenance sans nom, dans ces secondes de gros doute après une bêtise et dans ces autres moments où nous la réitérions, hilares.

Notre plus grand méfait consistait en ceci : nous piquions les clefs de la décapotable de Grand Ma' dans son sac. Dimitri se plaçait au volant de cette voiture si petite qu'elle entrait presque dans la catégorie des voitures sans permis et nous remontions jusqu'au pont en pierre qui surplombait le lac, debout sur les sièges, chantant à tue-tête, nous bousculant. Liane montait à l'avant, sa queue de cheval brune agrémentée de rubans battait le tempo, elle était souriante, prête à renverser le monde entier avec ses yeux d'un gris chirurgical. Nous nous serrions sur la banquette arrière, montant sur le haut du coffre, poussant des cris de joie et balançant les mains en l'air, la radio à fond. Nous étions les rois du monde.

Dimitri stationnait la voiture en haut du pont, après la côte. Du haut de la passerelle en pierre, des téméraires s'essayaient au saut à l'élastique. Nous les observions, enfoncés dans les banquettes, dissimulés derrière le volant et les sièges. Nous ne perdions pas une miette de leurs gestes, l'excitation au ventre, intenables, pouffant à l'avance et étouffant nos nerfs dans nos T-shirt. Lorsqu'un nouveau sauteur s'apprêtait à sauter le pas, Dimitri démarrait en trombe. Nous nous dressions sur les sièges, hurlant et secouant les mains en signe d'avertissement, pile au moment où le ou la courageuse quittait la terre ferme pour la grande dépression sous ses pieds. Voir leurs visages blêmir, se vêtir d'une peur vomitive sous les : Non ! Non, non, non ! que nous leur criions, nous provoquait les plus puissants des fous rires.

Nous tracions ensuite jusqu'à l'extrémité opposée du pont sous les quolibets, redescendions, grisés par la vitesse et riant à gorge déployée jusqu'au parking où Dimitri garait la voiture en tirant la langue, concentré.

Une fois, la place habituelle de la décapotable avait été prise pendant notre absence. Blêmes, nous l'avions parqué quelques mètres plus loin. Le soir, lorsque nous étions retournés au véhicule, Grand Ma' avait d'abord semblé surprise en ne trouvant pas sa Mini. Evan le lui avait désigné, là où nous l'avions laissé. Elle avait marqué un silence avant de soupirer et de souligner d'un ton appuyé :

- Je me fais vieille, je perds la tête ! Voilà que je ne sais plus où j'ai garé ma voiture !

Elle n'avait rien dit. Elle savait que les enfants avaient besoin de ces instants de silence qui n'appartenaient qu'à eux, de ce royaume loin des adultes où ils étaient invincibles.

Nous étions putain d'invincibles.

Je me souviens de tout, je me souviens avoir passé le meilleur été de ma vie. Je me souviens des jeux de piste en forêt du matin, les festins à midi, le regard doux de Grand Ma', la voix rauque et grumeleuse et Grand Pa', ses blagues, ses anecdotes, son corps tout blanc et tout ridé dans son maillot de bain rayé lorsqu'il plongeait avec nous dans le lac après une courte sieste en début d'après-midi. Grand Ma' qui piquait toujours une tête à la fin de nos baignades interminables. Ses bras frais et accueillants qui nous serraient dans l'eau, ses cheveux trempés moutonnant sur ses tempes, son air de malice, son corps qui disparaissait sous l'eau, sa forme vague au milieu du lac, ses pieds qui dépassaient du monstre, trouaient sa peau bleue lorsqu'elle s'y étirait, paupières closes, oreilles écoutant ses battements de cœur.

Les soirées sur la plage, les feux de camp, les mélanges que nous faisions avec les restes sur des brochettes, pain, sauce salade, andouille, tranche de clémentine, lichette de chocolat, pomme confite, feuille de basilic, reste de gâteaux, le tout grillé. L'odeur du pastis de papy. Les glaces que nos grands-parents nous offraient, la nuit tombée, dans le village du coin et que nous dégustions, lessivés, fourbus de fatigue, serrés les uns contre les autres dans les bras apaisants de la nuit sur un banc, contemplant nos grands-parents danser sur la place du patelin, au rythme des chansons que diffusait un bar dansant vieux comme le monde.

