Chapitre 5
Une guerre contre la mémoire
Trois ans auparavant
– Papa et Maman ne sont pas rentrés cette nuit, chuchote Théo en se penchant vers moi.
Mes yeux se posent sur mon frère. Il est assis à son bureau et s'amuse à taper son stylo sur sa feuille qu'il peine à remplir.
– Et c'est grave ? demandé-je.
– Non. Mais j'ai l'impression qu'on leur confie de plus en plus de responsabilité.
– Tu crois que la promotion de Papa à quelque chose à voir avec leurs absences ?
– Je vous dérange, peut-être ?
Je sursaute. Une main vient de s'abattre fortement sur la table de travail et Monsieur Bylord nous regarde d'un mauvais œil.
– Théo et Anah, la prochaine fois que je vous vois discuter, j'en réfère immédiatement au conseil... et à vos parents !
– Bien monsieur, répond mon frère.
Le professeur reprend son cours et je fixe mon regard sur le tableau noir pour tenter de suivre son charabia. Je ne suis pas particulièrement intéressé par ses cours d'Histoire. Ce prof a un don pour les rendre ennuyant ! Il est en train de nous parler des dictatures et souhaite nous montrer les avantages des systèmes autoritaires sur la discipline des populations.
Un élève devant moi lève la main pour poser une question. Tout le monde le connait ici, comme son frère Lucas.
– Comment être sûr que la population est en accord avec la société choisie par le chef ? demande-t-il.
– Le chef en est sûr.
– Mais, si la population ne l'a pas élu, et qu'il a pris le pouvoir par la force, comment peut-il se sentir légitime ?
– La force est une façon de se légitimer.
– Mais comment savoir si le peuple obéît par peur ou par adhésion ?
Je suis étonnée par ses questions et me concentre sur leur échange. Les réponses du prof sont stériles, et on dirait qu'il veut le pousser à douter.
– Le peuple est pareil à un enfant à éduquer, poursuit le prof. Le chef, comme un père bienveillant, est là pour le guider. La population doit toujours garder à l'esprit que le chef est un visionnaire et qu'elle peut lui faire confiance en toute transparence.
– Et si certaines personnes refusent le système qu'on veut leur imposer ?
– Le système a alors le devoir de les convaincre, d'une façon ou d'une autre, car il est le seul chemin possible. Croyez m'en sur parole, Johns Lenark ne s'est pas trompé. Il a créé la meilleure société qui puisse exister et il a été prouvé depuis longtemps que la population avait tout à y gagner.
– Prouvé par qui ? continue le garçon.
Il insiste et le professeur le regarde d'un mauvais œil sans oser le reprendre avec trop de force. Il n'y a que lui pour se permettre un tel discours. Un autre aurait vite été discipliné. J'essaye de comprendre ce qu'il dit mais comme je n'ai pas suivi le début du cours, je suis un peu larguée. En général, j'ai tendance à m'ennuyer en classe, car je ne supporte pas d'être assise sur une chaise. Je change de position pour détendre mes membres et le garçon se retourne brusquement en me sentant gesticuler. Son regard bleu foncé, avec de petites pointes violettes, rencontre le mien.
Je lève les bras en signe d'excuse. Il ne va quand même pas me reprocher mon manque d'attention ? D'un geste du menton, je lui enjoins de se retourner et il reporte sa concentration sur le professeur avant de reprendre son flot de questions. Je me demande quel intérêt il trouve à cet échange stérile ? Peut-être qu'il aime juste contredire l'enseignant ? En jetant un regard sur ma gauche, j'aperçois Nicolas et Lila. Mon ami est en train de glisser discrètement un mot à celle-ci lorsque le cloche sonne.
Dans les couloirs, c'est un peu la cohue. Des élèves de la caste des agriculteurs se mêlent à la nôtre et je soupire alors que l'un d'eux me bouscule. L'Odéon divise la population en plusieurs catégories : la caste des élites, celle des agriculteurs et enfin celle des ouvriers. J'appartiens aux élites. Mes parents occupent deux des postes les plus importants de l'Odéon, comme ceux des autres élèves de ma classe. De ce fait, nous avons droit à une éducation de qualité et un programme élaboré par les inspecteurs de l'Odéon. Chaque enfant de cette caste est destiné à occuper des fonctions privilégiées et hautement placées au sein du système.
