Chapitre 9

Un plan bancal


–  Tu veux que j'aille à une fête avec toi ?

–  Tu ne peux pas rester ici. Donc oui, j'aimerais que tu m'accompagnes.

            Lhénaïc vient de m'annoncer que je dois me rendre à la fête donnée en l'honneur de la cérémonie du Pouvoir. Est-il devenu fou ou souhaite-il me jeter dans la gueule du loup ?

–  Pendant trois jours, la cité va être en état d'alerte, explique-t-il. Les patrouilleurs vont fouiller les maisons, les exterminateurs vont couvrir chaque coin de rue et les analyseurs vont observer leurs caméras vidéo. Tu n'auras aucun moyen de sortir pour rejoindre les plaines sans être vue. Je connais un tunnel qui permet de rejoindre la plaine à l'Ouest, mais ce serait trop dangereux d'y aller maintenant. Il faut attendre trois jours. Si rien ne se passe d'ici là, l'état d'alerte sera levé et les exterminateurs cesseront de surveiller les rues.

–  Et en attendant, tu proposes que je me distraie en participant à une fête ?

–  Si tu restes ici, ils te trouveront en fouillant les appartements.

–  Je pourrais me cacher dans ta baignoire en or.

–  Très drôle. Non, ton seul moyen de survie, c'est de rester avec moi.

            Quel prétentieux ! Son plan ne tient pas la route et je ne vois pas en quoi rester auprès de lui m'assure une protection. Je suis trop reconnaissable ! Ma photo circule en gros plan sur tous les écrans de la ville. Si je sors dehors, je suis morte.

–  Ton plan me semble foireux, rétorqué-je en croisant les bras.

–  Plus quelque chose brille et moins il se voit, me contredit-il.

            Je hausse les sourcils. Il fait de la philosophie lui aussi ? 

–  Tu peux répéter ?

            Il sort une chemise blanche et un pantalon bleu marine fraichement repassés de son placard et les dépose sur son lit, avant de retirer les boutons de son veston.

–  Qui s'attendrait à ce que tu te sois avec le fils de Johns Lenark ? Personne.

–  Tu veux me jeter dans la gueule du loup ?

–  Non, s'amusa-t-il. Je veux qu'on te voie afin que tu paraisses invisible.

            On frappe à la porte. Je me fige instantanément et jette un regard paniqué en direction de Lhénaïc. D'un geste de la main, il m'indique la salle de bain et je me faufile derrière la porte que je referme légèrement pendant qu'il va ouvrir.

–  Oui, elle est là. Tu peux entrer.

            Quoi ? Quel sale traite ! Mon cœur se serre dans ma poitrine. Est-il en train de me dénoncer ? Je jette un coup d'œil autour de moi. Une baignoire, un lavabo et un petit buffet. Je n'ai nulle part où me cacher. Les bruits de pas se rapprochent et je me saisis de la première chose qui me tombe sous la main : une brosse à cheveux.

–  Tu peux sortir Anahbelle.

            C'est ça ! Non seulement il me livre à l'Odéon, mais en plus il veut que je sorte de moi-même. Qu'il vienne donc me tirer de sa baignoire ! Je pointe la brosse en avant. J'espère qu'elle sera suffisamment solide pour que je puisse l'écraser sur la tête de l'exterminateur que Lhénaïc vient d'inviter à entrer. La porte s'ouvre. Je lève mon arme de fortune et me retrouve nez à nez avec Lila qui ouvre de grands yeux en me voyant. Je baisse immédiatement le bras. Derrière elle, Lhénaïc éclate de rire alors que la jeune fille se jette dans mes bras.

–  Je pensais qu'ils t'avaient tué, me dit-elle.

            Les émotions se bousculent dans ma tête alors qu'elle me serrae fort contre elle.

–  J'ai trouvé ton message dans le livre de Rousseau. Vous avez reçu les chocolats ?

–  C'était toi, m'écrié-je.

            Lhénaïc nous fait signe de baisser d'un ton. Lila s'écarte de moi pour me regarder. Je me sens un peu honteuse à côté d'elle. Elle est maquillée et joliment habillée. Ses cheveux châtains sont teintés de reflets roux et ses yeux marron foncé ressortent grâce au maquillage doré qu'elle s'est mis sur le visage. Elle passe une main dans mes cheveux et grimace.

