Douce lumière - Part 1
OSCAR
Lorsqu'il se glisse hors de la chambre à pas de loup, il sait qu'il va devoir affronter une toute autre épreuve : les jugements et les regards inquisiteurs de ses quatre frères. Ils se tiennent debout devant la porte de la chambre, au garde à vous, ils attendent.
Le regard de Dimitri est goguenard. Les propos qu'il avait tenus à l'arrivée de Liane dans la famille remontent à la surface de sa mémoire :
« Woh si ça n'avait pas été ma sœur ou ma demi-sœur je me la serais bien tapée. »
Et son regard semble vouloir dire : j'en connais un qui ne s'est pas gêné.
Ses jointures blanchissent. Il ne désire pas entendre leurs commentaires, il ne désire pas savoir qui il doit aimer et qui il peut aimer selon leurs petits codes de suiveurs, selon leur pitoyable instinct qui leur guide d'appartenir à la masse et de se soumettre à ses normes. Ils ne pensent pas par eux-mêmes. Ils ne pensent qu'à le pointer du doigt pour être sorti du troupeau, pour s'être égaré alors que jamais sa relation avec Liane ne pourrait être considérée comme un passage à vide, un instant de perdition, parce que c'est avec elle qu'il s'est trouvé. Ils ne pensent qu'à le dénigrer pour avoir agi à l'encontre des actes prescrits et ainsi sentir leur confiance en eux exploser, sentir leur irréprochabilité les rendre plus valeureux. Des meilleurs versions d'eux-mêmes, ou des versions aux rouages huilées par la salive de la société. Des versions parfaitement privées de libre arbitre, mais lui il veut faire des vagues, il veut surfer sur le monde et ne pas le laisser l'engloutir.
Les jumeaux se passent de commentaires. Ils tournent les talons, écœurés. Il sait que le jugement des deux n'est que le jugement mesquin de Paulo et que Jacques en grand penseur qu'il est, n'est qu'un pâle écho des actes et des paroles de son frère.
- Et bah tu nous en cache des trucs.
Dimitri croise les bras, ses lèvres arborant un sourire faussement débonnaire.
- Evan nous cachait aussi des trucs. rétorque-t-il d'une voix nerveuse, sur la défensive.
- C'est vrai.
Dimitri acquiesce puis se tourne vers Martin, figé.
- Un truc à nous dire aussi Martin ? éructe-t-il. C'est la journée ! Evan n'est pas celui que l'on croyait, Oscar baise avec Liane...
- Hé! Fulmine-t-il avec l'envie irrépressible de le cogner.
- Tu pourrais nous avouer que tu es pédé non ? Ça serait une bonne chose de faite !
Puis, en ricanant, leur aîné pousse Martin dans le dos. Les yeux écarquillés il bascule sur le côté et se rattrape à la commode. Oscar jure. Rouge de honte et tremblant, Martin se relève et plie ses bras sur son torse en maigre signe de protection.
Blinde toi Martin, sil te plaît, pense-t-il
Il fusille Dimitri du regard. Un orage s'époumone au loin. Son frère arrête instantanément de sourire, revêtant un air sérieux et grave. Il les sonde de son regard dédaigneux.
- Cette journée est vraiment merdique. soupire-t-il.
Il rejette sa mèche en arrière et Oscar remarque les jointures explosées de ses mains. Après avoir quasi tué un homme, Dimitri demeure prêt à plaisanter.
- Enfin... tout ça pour dire que je ne veux pas avoir à te dicter ta conduite Oscar mais...
- Alors ne le fais pas ! rugit le concerné en brandissant ses poings.
Les lèvres de Dimitri se retroussent et il le saisit par le col de son T-shirt où traînent des cheveux de Liane. Ils se débattent l'un contre l'autre en grognant jusqu'à ce que Dimitri l'invective d'un ton qui dissuaderait toute réponse :
- Mais je vais le faire quand même ! Parce que ce que vous faites avec Liane ça menace complètement l'équilibre de notre famille !
- Mais quelle famille ? tempête Oscar. Depuis quand tu en as quelque chose à faire de la famille ? ajoute-t-il en pensant à ses absences répétées les soirs et les week-ends pour aller faire la fête et coucher à droite et à gauche. Il ne sait pas ce qu'est l'amour. Oscar ricane, il se moque de son air méprisant, de la supériorité factice de ce monstre humain repoussant. Et s'en veut instantanément d'avoir pensé cela de son frère.
