Chapitre 42




Le fleuve

            L'effondrement des trois tours de l'Odéon nous propulse sur le sol. Lhénaïc tente de me protéger des gravats et de la poussière mais son geste me sonne plus qu'il ne me protégea quand son bras retombe sur moi. Le vent nous balaye et nous glissons sur le sol. Quand je me redresse, le monde est noir autour de nous. Le bruit est infernal, les gens crient et courent et je tourne ma tête de chaque côté.

–  C'était quoi ça ? m'exclamé-je.

–  Valentin a fait sauter les cours, répond Lhénaïc en toussant.

–  Pourquoi ?

            Il hausse les épaules. Quelle importance après tout. Je tends ma main vers mon ami et l'aide à se relever. Nous avançons sur quelques mètres et manquons d'être désarçonnés par ceux qui courent dans tous les sens, sans aucune logique. Les gens sont paniqués. Certains portent des armes à leurs ceintures et d'autres se servent simplement de leur poing pour faire face aux patrouilleurs qui s'avancent vers eux. J'ai du mal à reconnaitre les résistants des autres, avec leur uniforme, malgré le foulard noué autour de leurs bras. Les patrouilleurs tirent sur la foule, sans se soucier de savoir de qui il s'agit. J'attrape le bras de Lhénaïc et le force à me suivre. Nous nous dirigeons vers un grand escalier pour rejoindre l'esplanade.

            La panique est indescriptible et j'ai peur de perdre Lhénaïc de vue qui continue de serrer ma main dans la mienne. Soudain, deux hommes nous bousculent et nos mains se détachent. Je peste contre eux alors qu'un nuage de poussière retombe sur nous. Je me mets à tousser bruyamment tout en m'appuyant contre la rambarde de l'escalier et quand je rouvre les yeux, Lhénaïc n'est plus à côté de moi. Je le cherche du regard, paniquée. Je l'appelle mais il ne peut pas m'entendre au milieu du vacarme. On me bouscule et je crie une insulte envers la personne. Je remonte les marches et rejoins l'esplanade tout en restant proche du muret qui longe le fleuve. Deux hommes surgissent alors en face de moi, armes à la main. Je retire le poignard de ma ceinture et me jette sur mes adversaires en remerciant intérieurement Lhénaïc de m'avoir armée.

            Ces hommes ne sont pas des patrouilleurs mais ils portent l'uniforme de l'Odéon. Ce sont sûrement des citoyens, décidés à protéger la cité. Le premier homme tire. J'esquive sur le côté et lance mon poignard qui s'enfonce dans sa poitrine. Le deuxième est beaucoup plus lent à réagir mais j'ai perdu l'avantage de l'effet de surprise. Son rayon laser me brûle le cou. J'envoie mon poing vers son menton et récupère le pistolet laser que Lhénaïc m'a donné. Je m'apprête à tirer quand un couteau se plante dans sa jugulaire et qu'il s'effondre à mes pieds.

–  Ne me remercie pas, crie Robin en passant près de moi en courant.

            Je n'ai pas le temps de l'arrêter qu'il a déjà disparu. Je suis perdue au milieu de la marée humaine et je cherche mon chemin du regard, au milieu de la cendre et de la poussière. Les panneaux indique le nom des rues gisent au sol et je ne parviens plus à reconnaitre les boulevards. La population court dans tous les sens et ils écrasent les pancartes de leurs chaussures. Deux filles lèvent leurs armes en direction d'un groupe de rebelles. Je tire sur l'une d'elle et me jette sur la seconde. Nous roulons sur le sol et j'envoie valser son pistolet. Je la frappe au visage et elle reste sur le sol, sonnée. Je relève.

            Autour de moi, les corps tombent comme des mouches. Des hommes blessés hurlent et les combats se font au corps à corps. Les seules personnes facilement reconnaissables sont les patrouilleurs qui portent un fusil noir et un insigne aux initiales de Johns Lenark, brodé sur leurs uniformes. Je continue ma course en longeant l'esplanade et me retrouve face à deux d'entre eux. Je lève mon pistolet et tire. Je ne n'hésite pas une seule seconde car je sais que c'est eux ou moi. Il y a encore quelques semaines, ma main aurait tremblé. Mais pas aujourd'hui. Mon tir touche le premier, l'autre lève son fusil mais je m'enfuis avant qu'il n'ait appuyé sur la détente. 