–  Tu ne m'avais pas dit que c'était à ce point Lhénaïc, dit-elle en se tournant vers lui.

–  Je n'ai pas voulu dramatiser la situation, répondit-il en retirant sa chemise. Déjà qu'elle comptait te tuer à coup de brosse à cheveux !

            Je lui lance mon regard le plus noir et, en réponse, il se met torse nu. Je détourne le regard pour éviter de me focaliser sur ses muscles. Mais quelques secondes plus tard, mes yeux s'y redirigent d'eux-mêmes vers lui. Après tout, il n'y a rien de mal à regarder. Ce garçon ressemble à un dieu grec ! Lila s'est mise à tourner autour de moi et je me demande bien ce qu'elle fait.

–  Lhénaïc, peux-tu me passer mon sac ? Il y a une robe dedans et ma trousse de maquillage.

            Il ramasse le sac en toile que la jeune fille a jeté dans l'entrée de la chambre. Elle l'ouvre et récupère une robe blanche décolletée. Le tissu est constitué de multiples filaments dorés et de petits points bleu marine. 

–  Avec du maquillage, les cheveux blonds et débarrassée de toute cette crasse, elle pourrait se fondre dans la masse.

–  Une petite minute, les coupé-je. Que comptez-vous faire de moi ? 

–  Nous allons te rendre méconnaissable.

            Elle me prend la main et me pousse vers la baignoire.

–  C'est de la torture, répliqué-je.

–  Il y a pire que de devoir prendre un bain, s'amuse-t-elle.

            Elle se tourne vers Lhénaïc pendant que je retire mon pantalon et ma chemise pour me retrouver en sous-vêtement. Un instant, le regard de Lhénaïc se perd sur mon corps avant de se reconcentrer sur Lila.

–  Et pour le contrôle d'identité ? demande la jeune fille. Même maquillée, ils la repéreront facilement si elle est contrôlée. J'en ai passé deux pour parvenir jusqu'ici.

–  Je vais descendre au laboratoire, répond-il. Nathaniel devrait s'en charger. Occupe-toi d'elle en attendant.

            Je veux protester. Qui est ce Nathaniel ? Combien de personnes sont au courant que je suis ici ? Lila me pousse pour que je rentre dans la salle de bain et ferme la porte. Elle dépose son sac sur le lavabo et entreprend de sortir tout ce qu'il y a à l'intérieur. J'allume l'eau du robinet et retire mes sous-vêtements avant de glisser mes pieds dans l'eau chaude. Mon corps tressaille à son contact. Je n'ai pas pris de bain depuis des lustres.

–  On a parfois du mal à croire que c'est un garçon qui vit ici, fait remarquer Lila.

            Je ne sais pas quoi dire. Sa présence me perturbe. J'allume l'eau chaude et me savonne quelques instants en gardant le silence pendant qu'elle sort son kit de maquillage et ses pinceaux. Je m'agenouille dans le bain et passe le jet d'eau sur ma tête pour mouiller mes cheveux. Je ferme les yeux quelques secondes. En les rouvrant, je découvre Lila qui me regarde sans bouger, assise sur le bord de la baignoire.

–  Il est vivant, n'est-ce pas ? me demande-t-elle.

–  Qui donc ?

–  Nicolas, il est vivant ?

–  Bien sûr qu'il est vivant !

            Elle porte sa main à sa bouche. Des larmes montent jusqu'à ses yeux.

–  Je n'arrive pas à y croire. Il y a tellement de temps que je le crois mort. Tu ne peux pas savoir à quel point j'ai pleuré sa disparition. 

–  Si, je le sais, réponds-je. Tu ne peux pas savoir à quel point lui aussi a pleuré votre séparation.

–  Mais moi c'était pire, s'écrie-t-elle. Au-delà de la tristesse, j'ai longtemps eu de la haine envers lui.

–  De la haine ? répété-je.

–  Je pensais qu'il s'était enfui avec toi. Je pensais qu'il m'avait quitté et qu'il t'avait suivi par amour.

–  Tu pensais que Nicolas était amoureux de moi ?

