Chapitre 7
L'intruse
Mes yeux continuent à le fixer tandis que Lhénaïc la foule, juste derrière Johns. Son frère, Lucas, a un immense sourire fixé sur le visage, mais ce n'est pas son cas. Il ne regarde pas vraiment la population. Le tableau de famille est parfait, mais lui semble ailleurs. Lhionel avait fait confiance en Lhénaïc et j'avais confiance en Lhionel. Dois-je donc lui accorder le bénéfice du doute ?
En admettant que oui, encore faut-il que je parvienne à l'approcher.
Mon frère applaudit le discours de Johns Lenark avec frénésie. Perdue dans mes pensées, je n'en ai pas écouté un seul mot. Visiblement, il a fait son effet sur la foule.
– Tu as cours aujourd'hui ? me demande Théo.
Je sors de ma léthargie et essaye de comprendre sa question.
– Oui, répondis-je.
– Nous reverrons-nous ? J'ai apprécié te rencontrer.
Mon cœur se serre. Non, nous ne nous reverrons pas ! Nous n'appartenons pas au même monde. Et, même si j'avais encore appartenu à l'Odéon, le fait que je sois dans une autre caste que lui aurait empêché notre relation. Et puis, c'est mon frère !
– Je dois y aller.
Je fais un signe de la main et m'évapore dans la foule. Je n'ai pas envie de rester à côté de lui. Savoir que mon frère m'a oublié est trop difficile. Les habitants sont en train de se disperser pour rejoindre leurs lieux de travail et je suis plusieurs d'entre eux en direction du dôme de Cristal. J'ignore comment je vais faire pour atteindre Lhénaïc. Il doit être dans le palais, surprotégé par des gardes. Ma seule chance, c'est qu'il continue d'aller en cours et que je puisse l'intercepter au détour d'un couloir. Ce qui paraitrait presque trop facile.
Quoi, il n'est peut-être plus étudiant. Si cela se trouve, il travaille déjà et occupe une haute fonction administrative. Je me maudis de ne pas avoir questionné Théo sur le métier du « prince » et me force au calme. Je suis un groupe d'étudiante qui doivent avoir une quinzaine d'année. À l'aide de grands gestes, elles imitent Johns Lenark et rejouent son discours.
– Quoi qu'il arrive, n'oubliez jamais que tant que l'Odéon gouvernera, notre monde sera toujours une merveille de richesse, de beauté, d'espoir et de prospérité, récite une des jeunes filles.
C'est drôle, je n'ai pas dû écouter cette partie du discours car je ne m'en souviens pas.
– C'était tellement beau ! s'extasie une autre. Tellement fort.
– Et tu as entendu ce qu'il a dit à propos des futures générations ?
Je cesse d'écouter leur conversation pour tourner à l'angle d'une rue. Le groupe de jeunes filles prit la direction du dôme pendant que je tourne sur autre boulevard. Je dois accéder au palais, mais j'ignore comment le faire à partir des salles de cours. Je peux toujours essayer de frapper à la porte principale, mais les secrétaires et autres employés du palais ne tarderont pas à venir me questionner sur mes intentions. Je me rends compte qu'il manque une chose essentielle à mon plan : un plan. Comme toujours, j'ai agi sans réfléchir et je suis partie à la recherche d'une personne sans penser aux modalités. C'est tout moi. Je fonce dans la mêlée et je réfléchis après. Si j'avais pris le temps d'en discuter avec Nicolas, il aurait pu m'aiguiller. C'est lui l'esprit de notre binôme !
Je suis toujours en train de m'interroger lorsqu'une sirène se met à retentir dans la cité.
Je me fige sur place. Le bruit est assourdissant. Aussitôt, des patrouilleurs surgissent partout dans les rues et je n'ose plus faire un geste. Mon cœur tambourine fortement contre ma poitrine. Autour de moi, dans la rue, certains habitants ont fait de même et ont cessé de bouger. C'est la règle : si la sirène retentit, il faut cesser toute activité et attendre l'arrivée des patrouilleurs. Oui, mais... Cela me parait clairement être une mauvaise idée. Il suffira d'un contrôle d'identité pour qu'ils comprennent qui je suis.
En quelques secondes, je me faufile dans une ruelle étroite, entre deux immeubles. Elle est sombre et entourée de deux murs verticaux et blancs, des bennes à ordures sont glissées entre les murs et rendent difficile le passage. Je me glisse au milieu et me bouche le nez pour ne pas laisser les odeurs des détritus me soulever le cœur. Les patrouilleurs passent à côté de la rue sans me voir.