            Je tourne à l'angle d'une rue, prend sur ma gauche et grimpe le long d'un escalier qui mène vers le pont. Sur mon chemin, je croise un jeune garçon d'une dizaine d'année. Il a les cheveux noirs et bouclés et sa chemise est maculée de sang. Je me fige. Nos regards se perdent l'un dans l'autre et je comprends une seconde trop tard ce qu'il s'apprête à faire. Il lève son bras et sort une arme de derrière son dos. Sans hésiter une seule seconde, il tire sur moi. Heureusement, il ne vise pas bien et son tir ne fait que m'effleurer. Je sens toutefois la chaleur du rayon laser frôler ma hanche. J'esquive son second tir et remonte les marches. Il tire une troisième fois. Cette fois, je riposte. Mon rayon passe à quelques centimètres de son oreille. Je ne veux pas le tuer, il a l'air jeune. Il tourne la tête et j'en profite pour me jeter sur lui et me saisir de son arme. Il se met à hurler alors que je ceinture son bras et le placarde contre l'escalier. Il ouvre de grands yeux et son corps tremble sous mes doigts. Je le relâche violemment et l'abandonne après m'être assurée qu'il n'est plus armé.

            J'arrive enfin sur le pont. Je dois le traverser et descendre les escaliers pour rejoindre le dôme. Je suis presque parvenue au milieu lorsque je vois un garçon en uniforme pointer une dague en direction de deux rebelles. Je me précipite vers eux. Les deux résistants se retournent en me voyant arriver. Il s'agit de deux survivants du Sud et ils me reconnaissent, malgré nos visages noirs de poussière. Je me saisis de mon poignard et me place entre eux, face à l'odéoniste qui n'est autre que mon frère.

–  Théo, tu n'es pas obligé de faire ça, m'écrié-je.

            Théo plisse les yeux, sans comprendre comment je connais son prénom. Je fais signe aux résistants de partir et me retourne face à mon frère qui tient sa dague vers moi et me regarde d'un air paniqué. Son uniforme est déchiré à plusieurs endroits.

–  Tu veux immiscer ton poison dans mon esprit, sale rebelle, lance-t-il.

–   Tu te trompes, le poison, c'est l'Odéon.

–  Je me refuse à entendre les paroles des résistants.

–  Je vais devoir te tuer si tu ne baisses pas ton arme.

–  C'est moi qui vais te tuer.

–  Non Théo, tu ne peux pas faire ça. Je suis ta sœur.

            Il baisse son arme et cligne plusieurs fois des yeux, avant de la relever.

–  Mon nom est Théo Niels ! s'exclame-t-il. Je n'ai pas de sœur.

            Son regard est effrayé. Je sais par expérience que la peur peut faire commettre des choses horribles aux hommes. Dans quelques instants, il se jettera sur moi pour me poignarder.

–  Tu t'appelles Théo Evans, répète-je. Tu as vingt-quatre ans et tu es le fils de Laurent et Valérie Evans. Tu appartiens à la caste des élites et tu rêvais de faire une carrière militaire.

–  TAIS TOI !

            Il se jette sur moi. Je ne veux pas lui faire du mal. Du coup, je me baisse et frappe un coup de pieds dans son genou droit pour le faire tomber sur le sol. Mon action le désarçonne et j'en profite pour lui subtiliser sa dague. Ce n'est pas un combattant, il n'a pas de technique. J'attrape son bras et le retourne derrière son épaule, avant de me glisser derrière lui et de me pencher vers son oreille.

–  Un jour, je te promets que je trouverai une pilule qui ramènera mon souvenir à ta mémoire.

            Je le lâche et lui conseille de partir et de se cacher. Théo n'a fait que se défendre face aux rebelles et je ne veux pas qu'il meurt. Ce n'est pas de sa faute s'il est embrigadé.

