Chapitre 41

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Nicolas

            Nicolas relève les yeux et fronce les sourcils en voyant Valentin craquer une allumette et la porter à ses yeux. Ce dernier a un grand sourire vissé sur les lèvres et attend que le feu ait consumé la moitié du bâton de dynamite qu'il tient dans la main. Ses gestes sont méticuleux, digne d'un expert. On dirait qu'il a fait ça toute sa vie. Le jeune garçon n'est pas aussi confiant que lui. Il tourne sa tête dans tous les sens pour surveiller la rue car il craint de voir arriver des patrouilleurs. Valentin s'approche du filet de poudre qu'il a tracé sur le sol et qui court jusqu'à la porte d'entrée d'un grand bâtiment.

–  Tu comptes vraiment tout faire sauter ? demande Nicolas d'une voix tremblante.

–  Si tu savais depuis quand j'en rêve, répond l'informaticien.

–  Tu as déjà implanté le virus et nous avons saboté les fils. Les exterminateurs ne se rallumeront pas. C'est inutile de mettre le feu.

–  Je ne veux pas prendre ce risque, rétorque-t-il.

            Il porte le bâton enflammé vers la poudre et se tourne vers Nicolas.

–  Et puis, j'ai envie de faire du spectacle.

–  Des gens vont mourir !

–  Des gens meurent tous les jours.

            Il se penche vers la poudre.

–  Tout doit brûler, lance-t-il. Ces tours sont des modèles d'autoritarisme. Je ne veux pas qu'elles soient encore debout ce soir.

            Nicolas serre les dents. Trois tours se dressent les unes à côté des autres. Au bout de l'immense boulevard, en triangle, on trouve face à face la tour de contrôle, la tour des interrogations et la tour des décisions. Ce sont les trois organes principaux de la cité, elles abritent les instances décisionnaires de l'Odéon. Même si la majeure partie de la population se trouve rassemblée sur l'esplanade, Nicolas sait qu'une partie des classes élitistes sont encore à l'intérieur. Les deux garçons ont désactivé le système interne des exterminateurs et leur cerveau robotisé va progressivement s'éteindre. Il ne restera bientôt plus que des corps vivants mais sans esprit. Valentin a piraté leur mémoire interne pour y injecter un virus qui doit les autodétruite.

            Il a également truffé la tour de contrôle d'explosifs pendant que des membres de la résistance intérieur s'occupent des deux autres tours. La poudre enflammée doit remonter jusqu'à l'entrée et actionner les différents mécanismes. Si tout se passe comme prévu, les trois tours s'écrouleront sur elles-mêmes dans des explosions retentissantes. Cette perspective glace d'effroi Nicolas. Il a tenté de les empêcher de tout faire sauter mais ses paroles sont restées vaines. Il est impossible d'arrêter une foule en colère. La poudre s'enflamme en direction du bâtiment. Valentin se relève d'un bond.

–  Cours ! ordonne-t-il.

            Ils partent en courant. Le feu embrase la poudre à une vitesse fulgurante. Dans un bruit de pétard assourdissant, ils courent jusqu'à l'entrée du bâtiment. Le feu entre en contact avec la dynamite et explose. Le soleil disparait définitivement derrière les nuages et une fine s'abat sur la cité. On entend une détonation, suivie d'une seconde, et d'une autre encore. Valentin tire sur la manche de Nicolas et ils se jettent entre deux bâtiments pour se glisser sous une énorme benne à ordures. Le sol tremble et le fracas résonne au-dessus d'eux. Nicolas plaque sa tête contre le sol alors que des millions de morceaux de verre explosent dans l'atmosphère. Tout est noir de cendre et de poussière.

            Le choc est monstrueux. Les murs des bâtiments se mettent à trembler et se fissurent. Les écrous qui maintiennent la benne au sol se décrochent en grinçant et envoient celle-ci s'écraser contre le mur alors que le souffle propulse les deux garçons contre les bâtiments. Nicolas sent son corps quitter le sol et sa tête heurter violemment la façade en marbre. Il retombe par terre alors que des morceaux de marbre se décollent des bâtiments, replie ses jambes sous lui et ferme les yeux. Ses oreilles se mettent à siffler alors qu'il crache un filet de sang. Sa tête brûle et du sang poisseux coule entre ses lèvres. Il porte sa main jusqu'à son front et cligne des yeux pour y voir clair.

            La poussière est partout et on n'y voit pas à cent mètres. La benne à ordures est retournée et les détritus se répandent sur le sol en dégageant une odeur nauséabonde. Le jeune homme cherche Valentin du regard mais ne le voit nulle part. Il remonte la ruelle pour s'échapper du coupe-gorge alors que des morceaux de marbre et de verre continuent de se détacher de la structure des bâtiments. Il réussit à retourner sur le boulevard et reste estomaqué devant le spectacle qui s'affiche devant lui. Les trois bâtiments sont percés de trous. Des explosions continuent de retentir et de la fumée noire s'échappe des fenêtres. La scène est apocalyptique. Une immense fissure sépare le sol en deux et Nicolas distingue d'énormes câbles noirs qui viennent se mêler au béton. Des incendies se déclarent partout dans les bureaux tandis que l'explosion des bâtons de dynamite se poursuive.