            L'idée me parait saugrenue. Des larmes roulent sur ses joues et je reste bouche-bée. Jamais je n'aurais pu imaginer que la jeune fille puisse penser cela de nous. Nicolas est mon meilleur ami. Il en a toujours été ainsi. Je n'éprouve rien d'autres qu'une très profonde amitié envers lui, et lui aussi.

–  Si tu savais à quel point je vous ai détesté d'être partis sans moi. Je me sentais trahie. Après votre départ, je me suis retrouvée toute seule. Il n'y avait plus personne. Même ton frère a changé et il a cessé de me parler.

            Je n'ose toujours pas bouger. Assise dans la baignoire, pratiquement nue, je reste figée et joue avec les bulles de savon.

–  J'ai passé de longs mois seuls. Pour m'occuper, j'allais à la bibliothèque. C'est là que j'ai commencé à discuter avec Lhénaïc.

–  Que faisait-il à la bibliothèque ?

–  Que veux-tu qu'il fasse dans une bibliothèque ?

            Les images de ses livres étalés sur sa table de nuit me reviennent. Il a l'air d'être un grand lecteur.

–  Au début, nous échangions seulement sur nos lectures, poursuit Lila. Puis, je me suis confiée à lui et il m'a écouté, pendant des heures entières. J'ai fini par parler de Nicolas et de ma colère envers vous.

            Les larmes roulent sur ses joues. Je commence à avoir froid mais je n'ose pas sortir du bain. 

–  Tu savais qu'il travaillait pour les rebelles ?

–  Non, pas à ce moment-là. Je parlais, mais lui ne disait rien. Et puis, il y a eu l'attaque. Un matin, je l'ai retrouvé dans la bibliothèque. Tu aurais dû voir sa tête. Il était livide et se balançait d'avant en arrière, les mains agrippées autour de ses genoux, comme un enfant terrifié.

–  Lhénaïc ?

            J'ai du mal à l'imaginer ainsi quand je me le rappelle au côté de son père, bien habillé, faisant preuve d'une grande prestance. Puis, je le revois faisant les cent pas dans la chambre, ses ongles enfoncées dans ses paumes.

–  C'est là qu'il m'a raconté pour la rébellion, et qu'il m'a parlé de vous. De toi. De Nicolas. Mais il a aussi dit que vous étiez sans doute morts tous les deux.

            Elle ensuit sa joue et redresse la tête.

–  Et... il m'a parlé de ton ami. Mathie, c'est ça ? Il a dit que toi et Nicolas aviez rejoint les rangs de la rébellion et que vous travailliez pour cet homme, Lhionel. Il m'a dit qu'il avait un fils et qu'il était avec toi. J'ai compris que je m'étais trompée. J'ai compris que j'avais haï mon amour par pur jalousie et sans chercher à vous comprendre. J'avais eu tort sur toute la ligne. Mais c'était trop tard. Nicolas était mort.

–  Nicolas n'est pas mort.

            Je pose ma main sur ses épaules. Elle s'est agenouillée sur le sol, devant la baignoire.

–  Mais Mathie oui, murmuré-je.

            Elle relève les yeux vers moi et je passe mon doigt sur sa joue pour essuyer ses larmes.

–  Nous nous sommes cachés, expliqué-je.

–  Si tu savais comme je m'en veux. Je ne comprenais pas. Pourquoi êtes-vous partis sans moi ?

–  Pour te protéger. Nous n'avons pas eu le choix ! Tout s'est fait très vite. Nicolas est parti avec moi mais il t'aime. Il n'a jamais cessé de t'aimer.

–  Il t'a choisi toi.

–  Je ne lui ai pas laissé le choix, la contredis-je.

            Je ne veux pas que la jeune fille me garde rancune même si je me suis enfuie avec son amour. Nicolas n'a jamais cessé de penser à Lila. Il n'a jamais cessé de l'aimer.

–  J'ai mis du temps à guérir Anah, chuchote-t-elle. Et à un moment, j'ai tourné la page...

–  Que veux-tu dire ?

–  Je suis avec quelqu'un, me confie-t-elle. Il s'appelle Olivier. Il est gentil...