            Je reprends ma course et termine de traverser le pont. Je dévale les escaliers en sautant les marches quatre à quatre tout en esquivant les corps allongés. Certaines personnes sont toujours en vie et tiennent leurs membres blessés contre eux. J'arrive au bas de l'escalier et fonce dans la rue qui me fait face. J'oblique sur la droite et m'enfonce dans une autre ruelle étroite avant de surgir face à l'esplanade. Les fontaines crachent leurs filets d'eau mais les statues sont à moitié détruite. Sans un regard pour elles, je lève les yeux vers le pont et m'aperçois que des morceaux de la rambarde en or sont tombés. Mes yeux remontent jusqu'au dôme de Cristal puis vers le palais. Des patrouilleurs protègent l'entrée et tirent sur tous ceux qui tentent d'approcher des grandes portes de cristal. La population doit s'être réfugiée à l'intérieure. Les parois en verre sont noircies par les rayons des lasers. Plus personne ne contrôle le ciel et la météo est devenue apocalyptique. Le vent s'est levé et balaye la ville d'un froid glacial.

            Je reprends ma course. Le sol de marbre est glissant et je manque de tomber à plusieurs reprises. Un épais brouillard se couche sur la ville et je ne vois bientôt plus à dix mètres devant moi. J'entends des cris mais je ne distingue plus rien. C'est pour cela que je ne parviens pas à éviter la jeune fille qui me fonce dessus. Elle me frappe dans les côtes, puis sur le nez. La douleur est fulgurante et le sang afflue dans mon visage. Je me débats mais elle me tient fermement. Mes pieds parviennent à se glisser entre les siens mais elle s'accroche à moi et nous tombons et roulons jusqu'à nous retrouver au-dessus du fleuve. Plaquée sur moi, elle resserre ses mains autour de mon cou alors que je me débats pour lui échapper. Dans un râle de colère et de force, je contracte mes muscles et la repousse violemment. C'est alors que je ressens une vive douleur dans la jambe.

            Je n'ai pas le temps de m'y attarder car je me sens soudain glisser. Mon dos heurte la surface de l'eau et le choc me coupe la respiration. J'ai l'impression d'être tombée sur une plaque de bêton. Je sens des fourmis envahir mon corps et mes poumons se remplissent d'eau. Le courant m'entraine vers les profondeurs et je tente de nager, sans succès. J'ouvre la bouche et ma gorge se remplit d'eau. Le monde autour de moi devient trouble. Des cadavres flottent sous l'eau, à côté de moi, le visage blafard et les yeux grands ouverts. Il faut que je sorte du fleuve avant que le courant ne m'entraine et que je me noie. Je donne des coups de bras et tente de remonter. Je ne peux pas me noyer, je n'ai pas le temps pour ça. Je dois rejoindre les autres, je dois aller au palais, je dois retrouver Lhénaïc et survivre.

            Soudain, je sens que l'on me tire de l'eau. Mes poumons se remplissent d'air et je crache sur le sol. C'est la deuxième fois en l'espace de quelques jours que je manque de me noyer. Je me retourne sur le côté. Le sang afflue dans mon corps et la douleur m'envahit. J'ai mal partout, surtout dans ma jambe. Je me penche vers elle et vois un filet de sang.

–  Anah, tu vas bien ?

            Je suis trempée, j'ai froid, je n'y vois plus rien et j'ai mal à la jambe. Je prends de grande bouffée d'air et cligne des yeux. Je reconnaitrais cette voix entre mille, c'est celle de mon meilleur ami. Il se penche vers moi et plaque sa veste sur mes épaules.

–  Comment tu m'as trouvé ? balbutié-je.

–  Je te cherchais, tu es passée devant moi comme une furie et je t'ai vu tomber dans le fleuve.

            Je m'appuie sur mes avant-bras pour me redresser. Mon meilleur ami m'aide à m'asseoir. Il a une énorme entaille sur le front et du sang poisseux macule son visage. Si je n'avais pas reconnu sa voix et son regard, j'aurais pu le confondre avec un autre. Il me regarde avec des yeux ronds et m'explique qu'il était avec Valentin quand les tours se sont effondrées.