            Nicolas hurle le nom de Valentin mais il n'entend qu'un sifflement aigu qui lui fait mal à la tête. Il essuie le sang qu'il sent couler le long de sa joue et cherche son ami du regard. Autour, quelques personnes tentent de s'enfuir des bâtiments. Certaines enjambent les décombres tandis que d'autres se retrouvent prisonnières des flammes. Nicolas voudrait les aider, par élan d'humanité, mais c'est trop tard. Leurs corps brûlent et ils ne tarderont pas à s'effondrer sous le poids des flammes. Le jeune homme protège son visage alors qu'une nouvelle déflagration fait voler des gravats autour de lui. Les tours vont s'effondrer et il doit se mettre à l'abri. Il fait demi-tour et retourne dans la ruelle. Il distingue alors une main, écrasée sous les décombres, et court. Lorsqu'il reconnait le corps étendu, il s'agenouille et tente de le secouer pour le réveiller. Les jambes du jeune homme sont écrasées et sa tête repose sur le côté, les yeux grands ouverts. Il attrape sa main.

–  Je suis désolé Valentin, tellement désolé, chuchote-t-il.

            Une larme s'écrase sur sa joue et il ferme les yeux de son camarade mort. Il ne peut pas rester. Des gens courent pour se mettre à l'abri alors que les fenêtres de la tour des décisions explosent. Le bâtiment s'affaisse et la structure cède. Le sommet de la tour de contrôle saute à son tour et se détache. Les câbles qui retiennent les parois du bâtiment ne parviennent pas à tenir la structure qui vacille sur le côté gauche, sur la tour des interrogations. Les trois grands bâtiments, qui concentraient les pouvoirs décisionnaires et judiciaires de l'Odéon, s'écroulent sous ses yeux.

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Macha

–  Maxime, crie Macha en se précipitant dans ses bras.

            Il attrape la jeune femme et la serre contre lui. Macha et les siens ont rejoint les armées du Sud pour mener une action conjointe. Maxime écoute la jeune femme parler, impressionné. Elle a grandi, mais elle est toujours aussi sur d'elle. Tristan se tient à ses côtés, comme un garde du corps. Il regarde Maxime du coin de l'œil. Timothée, Alex et Solenne se sont joints à eux tandis que Macha expose le plan du Nord. La jeune femme de seize ans est forte et en impose. Alex l'écoute avec une grande attention tandis que Maxime et Timothée hochent la tête à chacune de ses paroles. La jeune femme ne s'est jamais laissée marcher sur les pieds et a toujours revendiqué haut et fort son désir de se battre pour se venger. Ses longs cheveux blonds et sa fine musculature contrastent avec sa voix ferme et tranchée. Tristan, plus timide et renfermé, écoute son discours en regardant le ciel. Macha l'a prise sous son aile dès son arrivée et il est devenu son ombre.

            Un peu plus loin, assis l'un à côté de l'autre, Robin et Ludmilla gardent leurs mains serrées. Dès que leurs regards se croisent, un air de détermination se peint sur leurs visages. Ils sont ensemble dans ce combat. Nicolas et Valentin sont partis depuis déjà une demi-heure et ils attendent que le soleil ait atteint son zénith pour se lancer à l'assaut. Nathaniel est parmi eux. D'un naturel calme et réservé, il est un peu en retrait et se contente de confirmer les paroles de Macha. Dans l'Odéon, il a suivi une formation en pharmacologie et sait réaliser des pilules dangereuses.  Robin l'a tout de suite apprécié car il aime l'électronique et le bricolage. Ils se sont associés pour préparer les explosifs que Valentin et Nicolas ont emporté.

            La cité se dresse en arrière-plan, dans un silence rompu uniquement par les chuchotements des hommes qu'Alex doit commander. Lhénaïc et Lila, debout l'un à côté de l'autre, sont en retrait. Ils écoutent avec attention ce que Macha explique aux autres, sans oser intervenir. Lhénaïc garde un talkie-walkie dans sa main et Maxime le surveille du coin de l'œil. Il a beau savoir qu'il est de leur côté, il s'en méfie.

–  Charles est prêt, dit Lhénaïc en portant le talkie-walkie à son oreille.

–  Où en est Anah ? demande Macha.

–  Ils l'ont arrêté, comme prévu. Les patrouilleurs l'emmènent sur l'esplanade pour l'exécution.

–  J'espère que vous savez bien ce que vous faites, lance Alex en grinçant des dents.

            Il plante son regard dans celui de Lhénaïc. Celui-ci fait comme s'il n'avait rien entendu et tend sa main vers Nathaniel qui attrape celle de son ami et dépose son autre main sur son bras.