La caste des agriculteurs se compose de ceux qui travaillent dans les champs agricoles, destinés à nous nourrir. L'apprentissage se base essentiellement sur le savoir de la terre, doublée d'activités manuelles. Ils sont considérés comme les classes moyennes du système, indispensables, même s'ils ont de la terre sur les mains.
Ensuite vient la caste des ouvriers qui travaillent dans les sous-sols de l'Odéon. Cette caste comprend la part des populations les plus précaires du système. L'Odéon préfère les faire trimer sous terre et leur assigner les tâches les plus ingrates : le nettoyage des fosses à ordures ou le travail des mines par exemple. Ils voient rarement la lumière du jour et nous ne les apercevons presque pas, puisqu'ils ne sont pas destinés à être vus. La cité a besoin d'eux, mais pas de les voir. Ça ferait tâche !
– Si nous allions prendre un chocolat, propose Nicolas en passant à côté de moi.
Lila lui tient la main. Je demande à Théo s'il veut nous accompagner et il accepte en maugréant. Nous sortons du dôme de cristal et nous nous asseyons à une table, sur l'esplanade. De ma place en terrasse, je peux voir le pont majestueux qui scintille dans la lumière du soleil. J'aurais aimé discuter avec l'architecte qui a conçu ce lieu. Est-il mort aujourd'hui, sacrifié pour la cause après avoir fait montre de tous ses talents artistiques ? L'Odéon nous a appris à ne pas poser de question. Parfois, certaines personnes disparaissent du système et c'est mieux ainsi. Il faut savoir se séparer des éléments défectueux.
– Tu as déjà eu l'occasion de visiter intégralement le dôme ? me demande Nicolas.
– Entièrement ? ricane Théo. Il faudrait des heures, voir des jours.
– N'exagère pas, le rabroue Lila. C'est un bâtiment, tout de même, avec un début et une fin, comme tous les autres.
– Et d'après toi, nous sommes au début ou à la fin ? interroge Nicolas goguenard.
C'est tout lui ça ! Il adore poser des questions qui vous obligent à vous triturer l'esprit durant des heures. C'est un fan d'énigmes. Je décide de ne pas relever et me concentre sur le serveur qui dépose quatre chocolats fumants sur la table. Nicolas se saisit du sien et le porte à ses lèvres.
– À la fin d'un monde, lance-t-il en jetant un regard autour de lui.
Je lui fais les gros yeux. Il y a certaines choses dont nous ne devons pas discuter ici. Nous ne devrions pas en parler tout court d'ailleurs. C'est l'une des lois de l'Odéon : il est interdit d'évoquer l'ancien monde. En prenant le contrôle de l'univers, l'Odéon a effacé toute trace de notre histoire passée. Parfois, des bribes de souvenirs me reviennent en mémoire mais ils restent flous. Je me demande si les autres vivent la même chose que moi ? Les Odéonistes ont brûlé les livres, effacé les disques durs des ordinateurs et détruit la mémoire. Ils n'ont choisi de conserver que les éléments de l'Histoire permettant d'établir leur domination sur le nouveau monde. C'est mieux ainsi. Du moins, je crois.
– C'est une guerre contre la mémoire, m'a dit un jour Nicolas.
Je porte ma tasse de chocolat vers mes lèvres en laissant mon regard dans le vide. Alors que je m'apprête à avaler le liquide, le garçon qui posait des questions dans notre cours passe à côté de nous. Ses cheveux châtain clair, en bataille, brillent dans la lumière du soleil. Il est grand, musclé, parfait. Comme son frère. Comme toute sa famille.
Je laisse mon regard se perdre dans sa musculature. À côté de moi, Lila prend la main de Nicolas et je souris en les voyant. Il y a toujours eu quelque chose de magique entre eux.
Le garçon s'éloigne de la terrasse et je le suis du regard. À cet instant, j'ignore qu'il est une clé de mon avenir.
¤
Aujourd'hui.
Mon rêve m'échappe. Le décor se floute. Je sens le décor autour de moi s'évanouir. La petite voix de Khisa résonne dans ma mémoire avant que je ne rouvre les yeux.
– Pourquoi tu ne vas pas le voir ?