Dimitri semble avoir compris le fond de sa pensée. Leurs regards se vouent une lutte acharnée. En relâchant sa prise Dimitri prononce d'un ton détaché :
- Peut être. Peut être que je ne m'y intéresse que depuis aujourd'hui, mais vaux mieux tard que jamais, non ?
Menaçant il approche son visage et souffle sur le sien son haleine d'une fraîcheur écœurante :
- Alors faites attention à ce que vous faites. Toi tu es mon frère mais elle, elle n'a jamais été grand chose pour moi.
Sur ce, il le relâche et en sifflotant s'éloigne dans le couloir. L'ampleur de ses paroles n'atteint réellement Oscar que lorsque son ombre disparaît dans celles qui baignent l'escalier. Il sent la présence endormie de Liane dans son dos. La fureur bondit en lui comme un animal en cage. Mais qu'est ce qu'il pourrait faire ? Le poursuivre, le tabasser pour lui faire payer le coût de ses mots et finir en pugilat ? D'autant plus que ses frères ne prendront pas sa défense. De plus, il ne veut pas blesser Liane plus qu'elle ne l'est déjà.
Il lâche un long soupir où se lit la profondeur de sa lassitude. Malgré la fatigue, il n'aspire pas à dormir. Comme si ses muscles étaient chauds, bouillants, affamés de bouger, courir ou... cogner. Et Liane s'est endormie dans ses bras presque tremblants d'un sentiment contenu de rage, contre son corps tendu comme un arc, elle s'est endormie, son visage habillé par la paix du sommeil, par ce visage serein qu'il aimerait tant voir s'afficher jour et nuit sur ses traits. Alors que lui, il écumait, aux prises avec le capharnaüm qui s'est installé confortablement dans ses pensées et qu'il n'a pas l'habitude d'affronter. C'est ce qu'il aime pourtant chez Liane : sa capacité à ne pas se noyer dans le plus pur des bordels émotionnels. Elle sait gérer tout cela, ou plutôt en donne l'impression, car il sait qu'elle divague la plupart du temps au grès des pulsions convulsives de son cœur.
Martin essuie une larme, en silence. Honteux. Son regard charrie une colère qu'il n'osera jamais exprimer. Oscar respire fort. À travers son dos collé à la porte de la chambre, il entend Liane remuer dans les draps. Il murmure d'un ton dur :
- Putain Martin, tu dois te blinder.
Son frère bégaie de plates excuses.
- C'est pas ça se blinder ! s'agace-t-il.
Il saisit Martin par la manche de sa veste.
- Allez viens avec moi !
- On va faire quoi ? demande le benjamin d'une petite voix.
- T'apprendre à t'endurcir.
Les yeux d'Oscar se parent d'un vert implacable.
- Et pour cela on va aller chercher la hache de papy.
MARTIN
Oscar est le seul de mes frères que j'aurais pu aimer. Le seul qui ne m'a jamais déprécié ouvertement, critiqué, pris pour un faible, un anormal.
Mais il a cette manière de te regarder, comme s'il était tout et au dessus de tout, comme s'il était irréprochable, l'exemple à suivre avec ses cardigans en laine et ses pantalons en toile, ses écharpes et ses clarks. Et pourtant j'ai tout de suite su pour Liane. C'était évident, d'une flagrance presque ridicule. Le grand Oscar, maître de tout, était tombé fou amoureux de la fille aux angoisses nocturnes, aux yeux cerclés de ses cauchemars, de la fille déphasée, brute et en perpétuelle lutte avec chaque instant de la vie, la fille au sourire lasse mais d'une beauté indicible, la fille à qui tout échappait. Paradoxale. Et je l'avais vu plus vrai, plus doux, dans sa relation, plus bienveillant. Liane, je n'ai jamais pu réellement lui parler. Avec ses yeux lunaires, pigmentés par l'éclat de ses peurs, je suis constamment mal à l'aise à ses côtés. Comme si elle n'était qu'une partie d'elle-même et que l'autre était morte ou se mourait, inexorablement.
Je sais qu'Oscar en a conscience. Je sais qu'il en a peur et pour cela je remercie la vie d'avoir gratifié quelqu'un d'autre que moi de la terreur constante.