–  Il est mort, murmure-t-il. 

–  Quoi ?

–  Valentin est mort.

            Sa voix vacille, j'attrape sa main et resserre mes doigts autour des siens. Il a l'air épuisé et perdu, moi aussi.

–  Il faut qu'on aille au palais, déclaré-je.

–  Tu es blessé.

            Il désigne ma jambe. Le sang continue de couler, j'ai dû prendre un coup de couteau. Nous nous éloignons du bord du quai pour nous mettre à l'abri sous une arcade. Nicolas me frictionne les épaules avec sa veste pour me réchauffer. Mes vêtements trempés collent à ma peau et ma cuisse me brûle.

–  T'as de quoi bander la plaie ? demande-t-il.

–  Bien sûr, j'ai une trousse de secours dans ma poche, marmonné-je.

            Le sang m'accule mon jeans. Nicolas attrape un couteau qu'il porte à sa ceinture et s'apprête à découper les manches de sa veste quand une voix nous interpelle. 

–  Je peux vous aider.

            Nous tournons la tête en même temps, en direction du son. J'ouvre de grands yeux en reconnaissant Béa. Ma sœur nous observe dans son uniforme impeccable. On dirait que les combats ne l'ont pas touché. Elle tient dans ses mains une grande trousse à pharmacie. Nous ne réagissons pas lorsqu'elle s'agenouille devant nous et ouvre son sac pour sortir une paire de ciseaux avec lesquels elle découpe un pan de mon pantalon imbibé de sang. Je me demande si elle savait qui j'étais. Lui a-t-on aussi retiré la mémoire à elle aussi ? Ma cuisse se retrouve à l'air libre et laisse voir une profonde entaille qui m'arrache une grimace. Béa plaque une compresse et tente d'arrêter le flot de sang. La mimique qu'elle fait me rappela ma mère. À l'inverse, ses gestes méticuleux me rappellent mon père.

–  Tu me reconnais ? demandé-je.

            Elle plaque une compresse imbibée d'alcool sur ma jambe. Je serre les dents en sentant les larmes me monter aux yeux. Nicolas prend ma main dans la sienne. J'essaye de ne pas m'évanouir alors que Béa retire la compresse et achève de nettoyer la plaie.

–  Oui, répondit-elle sans relever la tête.

            Elle plaque la compresse sur ma jambe et enroule ma cuisse d'un bandage qu'elle serre fort.

–  Ça ira comme ça.

            Elle referme sa trousse et se détourne. Elle s'apprête à partir mais je lui saisis le poignet.

–  Pourquoi tu m'aides ? demandé-je.

–  Je ne peux pas faire mieux, continue-t-elle comme si elle ne m'avait pas entendu. Il faudra t'en contenter. Le mieux serait que tu ne bouges plus durant quelques jours mais je crois que ce serait trop t'en demander.

–  Pourquoi tu m'aides Béa ? répété-je.

            Elle plante ses yeux dans les miens et me jette un regard noir. Il est glaçant et contraste avec ses gestes doucereux et bienveillants. Elle ressemble à ma mère lorsqu'elle était en colère.

–  Comment as-tu conservé tes souvenirs ?

–  J'ai été assez intelligente pour me dresser contre toi.

–  Que veux-tu dire ?

–  Je t'ai haïe comme je n'ai jamais détesté personne et ils ont bien voulu me croire.

–  Et Théo ?

–  Il voulait plaider ta cause cet imbécile, alors ils ont retiré ton soutenir.

            Elle termine de remballer ses affaires et se dégage de ma poigne. Elle est plus forte qu'elle n'en a l'air pour une jeune adolescente. Ou alors, je suis trop affaiblie pour réussir à la retenir, ou trop choquée.

– Pourquoi tu m'aides aujourd'hui ?

– Parce que je ne suis pas comme toi, crache-t-elle. Moi, je ne tue pas les membres de ma famille.

            Ses mots me font mal. C'est son but. Elle se redresse et me jette un dernier regard. Ses yeux passent de moi à Nicolas et elle secoue la tête.

–  Bonne chance Anah, et adieu.

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