Je reste figée, dans ma cachette, tel un loup aux abois. L'alarme continue de sonner, de plus en plus forte. Les patrouilleurs procèdent à des contrôles d'identité, je les entends. Je n'ai aucun moyen de m'échapper. Dans quelques minutes, les rues seront bouclées. Je reste prostrée entre les deux bennes, persuadée que ma trêve sera de courte durée. Sauf que soudain, la sirène s'arrête. Je me recroqueville, souffle de soulagement.
Et là, elle retentit de nouveau. Différemment. Un coup, puis deux, puis trois. Elle s'interrompt. Après quelques secondes, la sonnerie reprend avec le même rythme. Ma mémoire me revient. On nous avait appris à identifier les sons lors des exercices de sécurité. Chaque son, en fonction de son rythme, possède un sens. Un son, un vol. Deux sons, une intrusion dans le système informatique. Trois sons, un ou des ennemis dans la cité. Une fois l'alarme déclenchait, la cité est bouclée durant plusieurs jours. On envoie ensuite des exterminateurs dans les rues ou des nettoyeurs dans les systèmes informatiques en fonction de l'attaque. La sirène a retenti trois fois. C'est une intrusion et c'est bien ce que je craignais. Ils m'ont sans doute repéré et je vais mourir, ici, dans l'Odéon. Ils ne me laisseront pas sortir vivante. Les rues vont être barricadées et ils me traqueront jusqu'à ma mort. Je me repasse le fil des derniers événements dans ma tête pour trouver la faille. Comment ont-ils su ? Théo m'a-il dénoncé ? Je ne comprends pas ce qui m'avait trahi.
– Tu sais ce qu'il se passe ?
Je me fige et tend mon oreille vers les voix. Je me penche légèrement en avant pour en capter l'origine. Deux patrouilleurs, à l'entrée de la rue, sont penchés l'un vers l'autre. Leurs deux masques bleu marine m'empêchent de distinguer leurs visages.
– Apparemment Arthur a découvert une brèche dans la clôture.
– Arthur ? Il a encore du trop boire hier soir.
Il éclate de rire, mais son collègue lui donne un coup sur la hanche.
– Arrête, c'est sérieux. Il a dit avoir vu quelque chose sortir de la forêt ce matin.
– Ce doit être un animal.
– Et le trou que nous avons trouvé dans la clôture ? Qu'est-ce que c'est d'après toi ? Il est assez large pour qu'un homme rampe.
Ou une femme, ne puis-je m'empêcher de songer.
– Ces sales rebelles ! dit l'un des deux hommes en serrant les dents. Moi qui croyais que nous les avions tous exterminés au printemps dernier. Sait-on de qui il pourrait s'agir ?
– Non. Ni même combien ils sont !
Je pousse un soupir de soulagement. Ils ne savent pas que c'est moi ! Ils ne savent même pas si quelqu'un est vraiment entré, ils n'ont que des soupçons. À moins que les caméras aient filmé ? Ces fichues caméras ! Je les avais oubliés. Pourtant, celle du passage sous la clôture ne sont pas censées fonctionner. Elles ont été détruites par les bombes l'an dernier. À moins qu'ils ne les aient réparés ? Cette idée me glace le sang et je me force à respirer pour ne pas laisser l'angoisse m'envahir. Ce n'est pas le moment de penser à ça. Pour l'heure, je dois me concentrer sur le positif : ils ne me cherchent pas moi ! Ils cherchent des rebelles mais ils ne connaissent pas mon identité. Ils ignorent même que je suis seule et bien moins menaçante que ce qu'ils craignent.
Je me penche un peu plus en avant. Les deux patrouilleurs ne semblent pas vouloir bouger. Je jette un coup d'œil de l'autre côté de la rue et me déplace discrètement entre les bennes pour atteindre l'autre côté de la ruelle. Elle débouche sur un grand boulevard qui conduit tout droit jusqu'au dôme. Je prends une grande respiration et rejoint la rue. Je n'ai pas le choix, ils vont finir par l'inspecter. Une file de personnes se dirigent vers le dôme, escortées par des patrouilleurs. Je me glisse au milieu, la tête baissée. Ils ne font pas attention à moi.
– Tu crois qu'ils sont à l'intérieur de la cité, dit une femme.
– N'ais pas peur Holga, ils vont les trouver, la rassura un homme.
