Douce lumière - Part 3


OSCAR

La première chose qu'il se demande, c'est qu'est ce qu'elle a encore dans la tête. Il s'en veut de croire que c'est elle qui va tout foutre en l'air alors que ce sont eux la menace, les bourreaux et qu'elle n'est qu'une martyr sur le chemin de leurs décisions, une martyr qui chante, qui enjôle, qui les cloue sur leurs sièges de sa voix angélique aux accents surnaturels.

Elle chante, et son chant c'est à la fois comme un silence de mort, comme quelque chose qui se brise et ne cesse de se casser, un replay d'un vase en cristal qui s'écrase sur le sol en dalles de carrelage.

Il est perdu. La rage lui fait à nouveau perdre pied. Il a envie de se blottir contre elle, maintenant, d'oublier le monde, de partir, ailleurs, de fuir, de transgresser toutes les frontières, de lui faire l'amour, peut-être. De se fondre en elle, c'est vrai. De capter toutes ses couleurs, toutes ses nuances, tout de suite.

Et de la faire taire, bon sang.

Elle envoûte le monde, avec son timbre d'ange qui a volé trop près des enfers, avec ses yeux ronds de gamine à qui on a coupé trop tôt les ailes, avec son air d'adulte solitaire, solidaire, de la douleur et de la peine.

Ce n'est pas beau à voir, non, c'est sublime. À quel point ils ont tort et à quel point elle est sincère, pluvieuse, acharnée, elle bluffe. Elle chante un rite pénitentiel. Comme si elle allait se repentir, mais il n'est pas dupe. Dimitri se penche, captivé, et il pense qu'il a gagné, qu'elle est en train de se rendre.

Sainte lumière. Douce nuit. Et s'il parlait, maintenant, tout de suite ? Martin le fixe avec un sourire.

Tu ne peux pas, il lui dit. C'est tabou. C'est mensonge. C'est feu, glace, c'est ce qui nous ronge.

Il pense à Evan. Pour la première fois depuis ce qu'ils ont fait la nuit dernière, il pense à lui.

En se plongeant dans les vitraux baignés de la lumière perpétuelle du ciel, il se tasse dans son siège et écoute. Il écoute sa Liane qu'il entend tout près de lui, chanter des sons d'un autre monde, d'un monde qui ne lui est plus accessible.

MARTIN

Evan crevait d'envie d'être quelqu'un. C'en était même affolant. Il désirait plus que tout percer entre les têtes, s'élever au-dessus de la mare, du troupeau, trouver son propre chemin, être exceptionnel, être une voie, pas en suivre une.

C'est ce à quoi je pense, c'est ce par quoi je veux commencer mon écrit.

C'est ce que je comprends quand Liane saisit le micro, lorsqu'elle fait son coup d'éclat en croyant qu'on va tous croire qu'elle vient d'imploser, alors qu'elle explose.

Dimitri, Paulo et Jacques se leurrent avec une facilité déconcertante. Peut-être croient-ils l'avoir anéantie juste avant la messe. Peut-être croient-ils que leur coup de massue l'a étourdie, assez pour la museler jusqu'à ce qu'elle oublie.

La prière se termine. Liane descend de l'estrade, les jambes flageolantes. Elle rabat, hésitante, sa veste sur son pull et serre ses bras autour de son estomac, les yeux baissés. Les garçons se lèvent d'un même mouvement. Ils n'ont pas besoin de plus. Dimitri arbore un sourire de triomphe, le sourire de l'homme satisfait qui a atteint son but : diviser pour mieux régner.

L'assemblée, abasourdie et ébahie, s'abandonne encore pour quelques secondes au flottement léger des échos de la voix de Liane. Elle est juste devant moi, je lui ouvre la lourde porte de l'église et la tempête qui soufflait au dehors lèche nos pieds. Le ciel a enfin éclaté et se soulage en pleurant sur la ville. Elle ne me jette pas un regard, elle s'enlise dans un silence dont nous devrions tous avoir peur.

Pour raconter Evan, il faut raconter Liane, sa sœur. Raconter comme Liane Donarruma est devenue cette boulimique de la vie, qui vit par crises compulsives et n'existe que par instants, que par à coups. Comment cette jeune femme est capable de perdre ses moyens, habitée par la plus profonde des réserves, et qui la seconde d'après, osera hurler en place publique les torts et les vices tabous que le système charrie en silence en chacun de nous.