            Je ne sais plus quoi dire. Je n'arrive pas à l'imaginer avec une autre personne que Nicolas. Sur le coup, je pense uniquement à mon meilleur ami et à sa tristesse s'il vient à l'apprendre.

–  Il a été là pour moi, se défend-elle. Évidemment, ce n'est pas comme avec Nicolas mais Olivier m'a aidé à consoler ma peine.

            Est-ce que je peux lui en vouloir ? Elle a seulement cherché à guérir et se reconstruire. Nous sommes partis et il n'y avait quasiment aucune chance pour qu'elle nous revoit. Elle a le droit d'être passée à autre chose. Trois ans sont passés. C'est long trois ans. 

–  Quand j'ai reçu ton message, tu ne peux pas savoir ce que ça m'a fait. J'ai mis du temps à comprendre ce qu'il signifiait. Quand j'ai compris, j'ai pleuré durant des heures. Et maintenant, je suis perdue. Que dois-je faire Anah ? Mon cœur me pousse à retrouver Nicolas mais Olivier n'a rien fait de mal.

            Ses yeux sont plein de larmes. Elle me supplie du regard de l'aider à trouver une solution et sa problématique me semble soudain être plus grave encore que ma situation actuelle. Je suis presque contente d'être seulement traquée par une cité et non pas partagée entre deux cœurs.

–  Nicolas est mon âme sœur, dit-elle. Mon cœur lui appartient à tout jamais. C'était lui, c'est lui et il en sera toujours ainsi. Mais comment dire cela à Olivier ?

            Quelle tragédie ! Digne de Roméo et Juliette ! Je lui souris alors qu'elle sèche ses larmes. Quelque part, sa douleur me rappelle la beauté de la vie et notre jeunesse. Elle finit par se ressaisir et me laisse terminer ma toilette. Je sors du bain et m'enroule dans la serviette qu'elle me tend. Elle sent le propre et une délicieuse odeur de lavande. Ça me change de ma grotte pleine de crasse et de l'eau froide. Je prends place sur la chaise que me désigne Lila et elle se place derrière moi avant de m'asperger les cheveux de produits. Je jette un coup d'œil dans le miroir. Mes cheveux dégoulinent et mes yeux sont cernés par la fatigue. 

            Le brun foncé de mes cheveux se teinte soudain de reflet plus clair jusqu'à devenir complétement blond. Je ne me reconnais plus. Lila attrape des ciseaux et coupe mes cheveux pour en faire un carré. En quelques instants, mes longues mèches brunes disparaissent pour être remplacées par une coupe courte. Ils m'arrivent désormais au niveau des épaules. Lila glisse une barrette en forme de fleur blanche et bleu sur une mèche puis s'attaque au maquillage. Je ne peux m'empêcher de me dire que la dernière fois que quelqu'un m'a maquillée, c'était ma mère, quelques heures avant sa mort.

            Lila met du crayon noir sous mes yeux, de la poudre rose sur mes joues et du fard blanc sur mes paupières. Elle me laisse ensuite enfiler la robe qu'elle a apporté pendant qu'elle range ses affaires. Une fois habillée, elle me prend par la main et m'oblige à me regarder devant un grand miroir. J'ouvre la bouche, étonnée. La porte s'ouvre alors sur Lhénaïc qui se fige.

–  Je ne t'aurais presque pas reconnue.

            Je lui décerne mon plus beau doigt d'honneur et le laisse s'approcher de moi, un verre d'eau et un cachet dans la main.

–  Tu comptes me droguer ?

–  Ce cachet va modifier ton ADN pour quelques temps.

–  Les odéonistes ont souvent recours à ce genre de pilule ?

–  Non, elles sont interdites.

            Je l'attrape du bout des doigts et la porte à mes lèvres. À côté de moi, Lila hoche la tête pour m'encourager. Je laisse le cachet reposer un instant sur ma langue avant de l'avaler.

–  Alors ? Pas de transformation spectaculaire.

–  C'est l'intérieur de ton organisme qui se transforme, explique Lhénaïc.

            Il me sourit et s'assoie sur un fauteuil.

– Maintenant, si vous pouviez vous retirer quelques instantes mesdemoiselles, juste le temps que je m'habille.

            Lila m'attrape par le bras et me tire dans une pièce annexe.

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