Le plafond de la grotte, éclairé par la bougie, renvoie des ombres. Les enfants dorment autour de moi et j'ignore l'heure qu'il est. Quand sont-ils allés se coucher ? Plongée dans mes souvenirs et dans le délire de ma fièvre, je n'ai rien entendu.
Je me redresse sur mes couvertures et mon regard se porte sur Nicolas, allongé à quelques mètres de moi, les yeux clos. Sa bouche est légèrement entre-ouverte. La vision du garçon aux cheveux châtains et au regard bleu foncé me revient en tête, par bribe. Je me masse les tempes pour m'en défaire. Je n'ai pas envie de penser à lui. C'est un traitre. Je sais que c'est lui qui nous a dénoncé que l'Odéon nous a attaqué l'an dernier. À l'époque, nous avions quelques contacts au sein de la cité, qui transmettait des informations aux rebelles. L'un d'eux était ce garçon.
Je sais que c'est lui. J'en suis persuadée. Sinon, comment l'Odéon aurait-il su où envoyer ses vaisseaux pour nous détruire ? Comment auraient-ils su où les rebelles se cachaient ? C'est à cause de lui que Johns Lenark a envoyé ses monstres nous massacrer, à cause de lui que les rebelles sont morts. Que Mathie est mort ! Il leur a tout donné : les plans de nos souterrains, les coordonnées de nos bunkers, les membres de nos réseaux. Sans lui, jamais les fumigènes n'auraient envahi nos grottes en nous forçant à sortir pour nous exposer à l'air libre. Le massacre aurait pu être évité.
Mais un doute subsiste. Et si ce n'était pas lui ? Après tout, je n'ai aucune preuve de ce que j'affirme. Quelqu'un d'autre aurait pu nous trahir. Mais qui ? Je ne vois pas qui, parmi les rebelles, possédait autant d'informations sur nous et nos plans. Aucun qui ne soit encore en vie en tout cas. Nous devions attaquer l'Odéon le lendemain de l'attaque. Nos armées étaient prêtes. Nous avions réuni des armes et nous nous apprêtions à envahir la cité avec plus de trois cent hommes. C'était peut-être peu, face à une cité sur-armée et des hommes machines prêts à tuer, mais nous étions déterminés. « Ce n'est pas le nombre qui fait la victoire, mais la force des convictions », disait Lhionel, le chef de notre armée.
Et si ce n'était pas lui.
Et s'il pouvait nous aider.
Une boule d'angoisse se loge dans mon ventre. Je suis terriblement angoissée à l'idée de retourner dans l'Odéon et de reprendre contact avec lui. Si je le trouve et qu'il est bien le traitre, je signe mon arrêt de mort. Mais que pouvons-nous faire d'autres ? Nous sommes seuls. Nous avons besoin d'aide.
Je prends une grande inspiration et me lève. En passant près de la petite source d'eau qui coule le long de la paroi rocheuse, je me frotte le visage. J'attrape ensuite mon sac et passe les sangles derrière mon dos. En relevant la tête, j'aperçois mon visage dans le petit miroir posé en équilibre précaire dans le renfoncement de la roche. Mes taches de rousseur ressortent sur mon visage sales. Mes cheveux partent dans tous les sens, sans aucune forme, et retombent en masse devant mes yeux noisette.
– Attends, je vais te faire une tresse.
Je me retourne d'un bond. Robin pose un doigt sur sa bouche pour m'empêcher de réveiller les autres. Je ne l'ai pas vu arriver. Il attrape mes cheveux bruns et bouclés et s'empresse de les nouer avant de se saisir d'une pince qu'il glisse dedans pour que la tresse reste en place.
– Fais attention à toi, dit-il.
– Tu sais que je me montre toujours prudente.
– Cette fois-ci, c'est différent.
Il me fait un sourire. Robin, avec ses grands yeux gris, a un don pour capter les émotions des gens. Je l'apprécie, bien que nous ne parlions guère ensemble. Il ne me pose pas de questions, est toujours très discret et timide.
– Si je ne reviens pas ... Tu diras à Nicolas que ...
– Tu reviendras, me coupe-t-il.
– En admettant que non, promets-moi de ne pas faire de bêtises.
Robin hoche la tête et je le prends dans mes bras avant de m'éloigner vers la sortie. Il me regarde partir en me faisant un signe de la main.
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