Ils ont conduit Liane à travers les courbes de la vallée, elle regardait par la fenêtre, l'horizon qui brunissait, la grisaille des nuages qui s'enroulait autour des massifs et endormait les cimes des arbres. La route bordait d'un côté la colline et de l'autre, la végétation se précipitait dans le vide de ses flancs d'un vert de jade puissant. Les paysages défilaient derrière la vitre au rythme du moteur fatigué, baignés d'une lueur froide et morne. Ils rejoignirent la ville qui se déployait au creux de la vallée, dépassèrent l'église accrochée à un python rocheux dissimulé dans la brume, puis roulèrent dans le centre jusqu'à une place où ruisselait dans le silence de la matinée monotone, une petite fontaine. Le pouls de Liane s'accéléra. Les pièces du puzzle s'emboîtaient dans sa tête. Pourquoi ils l'avaient prise à part ? Pourquoi ils l'emmenaient ici ?

À l'avant Dimitri et Paulo se retournèrent. Leurs regards la brûlèrent instantanément. Elle sentit une gêne pesante bloquer sa respiration. Jacques gardait les yeux baissés, à sa gauche, leurs bras se frôlaient presque. Elle se redressa, sur le qui-vive.

- Tu sais pourquoi on est ici. prononça Dimitri d'une voix détachée.

Un sourire excité s'afficha sur ses lèvres. Des souvenirs désagréables remontèrent à la surface de la mémoire de la jeune femme. Comme un gamin à qui on viendrait d'offrir le plus beau des jouets, Dimitri déverrouilla son portable, cliqua sur la vidéo affichée qui démarra.

Le visage de Liane dans la luminosité de la nuit apparut à l'écran. Le filmeur dézooma et son corps entier, perché en haut du muret de la fontaine, s'afficha. La qualité était mauvaise ainsi que le son mais la scène demeurait claire. Son pétage de plomb d'avant-hier soir. Elle se regarda, la honte bouillonnant à la surface de ses joues, elle faisait peur sur la vidéo, les yeux exorbités, titubante sous l'alcool et les cheveux en bataille. Une vraie folle.

Et sa voix grésilla, nasillarde par le haut-parleur :

- Oyé oyé gentes dames et damoiseaux. Il... putain...

Quelques acclamations fusent. Les têtes aux terrasses du bar-tabac se tournent dans sa direction. La Liane en petits pixels se penche pour vomir puis se redresse, essuyant sa bouche livide, les pupilles rouges et un sourire puéril aux lèvres qui se meut rapidement en une moue d'agacement. Ses traits se durcissent, et les mots sortent alors de sa bouche, violents, saccadés comme le rythme de son cœur :

- Je viens d'ici, d'ici où le bonheur n'est plus qu'une fable. D'ici où la fierté et les apparences prennent le pas sur l'envie, sur les désirs personnels. Je viens d'ici, où on fait des tabous, des silences confortables ou de la poussière d'étoiles !

Elle ouvre grand les bras, sa voix est portée par le silence de la nuit. Des portables s'allument, commençant à filmer mais elle s'en fout.

- Regardez-vous ! À vos terrasses, à votre café, clope cigarette drogue poumons calcifiés baise plan d'un soir, amour déçu, bourrés, les soirées excès, faut être heureux pour être vrai, faut le montrer, mais heureux de quoi ?! Regardez-vous, à vous complaire dans un monde où vous n'avez aucun pouvoir ! Où le consumérisme vous mène par le bout du nez, où on vous a retiré votre liberté de penser ! Ne croyez pas au narcissisme, ne croyez pas à ce que cette société vous donne, elle ne vous écoute pas ! Je viens d'ici alors que j'ai grandi là-bas, je viens d'ici et je viens vous le dire. Vous tourniez la misère en poussière d'étoiles. Aujourd'hui vous ne choisissez même plus votre camp. Vous suivez le courant. Vous m'écœurez, à me prescrire mes actes, mes droits, mes devoirs, mes jaillissements, mes agissements, jusqu'à me dire qui je dois aimer, comment je dois aimer, comment il doit me plaire, comment je dois lui plaire, comment il doit me faire l'amour !

Des remarques libidineuses se font entendre. Les hommes lorgnent sur elle, sur son visage sublime dans la fureur, sur sa chemise mouillée par les larmes, qui colle, transparente, à ses bras et à la naissance de sa poitrine. Elle passe sa main sur son front baigné de sueur.

