Chapitre 45




La mort du monde

–  Anah, il faut qu'on parte.

            Je relève mon regard vers Nicolas. J'ignore combien de temps son passé. Je suis comme anesthésiée, les bras serrés autour du corps sans vie de Lhénaïc. Il me faut un bon moment avec de me rendre compte que les patrouilleurs ont quitté la pièce, que les bruits de combats continuent dehors et que Johns n'est plus devant moi. Mon meilleur ami parle mais je n'entends pas. Je lève la tête et cherche Johns du regard. Il est assis sur son trône, son éternel rictus sur le visage, amusé. En le voyant ainsi, une colère sourde et violente m'asseye. Je laisse retomber la tête de Lhénaïc sur le sol, délicatement, repousse ses cheveux en arrière et me lève pour me placer face au maitre de la cité.

– Vous l'avez tué ! m'écrié-je. Assassin.

– Ce n'est pas moi le meurtrier. C'est toi, susurre-t-il. Il est mort à cause de toi.

–  Vous l'avez tué, répète-je.

–  Il s'est condamné lui-même en choisissant de me trahir.

            Je vais le tuer. Je n'ai pas d'armes, mais je vais le tuer de mes mains. Ses yeux se dirigent vers la fenêtre. C'est l'anarchie dehors. Au moins, je distingue un grondement que je reconnaîtrais entre mille. C'est celui de mes cauchemars. Une nuée d'insectes noirs vient recouvrir le ciel voilé. Les vaisseaux seront là d'ici quelques minutes. Le dictateur ne peut pas se résoudre à perdre. Lhénaïc a tenté de me prévenir de quelque chose. Le mot « virus » tourne en boucle dans mon esprit. Je sais que je devrais fuir tant que je le peux mais je ne peux pas détacher mes yeux de Johns. Il veut l'assassiner de mes propres mains.

–  Anah, on doit partir, répète Nicolas.

– Je vais le tuer, répété-je.

– Ça ne sert à rien. Mais si on veut s'en sortir...

– ... vous ne vous en sortirez pas, sourit Johns. Si je ne peux pas gagner, personne ne le peut.

– Il y a des abris anti-nucléaire, crie Nicolas en m'attrapant le poignet. On peut encore les rejoindre si on se dépêche.

– Je dois le tuer !

            Je ne peux pas abandonner Lhénaïc ici. Je ne peux pas laisser Johns disparaître comme ça. Je veux le tuer moi-même. Je dois le tuer. Je dois me venger.

– Anah, répète Nicolas.

– Je dois me venger.

– Ça ne ramènera pas Lhénaïc.

            Des larmes s'écrasent sur ma joue. Non, ça ne le ramènera pas, mais peut être que ça me soulagera. Peut-être que le vide que je ressens sera comblé par la mort de son meurtrier de père.

– Venez me tuer mademoiselle Evans, sourit Johns. Allez ! Vous pouvez le faire.

            Il jette son couteau qui tombe à mes pieds, dans la mare de sang. Mes yeux se perdent sur la lame. J'ai envie de m'en saisir et de l'égorger.

–  Vous avez peur ? susurre Johns. Vous avez peur de moi ?

– Non Johns, je n'ai pas peur de vous. J'ai pitié de vous. Vous avez tué votre propre enfant. Lhenaic était ... il était...

– ... faible ! Il était faible.

– Lhénaïc était le meilleur homme que vous ne serez jamais.

            Johns ricane. Je fais un pas vers le couteau. La main de Nicolas se referme sur mon poignet.

– Anah, les vaisseaux arrivent. Si on ne part pas maintenant, nous allons mourir.

– Venez me tuer mademoiselle Evans, ne laissez pas passer votre chance de rentrer dans l'Histoire.

– Anah il faut qu'on parte.

– J'ai aimé le torturer, continue-t-il. Je regrette juste de ne pas avoir pu continuer.

– Anah il faut qu'on parte !

–  ... mais le plaisir que j'ai pris à le tuer devant vous est encore plus jouissif que ...

            Johns parle. Assis sur son trône, les jambes croisées, il ricane et joue avec les mots. Il injecte son poison dans mon esprit et nourrit ma colère. J'ai de plus en plus envie de sang.

–  Il n'y a aucun endroit où vous cacher, continue-t-il. Vous n'aurez pas votre vengeance si vous partez. Les vaisseaux vont lâcher leurs bombes et tout sera fini.

            Je ferme les yeux. Le visage de Lhénaïc s'impose dans mon esprit. Ses beaux yeux bleus, sa main sur ma joue, son sourire, ses lèvres sur les miennes. Je l'ai si peu connu. J'aurais tellement aimé passer plus de temps avec lui. Il me manque déjà terriblement. C'est injuste. Ce n'était pas seulement contre l'Odéon que je me battais, c'était aussi pour lui ramener le monde qu'il avait perdu. Je voulais nous libérer et construire un monde meilleur. Pour tous. Mais surtout pour nous. Une larme roule sur ma joue alors que Nicolas tire encore sur mon poignet. Je rouvre les yeux. Johns sourit encore.