C'est pitoyable mais j'aime le voir se décomposer lorsqu'elle déraille, avec la crainte qu'elle fasse une énième sortie de route cette fois-ci fatale. J'aime penser que le vent tourne et que je ne suis pas le seul à payer les pots cassés de papa et maman, de leur divorce insensé, de leur remariage futile et de l'oubli logique de leurs responsabilités de parents. Si nous étions restés une famille peut-être que Dimitri ne se serait pas transformé en un tyran, peut-être que Paulo ne serait pas devenu cet ignoble et méprisant perfectionniste qu'il est et que Jacques n'aurait pas eu à être son ombre timide.
« Nous sommes une famille, entends-je maman répéter en serrant Liane et Evan dans ses bras. »
Ce n'est pas avec ce mot que je nous décrirais. Je nous appellerais "association forcée d'individus qui tomberont tôt ou tard en décomposition et qui pensent que se déchiqueter en miettes c'est plus sympa à deux."
Je ne nous appellerais pas une famille et c'est bien pour cela que je ne peux juger lorsque j'apprends que Oscar couche en tout bien tout honneur avec sa sœur.
Il me tient fermement par la manche. Nous dévalons les escaliers dans la nuit noire. Il est deux heures du matin, ou trois, peu importe, la maison est silencieuse et nous allons vivre quelque chose de fou.
Je le comprends à travers le regard d'Oscar. Il a les pupilles dilatées comme sous l'effet de la drogue. Les transes de l'anxiété le foutent en vrac et c'est moi qu'il veut transformer en roc.
La forêt borde le manoir, froide et muette. Oscar rejoint le garage qui jouxte la masure à grandes enjambées. Il fouille sous la bâche qui recouvre la brouette de Grand Pa', mouvante sous les rayons argentés de la lune et en extirpe une hache immense à la lame effilée.
La manière qu'il a de la tenir me donne envie de prendre mes jambes à mon cou, mais je serre les poings. Les paroles mesquines de Dimitri me font l'effet d'une piqûre de rappel. Nous nous enfonçons dans les bois.
Les cimes des arbres semblent se figer sur notre passage. Dans notre sillage nous laissons les animaux nocturnes perplexes nous épier entre les branchages. Traversant un tapis de mousse qui formait une longue allée sordide, nous atteignons une clairière plongée dans l'épais faisceau de la lune. L'air respire à pleins poumons le mucus. Oscar me fourre la hache dans les mains. Les nervures de ses tempes ne cessent de grossir. Ses yeux rétrécis en deux fentes il fouille les alentours puis d'un pas décidé s'en va soulever un énorme rondin de bois qu'il dépose à mes pieds en soufflant bruyamment.
- Donne-moi la hache !
Il me la prend des mains. De la sueur coule sur son front, à la naissance de ses cheveux bruns en bataille. Je recule d'un pas. Il brandit l'arme au dessus de sa tête dans une posture de gladiateur prêt à achever son adversaire. La lueur de la lune rampe sur ses muscles saillants et dans le contre-jour de l'astre, le sang de l'étoile semble couler dans ses veines translucides. Il assène la hache contre le tronc, un cri étouffé de rage aux lèvres. Effaré je le contemple taillader le bois en petit morceaux. Ses yeux de fauve prêt à bondir sont perdus quelque part que je ne veux pas nommer. Après de longues minutes où la forêt bruissant de gémissements apeurés semble vouloir décamper loin de nous, Oscar crie à la lune comme le ferait un loup-garou aux pupilles injectées de sang. Puis il finit par ralentir ses gestes et s'immobilise. Le regard vide, il me tend la hache.
- Allez, frappe un peu.
Maladroit je la saisis avec hésitation. Il me hurle dessus :
- Allez, apprends un peu à frapper ! Apprends à rendre les coups putain !
Je sursaute. Un rictus effrayant barre son visage sombre. Je m'empresse de lui obéir, cependant je reste sceptique. Ce n'est qu'un bout de bois que je m'apprête à fracasser, pas le crâne de Dimitri ou de la bande de banlieusards qui s'amuse à me faire la peau à la sortie du collège. Ce n'est pas leurs joues que je rêve de défigurer qui se présentent à moi, ni celles de tous ceux qui m'ont pointé du doigt, balafrées par des rires moqueurs.