Je garde le silence. Au fond de moi, j'ai envie de rire, bien que la situation n'ait rien de comique. Le groupe semble affolé. Ils jettent des regards de chaque côté de l'esplanade, comme si des rebelles risquaient de surgir pour les prendre par revers. D'une certaine façon, je suis plutôt fière. C'était à cause de moi qu'ils ont peur. Au vu de leur façon de parler, il s'agit de membres de la caste des élites. Ils discutent de sécurité et d'intrusion et semblent bien s'y connaitre. Je les écoute d'une oreille discrète et continue à fixer mes pieds.
L'alarme n'a pas cessé de sonner. Je monte les quelques marches qui conduisent au dôme. Avant de franchir la porte, je me retourne pour fixer l'esplanade. Au-dessus, le ciel est toujours aussi bleu mais il est envahi par plusieurs dizaines de vaisseaux que je sais remplis d'exterminateurs. On dirait un essaim d'insectes. Une vague d'angoisse me submerge. J'espère qu'ils n'ont pas envoyé leurs armées sur les terres brûlées pour tenter de nous repérer, au risque de tuer Nicolas et les enfants. J'ai plus peur pour eux que pour moi.
Je pousse la porte et entre à la suite du groupe. Le dôme est rempli de monde. Partout, les gens se bousculent et parlent fort. C'est un énorme tohu-bohu ! Ils sont tous tellement concentrés sur leurs petites affaires qu'ils en oublient de faire attention à moi. Je me faufile entre un groupe de garçons d'une quinzaine d'année. Le vacarme est indescriptible et j'ai envie de leur hurler de se taire pour que je puisse réfléchir à un plan. Pour des gens disciplinés et rompus à ce genre d'exercice, je les trouve bien bruyants.
– C'est elle ! C'est Anahbelle Evans.
Je m'arrête nette et mon sang remonte jusque dans mes tempes Un instant, j'hésite à m'enfuir en courant. Puis je m'aperçois alors que personne ne me désigne. Ce n'est pas moi que les odéonistes regardent. Ils pointent du doigt un grand écran accroché à l'extérieur du dôme. Sur un immense immeuble de plusieurs centaines d'étages, une caméra projette mon visage sur le bâtiment. Je n'ai pas le temps de me question sur le « pourquoi », que la photographie de Nicolas s'ajoute à la mienne. Sous chacune des photos figure le mot : « danger ». Je m'approche de l'une des vitres pour m'observer de plus près. La photo ne date pas d'aujourd'hui. C'est un vieux portrait pris lorsque j'avais seize ans et que je vivais encore ici. Nicolas aussi est plus jeune. Plus propre aussi. Soudain, les images changent et sont remplacer par nos crimes. La liste se met à défiler. Viennent ensuite d'autres photos, d'autres rebelles, associés au mot « terroriste », inscrit en lettres rouges.
Je tourne la tête et recule. Il faut à tout prix que je trouve une façon de rejoindre le palais pendant que la population s'intéresse aux portraits. C'est peut-être ma chance finalement. Je ne prends pas le temps de regarder les photos. Elles me feraient trop mal au cœur. Je connaissais ces hommes et ces femmes qui se sont battus et qui sont morts aujourd'hui.
Mes pas me mènent directement jusqu'à la bibliothèque. Je me glisse entre les rayonnages, sans m'attarder sur le contenu des ouvrages. Je sais qu'il ne s'agit pas ici d'une grande littérature prônant des préceptes aussi nobles que les définitions des mots liberté, démocratie ou égalité. Ce ne sont que des livres sélectionnés et choisis par le système. Les autres ont été censurés, ou brûlés. Un bel autodafé ! Un véritable crime. Je jette un coup d'œil à la pièce. Si je la traverse et rejoint le couloir de l'autre côté, je pourrais peut-être trouver l'escalier qui mène à l'arrière du palais. Mes parents nous y ont emmené une fois, pour une invitation officielle suite à leur promotion.
– Votre attention s'il vous plait, ceci n'est pas un exercice, se mettent alors à crier les hauts parleurs. Nous soupçonnons des rebelles de s'être introduits dans la cité. Ils sont très dangereux, certainement armés et n'hésiteront pas à vous éliminer. Quiconque à des informations sur ces personnes doit immédiatement en informer les autorités compétentes.
Ils me cassent vraiment les oreilles à hurler comme ça. J'ai quand même joué de malchance. Cela fait un an que je m'introduis dans la cité toutes les semaines sans être repéré, et voilà qu'aujourd'hui, je déclenche toutes les alarmes de l'Odéon. Tout en pestant contre ma malchance, je m'apprête à traverser la pièce quand j'entends des bruits de pas. Je m'accroupis entre les rayons et regarde un groupe de trois jeunes filles entrer.
– C'est elle, cette fille qui n'a pas hésité une seule seconde à ...