Liane trembla dans la voiture, les joues empourprées, des larmes montant à ses yeux. Sa voix lui parvint comme provenant d'une vieille radio, faible et crépitante :

- J'ai toute la vie pour aller mieux. Les jours qui passent sont des échelons vers le néant. Pourquoi suivre quand on peut décider. Pourquoi rester sur ce que l'on nous donne, ou plutôt ce que l'on nous oblige à accepter, lorsqu'on peut avoir le choix, lorsqu'il ne tient qu'à nous de pirater nos cerveaux et de prendre le contrôle. J'aimerai pouvoir dire que je suis fière d'être ici mais ce n'est pas le cas. Les jours passent et je constate que l'on ne s'améliore pas. Regardez où nous en sommes arrivés. À brider jusqu'à l'amour quand il nous suffit juste de nous laisser aimer. Comme nous sommes. Il y a bien trop de choses qui nous lourdent, taboues. Bien trop de silences qui nous empoisonnent, nous étouffent... Dessinez- moi un humain sur une feuille et vous obtiendrez un moule.

Elle prend une respiration. La foule au bord du tabac et les passants sont à présent silencieux, pendus à ses lèvres. Elle soupire et son menton tremblote :

- Et parfois ma tête ne tient plus qu'à un fil. Et il y a lui et il y a vous, qui voulez me foutre en hôpital psychiatrique. Il y a lui que j'aime, que j'aime d'un amour qui ne guérira jamais. Il y a lui auquel je tiens plus que ma propre respiration, il y a ses mains qui me font sentir vivantes, ses mains sur mon corps, ses cheveux brûlants, ses cuisses, ses bras, ses jambes....

Elle rit encore. De nouvelles invectives grossières montent, mais elle en fait abstraction, elle fait abstraction de tout. Depuis le début, elle est seule sur cette place circulaire, terriblement seule en son centre, au milieu de l'arène. Elle glisse, elle souffle :

- Il y a l'alcool aussi qui me fait dire un peu n'importe quoi, c'est fou, mais je vous parle d'une relation qui m'a sauvée. Je vous parle de moi qui mourais tous les jours jusqu'à ce qu'il entre dans ma vie. Je vous parle des heures à avoir peur, à se cacher, des jugements, à se faire agresser, des baisers volés, des mains serrées dans la clandestinité. Je vous parle des pleurs qu'il a éteints et de celles qu'on nous a donné. Parce que oui il y a de quoi pleurer lorsqu'on nous dicte qui nous avons le droit d'aimer.

Elle tend les bras devant elle. L'alcool pince maladroitement une à une les cordes de sa voix sur sa dernière tirade :

- Et je voudrais écrire sur les jeunes qui n'ont plus le loisir de s'ennuyer, accaparés par les jeux vidéos et les réseaux, sur les jeunes qui prennent l'amour pour acquis, sans fioritures, qui oublient la passion, à quel point il est bon de découvrir, d'effleurer, de bander à la seule vue d'une peau dénudée. Je veux écrire sur ces jeunes que l'on abrutit d'informations en les laissant sur le carreau faire leur propre ménage, ces jeunes dont on dicte les images de leurs rêves sur leurs désirs, leurs avenirs, leurs sexualités, et qui se retrouvent à croire que les femmes sont des objets ou des champs de bataille, que les femmes sont comme dans les pornos, à leur merci et qu'elles jouissent à tous leurs gestes. Je voudrais retrouver la jeunesse, jeune à en crever.

Un ange passe. Les yeux de la Liane en pixels se révulsent. Elle titube sur le muret de pierre, à deux doigts de s'affaler dans la fontaine mais subitement, elle se reprend. Ses paupières papillonnent, ses pupilles reprennent leur juste place dans leurs orbites. Un sourire fêlé aux lèvres, sur un air de chanson lancinant, elle termine :

- « J'ai un surplus d'émotions qui me donnent parfois envie de mourir.

J'me réveille le matin, je suis déjà fatiguée,

Quand est-ce que je m'arrêterai de courir,

dans mes rêves, ce serait te mentir

Que te dire que la colère n'est pas un leitmotiv

J'en oublie mes vers

Enfin, façon de parler, ceux que je prends le soir,

sont bien plus difficiles à faire passer

Je sais ce que c'est d'être obnubilée,

Quand manipuler la tristesse est ta seule façon d'exister. »

Sur ce, elle saute du haut du mur, roule sur le sol et se relève, chancelante. Les applaudissements moqueurs éclatent et on lui tend une bouteille qu'elle vide. Elle se saoule et elle disparaît encore.

L'écran s'éteignit. Dimitri explosa de rire.