En transe, le manche est glacial dans ma main. Malgré le poids conséquent de l'arme, je la dresse à la hauteur de mon visage et l'abats sur la partie du tronc qu'Oscar n'a pas touchée. Je la manie avec difficulté, la sueur abonde sur mon front et mes joues rouges. En dépit du froid ambiant, je suis en nage. Je découpe le tronçon de bois, ma respiration saccadée se répercutant dans mes oreilles. Je pense à tout ce qui m'a blessé, à cette fichue vie qui ne fait que gravir les montagnes de la connerie et de l'horreur. Je pense à ce que nous avons fait la nuit dernière. Je pense au visage d'Evan, à ceux de mes frères, à l'absurdité de nos décisions, à leur stupidité fatigante, à la méchanceté de ce monde qui nous fout en orbite, à nous regarder nous entre-tuer, nous liquider. Je n'ai pas peur, je n'ai pas peur. Je me répète que je n'ai pas peur, qu'ils sont tous d'un humiliant mépris, d'une humanité ramenée plus bas que terre. Alors je saccage devant moi le corps vide d'un arbre.
Lorsque j'ai terminé, je comprends que j'ai dû hurler tout haut ce que je pensais tout bas, parce
qu' Oscar me fixe avec des yeux à la fois surpris et venimeux. Je crois qu'il m'en veut de penser ainsi, d'avoir toujours tout détesté et de rendre toujours tout si détestable, d'être l'incarnation même du pragmatisme et du pessimisme alors qu'ils sont tous le fragment d'un égoïsme père de tous leurs vices.
Il me force à lui donner la hache. Mes mains tremblent d'une colère que je n'ai pas assez évacué. Il me défie du regard. Je le cogne.
Il esquive mon geste, attrape mon bras et le tord. Je laisse échapper un gargouillement de douleur avant de lui décocher mon genou dans le tibia. Il pousse un cri de fureur.
- Putain Martin tu es vraiment qu'un gros con ! gronde-t-il.
Je me débats. Qu'est ce qu'il lui prend ?
- Qu'est ce qu'il te prend ? me crache-t-il.
Je me jette sur lui et il m'envoie mordre la poussière. Je me relève en toussant.
- Tu veux m'endurcir non ? crié-je en brandissant haut mes poings.
Il ricane.
- C'est ça, fais le malin.
Je suis pris au dépourvu par son cynisme, par le fait humiliant qu'il n'a pas hésité une seconde à ne pas me prendre au sérieux. Il est comme tous les autres qui me considèrent sans préambule comme médiocre, fragile, insignifiant.
- Tu fais pitié. murmure-t-il en secouant la tête.
Je sais que d'une certaine façon il ne pense pas ses paroles, qu'il est brisé ce soir, qu'il n'est même pas l'ombre de lui-même mais je m'en fous. Il n'a pas à me découper en mille morceaux, à faire de moi ce qu'il ressent douloureusement au fond de lui-même. Je crois que la nuit dernière nous étions cinq à prendre une décision et qu'il n'y aura qu'un bouc émissaire pour porter la disparition d'Evan.
Et qu'ils s'acharneront sur moi jusqu'à ce que je décide moi aussi d'être confondu avec le néant.
Je me recule, des larmes de fureur que je ne dois pas laisser couler montant dans ma gorge. Un unique et lourd sanglot vibre hors de ma bouche lorsque je tourne les talons. Oscar me rattrape, la hache à la main. Il me dépasse avec indifférence mais je vois ses épaules fléchir, penaudes. Il atteint la maison avant moi et s'y enfonce. Lorsque je monte les escaliers, il a comme disparu, c'est comme si tout le monde s'était volatilisé, comme si cette maison effrayante aspirait chacun de ses habitants. Je me traîne jusqu'à ma chambre puis jusqu'à mon bureau où des portraits que j'ai capturés de Liane, d'Evan et de mes frères me narguent. Ils ont ce droit d'être heureux sur le visage que je ne semble pas avoir, comme si le monde était trop rude pour moi ou comme s'ils se complaisaient à souffrir et à faire souffrir. Comme si ça leur allait, qu'on se détruise pour se donner l'impression que l'on acquiert le mérite de vivre.
Ma tête bouillonne. Des feuilles s'éparpillent sous mes mains. Fébrile je saisis un stylo. Puis ma prise se raffermit. Ils ont tous décidé de se taire, même Liane, Oscar finira par la museler sans qu'elle n'en prenne conscience et elle oubliera Evan.
Mais pas moi.
Mon crayon trace les lettres noires sur la première page et je les contemple, un sourire satisfait aux lèvres. Je contemple le titre de mon prochain chef d'œuvre :
« La vérité ou comment nous avons tous tué Evan Georgio. »
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