– Tais-toi, Camille, j'ai si peur.
– Tu crois qu'elle se cache où ?
– Il parait qu'elle est capable de tirer des flèches directement en plein cœur. C'est un véritable assassin.
Moi ? Un assassin ? Je suis presque flattée par la peur que j'induis chez elle. J'aime savoir que ma réputation me précède, surtout qu'elle est faussée. Aucune de mes flèches n'est aussi précise. Mais, comme dit souvent Nicolas, les rumeurs sont parfois plus puissantes que la réalité. Il n'en faut jamais beaucoup pour transformer des informations en fake news. Mais, même si j'avais été capable de tirer une flèche aussi précisément, les trois jeunes filles n'auraient rien eu à craindre. Contrairement à ce qu'elles pensent, je ne suis pas un assassin. Les barbares, ce sont eux ! Toutefois, ces jeunes filles me donnent un avantage. Je suis seul, désarmée, mais j'inspire la peur. Une idée germe dans mon esprit. Je me redresse lentement, glisse ma main dans mon dos et m'avance :
– Bonjour les filles !
Elles poussent un cri perçant et je lève un doigt pour les faire taire.
– Je vous préviens, j'ai un couteau dans mon dos, menacé-je d'une voix que j'espère glaçante. Je n'hésiterai à m'en servir pour vous tuer. Vous allez faire ce qu'il faut pour me conduire vers le palais. Si vous agissez comme je le demande, il ne sera fait de mal à aucune d'entre vous.
Les deux plus jeunes gardent leurs mains serrées contre leur bouche. Devant leurs airs paniqués, j'ai envie de laisser tomber et de leur annoncer qu'il s'agit d'une blague. Elles ne doivent pas avoir plus de douze ans. Elles ont sans doute toujours été préservées et je suis en train de leur imprimer un message traumatique qu'elles conserveront longtemps dans leurs esprits. Mais tant pis, ma survie passe avant le reste. La plus âgée se dresse soudain devant moi et prend la parole avec un air de défi dans le regard.
– Et si je crie, que feras-tu ?
– Si tu cries, mes collègues feront la même chose à ta famille que ce que j'ai fait subir à la mienne.
Son assurance s'évanouit. Elle hoche la tête en signe de soumission.
– Commence par détacher tes cheveux, tu es trop facilement repérable, me dit-elle.
Je n'aime pas le ton qu'elle prend. C'est moi la menace et elle me donne des ordres. Je ravale la réplique que j'ai sur la langue pour m'exécuter. Elle est mon seul espoir de sortir vivante d'ici. Une fois que mes cheveux ondulent dans mon dos, elles me font de les suivre et je leur emboite le pas.
En prenant le couloir, je laisse mon regard se diriger sur les écrans géants, à l'extérieur. Ils affichent désormais une photo prise par les caméras de sécurité. On me voit me glisser sous la clôture. Flûte ! Ils ont vraiment dû réactiver les caméras dans ce secteur. Cette fois-ci, ils n'ont plus de doute sur ma présence. Les jeunes filles me font tourner dans plusieurs couloirs : à droite, puis à gauche, encore à droite et de nouveau à gauche. Ça n'en finit pas. Elles s'arrêtent finalement devant une grande porte en bois et je leur fais signe de l'ouvrir. L'une des plus petites s'exécute et je leur ordonne de passer devant. La porte donne sur un long couloir éclairé par une petite ampoule qui grésille. Je descends les quelques marches à leur suite après avoir refermé la porte dans un claquement sec.
Devant moi, une des filles se met soudain à pleurer. Je me retiens d'exploser de colère. Contre elle, mais aussi contre moi. Pourquoi ne les ai-je pas laissés à l'extérieur du couloir ? Que vais-je faire d'elles maintenant ? Mon plan s'arrête là et j'aurais bien besoin de Nicolas à cet instant. Je ne peux pas les assommer toutes les trois ! Et quand bien même : avec quoi ? Je n'ai aucune arme et je joue la comédie. Je m'apprête à leur dire de repasser la porte, bien consciente qu'elles vont me dénoncer dès qu'elles sortiront, quand une voix se fait entendre.
– Tu veux mourir Anahbelle ?
Je pousse un cri. J'oublie alors que je suis censée cacher une arme et pose une main sur ma bouche. Une silhouette apparait au fond du couloir et je la regarde avancer. Les trois filles se sont figées. L'ombre s'arrête à quelques centimètres et je le reconnais instantanément.
– Partez, je vais m'en occuper, dit-il aux filles.
Lhénaïc !
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