Nous rentrions vers 23 heures, cuits. La peau bronzée, les yeux ravagées par le soleil, fauves, translucides. Les cheveux de Paulo, de Jacques, ainsi que les miens tiraient vers le blanc, soûlés de lumière. Ceux de Dimitri, d'Oscar, de Liane et d'Evan s'habillaient de reflets miel, roussis aux racines par le soleil.

Si nous avions la force de monter dans nos chambres, nous le faisons. Souvent nous nous débarbouillions juste le visage, enfilions nos justaucorps qui avaient pris le grand air toute la journée puis l'odeur de la nuit et nous nous éteignions sur les grands tapis du salon, couchés les uns sur les autres, têtes posées sur les coussins des fauteuils, corps relâchés sous les minces plaids des canapés. Lorsqu'il nous restait une once de vitalité, nous tenions de grands conciliabules où avaient leur place toutes nos préoccupations d'enfants, où se forgeaient à jamais des entraides et des complicités sans failles. Il n'y avait plus de Liane et d'Evan. Plus de Dimitri, d'Oscar, de Paulo, de Jacques et de Martin. Il y avait nous, un bonheur et ses sept pièces détachées.

Mais vint la rentrée. Evan et Liane ont intégré l'école du coin où nous étions déjà, ont rencontré cette France des quartiers. Cette France de frère en prison, de sœurs de bord de route et enceinte à la majorité, de parents tués au travail, cette France d'oubliés et de scooters volés. C'était différent de tous les établissements scolaires parisiens qu'ils avaient pu fréquenter auparavant. C'était une France rustique, une France qui faisait la manche pour quérir l'attention avec des enfants, élèves de bord de cadre, des profs mutés dans leur pire cauchemar et quelques étincelles par-ci par-là, qui lissaient le tableau : des spectacles de théâtre montés par les élèves de Segpa, une collecte de vêtements et de produits de première nécessité pour des familles dont le HLM venait de rendre l'âme, des tournois de foot, à la sauvette puis organisé et dont l'argent récolté envoyait les gosses pour une semaine à la mer ou à la montagne. Pourtant c'était déjà beau là où ils habitaient mais il n'y avait que les touristes pour le dire. Quand la région où tu vis détermine le succès de ton avenir, détermine même si tu en auras un, tu ne la vois plus que comme un vivier à résidences secondaires appartenant à ces mêmes gens, habillés différemment, parlant différemment, qui ont décidé que vous récupéreriez les cendre de leurs feux et s'en assurent à chaque vacance, en randonnant dans vos collines et en piétinant les braises des foyers que vous vous obstinez à tenter d'allumer, de nourrir, d'éclairer.

Liane a d'abord eu peur de ces visages bourrins, bruts, de cette simplicité ambiante, peur de cette dépression spirituelle qui prenait dans les campagnes une tournure alarmante. Dans les villes, elle noyait les individus dans les pubs, dans les modes, dans les consommations, les aliénant, leur retirant leur capacité à réfléchir mais qu'importe, ils suivaient la marche, le mouvement. Dans les villages, dans le ventre de la pampa, elle laissait les individus nus, dépecés de leurs outils, de leurs boulots, de leurs dignités et de leurs héritages.

Puis elle se sentit bien dans ce monde à contre-sens, dans ces roulements de tambour, dans ces transhumances, dans cette odeur de terre mouillée, cette odeur de larmes où les couleurs et les sons se propagent avec plus de puissance.

Puis la campagne, les landes vertes et immenses, pour des enfants, il n'y avait rien de mieux. Cela faisait longtemps qu'elle n'était plus un enfant. Mais Evan, Evan s'épanouissait, grandissait comme un bourgeon en fleurs. Il avait toute la vie devant lui, tout le grand air pour respirer fort, mieux, pour exister, tout le terrain vierge nécessaire à ses conquêtes, à son apprentissage. Et quand viendrait le moment où le grand espace exilé de l'air du temps se transformerait en une morsure, en une porte d'entrée pour le nulle part, Liane le tirerait hors d'ici pour le renvoyer à la modernité, aux humains serrés et suant les uns sur les autres, prenant la mort par les sentiments en roulant comme des malades pour arriver à l'heure au travail et éviter les bouchons. 

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