– Anah ! Laisse-le mourir seul, dit Nicolas.

            Quelque chose cède en moi et je renonce à mon projet. Je renonce à le tuer. Nicolas a raison, cela ne servirait à rien. Cela ne fera pas revenir Lhénaïc.

            Au lieu de récupérer le couteau, je m'agenouille et pose mes lèvres sur le front de mon petit ami. Les larmes inondent mes joues. J'ai si mal au cœur. Je suis broyée de l'intérieur.

–  Je t'aime, dis-je doucement. Je t'aime tellement. Tu ne seras jamais seul mon amour, jamais. Je penserai toujours à toi, ou que tu sois.

– Anah, on doit y aller ! dit Nicolas.

–  Je ne peux pas le laisser.

–  On n'a pas le choix. Viens.

            Il m'attrape par les épaules et m'aide à me relever. Johns éclate de rire. Les vaisseaux survolent le palais. Le bruit gronde, assourdissant, infernal, sourd.

–  Vous ne pourrez pas m'échapper ! crie Johns alors que nous nous enfuyons.

            Lhénaïc reste allongé sur le sol, devant le trône, dans son sang. J'aurais tellement aimé l'emmener avec moi et lui offrir un enterrement décent. Mais aucun de nous ne peut le porter et nous ne sommes même pas certains de pouvoir nous en sortir. La seule chance qu'il nous reste, c'est de rejoindre les abris anti-nucléaires et d'espérer que le virus que Nathaniel a implanté dans le système informatique fasse imploser les vaisseaux au moment où ils largueront les bombes atomiques. Nous avions songé à cette possibilité, mais j'espérais que Johns n'en arriverait pas là. Qu'il ne détruirait pas tout, encore une fois.

            Nous nous mettons à courir. Je ne suis pas Lhénaïc, je ne connais pas ce palais par cœur, mais je fais de mon mieux pour tourner et retourner dans les couloirs et escaliers pour rejoindre le rez-de-chaussée. Nicolas tient des clés dans ses mains. Nous ouvrons des portes au hasard et continuons notre course folle jusqu'à atteinte des salles que je reconnais comme étant celle où j'allais en classe. J'échange un regard avec mon meilleur ami. Je suis passée là avec Lhénaïc quand j'ai été enfermé trois jours ici, il y a plusieurs mois. Je sais qu'il y a un tunnel qui n'est pas loin. Je regarde de tous les côtés, à la recherche d'une trace, d'un infime indice pour trouver une sortie.

            Nicolas me désigne un couloir du doigt. Nous nous y enfonçons. Courons à perdre haleine. Nous avions repéré les abris, mais je ne me souviens plus du chemin, je sais seulement qu'ils sont au sous-sol.

            Soudain, au détour d'un couloir, j'entends des voix et reconnais l'accent de l'un d'eux. Trois femmes font face à un homme, très grand. Son front est zébré de sang, il porte un bandage au poignet et un pistolet à la ceinture. Il tourne la tête vers nous en nous voyant. Une femme lève son bras pour tirer.

–  Non ! crie Charles. C'est la p'tite Evans.

–  Il faut se mettre à l'abri ! hurle Nicolas. Johns a envoyé les vaisseaux. Ils vont largués les bombes.

–  Le bâtard, lâche une des femmes.

–  Par-là, indique une autre.

            Nous les suivons. Elles semblent mieux connaitre le chemin, c'est un soulagement. Elles tournent à gauche, puis à droite. Le bruit des vaisseaux devient infernal et j'entends une déflagration. Ça a commencé. Nous serons bientôt morts.

            Charles tire une porte et nous fait signe de passer. Nous débouchons dans une galerie et le chef de la résistance intérieure me désigne une trappe sous nos pieds. Il l'ouvre à la force de ses bras et nous fait signe de sauter.

–  Allez ! ordonne-t-il.

            Les femmes passent les premières, suivies de Nicolas. Lorsque mon tour arrive, il me saisit par l'épaule et plante ses yeux charbons dans les miens.

–  Lhénaïc.

–  Il est mort, murmuré-je.

            Une secousse fait trembler le sol, et la trappe. Charles ferme les yeux et je m'agrippe à lui. Il hoche la tête, prend une grande inspiration et me désigne le sol. Je saute. Nous sommes très serrés, compressés même. Je suis à moitié allongée sur Nicolas quand Charles nous rejoint. Je suis de nouveau sous terre, comme au début de mon histoire.

            Sauf que cette fois, c'est la fin.

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