- Mieux qu'au théâtre non ? Prononça-t-il avec sarcasme.

- Où vous êtes-vous procuré ceci ? Les questionna-t-elle, la gorge sèche.

Elle put remarquer le sourire moqueur qui fendit le visage de Paulo avant qu'il ne tourne la tête et s'absorbe dans la contemplation de la vitre avant.

Dimitri passa sa main dans ses cheveux lentement avant d'expliquer, ne la regardant même pas dans les yeux, comme si elle était aussi insignifiante qu'une ombre :

- J'ai un ami qui a pu se procurer cette petite mascarade. Pour l'instant rien n'a fuité, ni sur internet, ni dans les journaux, ni dans la sphère personnelle. Mais ouvre encore une fois la bouche de travers et je balance tout. Je ferai défiler en boucle ta crise d'hystérie et ta forfaiture avec Oscar sur tous les écrans de la région. Et non seulement ça en sera fini de vous deux...

- J'en ai rien à foutre ! Écuma-t-elle.

Exaspéré Dimitri se pencha par-dessus le siège du conducteur et de ses longs bras lui saisit le visage. Ses mains disparurent dans la chevelure de Liane aussi noire que du sang séché.

- Ah oui ? Et le faire souffrir tu t'en contre-balances ? Voir sa réputation souillée par votre petite histoire de cul, se voir refuser les grandes écoles auxquelles il aspire à entrer depuis toujours, parce que oui, je ferai tout remonter jusqu'aux sphères les plus hautes du pays !

Il lui cracha au visage. Elle ferma ses paupières tremblantes.

- Tu t'en fous pas hein, j'en suis sûr...

Sa salive dans sa bouche avait le goût du fer.

- Puis ça en sera fini de toi, parce qu'ils te prendront tous pour une folle, une folle à lier ! Imagine la douleur de Grand'Ma et Grand'Pa s'ils apprenaient la vérité, eux qui t'ont tant donné, imagine un peu la peine qu'ils ressentiraient s'ils devaient à nouveau t'interner, parce qu'ils le feront. Tu n'es pas faite pour ce monde, Liane, ta présence détruit tout ce qui bouge et si Oscar voyait cette vidéo, il en serait démoli, il serait démoli de devoir encore et encore te rendre visite dans ta chambre d'hôpital, jusqu'à ce qu'il s'en lasse, parce qu'il s'en lassera, je veillerai à t'y laisser assez longtemps pour que tout le monde t'oublie.

Une larme de colère dévala les joues de Liane. La pression que Dimitri exerçait sur son cou commençait à lui donner du mal à respirer. Jacques reniflait, en pleurs et silencieux. Et moi, Martin saint-glinglin, Martin mystérieusement faible, je le fixais s'évertuant à la ruiner, dévoré par la peur du lâche.

Elle prit une profonde inspiration et la douce lumière qui filtrait des vitres arrières éclaira sa bouche qu'elle entrouvrit, ses dents blanches qui saillirent et se plantèrent dans la peau de la main de Dimitri.

Il ne hurla pas. Il explosa de rire, encore. Une nouvelle larme de rage perla à l'œil gauche de Liane.

Le moteur s'alluma. Paulo passa la première. De dos personne ne voyait l'expression de son visage. Dimitri fit défiler les images de la galerie de son portable avant de coller sous le nez de Liane une photo où en apparence tout était noir. Puis nous clignâmes tous des paupières. Et deux silhouettes apparurent.

La photo avait été prise par l'embrasure d'une porte semi-ouverte sur un lit, baigné par les rayons argentés de la lune qui faisaient ressortir le corps blanc de la femme sur celui brillant de l'homme. Leurs cheveux tout deux sombres mais d'une nuance différence de l'obscurité se confondaient, tandis que leurs bouches s'emmêlaient, que leurs corps se cabraient de désir. Nus, Liane et Oscar étaient figés à tout jamais sur le mobile au beau milieu de leur plongée en eaux troubles.

Il n'y avait plus de mots pour décrire l'état de Liane à ce moment précis. Pour décrire les mouvements apocalyptiques dans ses yeux, l'aspect cadavérique de sa peau et le rouge de l'humiliation sur sa bouche. Elle se mordit la lèvre inférieure. Une perle de sang dégoulina jusqu'au bord de son menton.

- Si tout s'apprend, tu quitteras la maison. Et pour aller où ? Tu le sais aussi bien que moi, oh oui tu le sais. Souviens-toi. N'essaie plus de poser des questions.

Un pas de travers et tu dégringoles.

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