–  Rendez-vous dans une autre vie, lui dit-il.

            Lhénaïc hoche la tête. Ils se connaissent depuis plusieurs années et se sont rencontrés après l'exécution des parents de Nathaniel, morts en sacrifice pour la cité. Le fils de Johns glisse deux pistolets dans sa ceinture et un poignard. Lila le suit. Ils ouvrent la trappe et descendent dans le noir.

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Charles

            Charles est assis dans son bureau, étouffé par la chaleur de l'habitacle. Les machines font un bruit assourdissant mais il ne les entend plus depuis le temps qu'il travaille ici. Il fixe la petite pendule accrochée au-dessus de son bureau et sursaute en entendant frapper derrière le placard. Il se lève d'un bond et déplace la grande armoire en fer pour laisser sortir Lhénaïc et Lila de la galerie souterraine. La première fois qu'il a vu surgir Lhénaïc ainsi, il a failli le tuer. Il s'est saisi d'une immense barre de fer, a menacé le fils de Johns et a refusé de croire ce qu'il lui disait. Il pensait qu'il était venu pour le piéger en le poussant à l'insurrection. Il a fallu un moment avant qu'il apprenne à lui faire confiance. Au début, il effectuait des petites missions ponctuelles pour Lhionel, car il restait méfiant. C'est vraiment lorsque les bombes sont tombées sur les résistants, au printemps dernier, qu'il a décidé de s'engager. Si la résistance extérieure avait été détruite, ils ne pouvaient plus compter que sur eux même pour se libérer de leur prison dorée.

            Il a retrouvé Lhénaïc dans un tunnel, après la bataille, alors qu'il était venu réparer un câble mal branché. Le gamin se tapait la tête contre le mur et son corps était secoué de sanglots. Charles n'est pas un homme sensible et les larmes de Lhénaïc Lenark n'ont pas réussi à faire craquer sa carapace mais ses paroles ont glacé son sang. Lhénaïc répétait des phrases insensées. Il parlait de trahison, de rébellion et de mort. Charles a tenté de l'extraire du tunnel mais il est resté à hurler sur le sol. Il n'avait jamais vu cela avant, le gosse était dans un état de fébrilité incroyable. Il semblait incapable de se contrôler et frappait ses mains contre sa tête alors que ses paumes étaient pleines de sang. Ils s'enfonçaient les ongles dans sa chair et son corps était parcouru de tremblements. Il l'a saisi par les bras malgré le refus de Lhénaïc de se lever. Charles est plus fort que lui. Ses bras sont musclés et rompus par l'exercice après avoir passé des années à soulever des enclumes et à battre le fer. Les bras maigrelets du jeune homme n'ont pas pu lui résister. Comme le gamin refusait de le suivre, il l'a presque trainé de force pour le sortir du tunnel et le ramener dans son bureau. Plusieurs de ses coéquipiers ont accourus en le voyant revenir avec le fils de Johns qui continuait de hurler et de se comporter étrangement. Ils s'y sont mis à plusieurs pour le museler afin qu'il se calme. Quand il a enfin cessé de vouloir se mutiler, Lhénaïc a enroulé ses bras autour de son corps sans plus bouger et il est resté plusieurs minutes le regard dans le vide.

            Ne sachant pas quoi faire, Charles a appelé sa femme. À ce moment-là, Lhénaïc s'est mis à parler et raconter ce que l'Odéon venait de faire aux armées de Lhionel. Charles s'est senti en colère. Non seulement contre l'Odéon, mais aussi contre lui-même, parce qu'il n'avait rien fait pour les aider. Ce jour-là, il a décidé de s'engager véritablement et car il ne pouvait plus vivre comme ça, enterré sous terre, sans jamais voir la lumière du jour. Il ne se rappelle pas de l'ancien monde mais il se souvient de s'être réveillé un matin, ici, dans cette usine, et de n'y être plus jamais sorti. C'est seulement lors des cérémonies officielles où toute la population est appelée à se rassembler que les castes ouvrières voient le soleil.

            Lhénaïc a réussi à toucher cet homme dur. Ce ne sont pas ses paroles qui l'ont convaincu mais l'état psychologique dans lequel Charles l'a vu. Le garçon a assisté à la destruction du monde, depuis les vaisseaux de son père. Ce matin-là, il a compris la profondeur de son traumatisme. Charles a eu peur. Ce que ce garçon a vu et vécu dans sa vie dépasse les limites de ce qu'un cerveau humain peut subir. Il y a des chocs psychologiques dont le corps et l'esprit ne se remettent jamais. C'est un garçon fêlé, brisé, qui se bat pour quelque chose qui n'existe plus. 

            Lila tend sa main vers Charles et il la lui serre. Il pointe du doigt un écran accroché au coin d'un mur qui représente la foule massée sur l'esplanade.

–  La jolie brune a été capturée, confirme-t-il.

–  Tout se passe comme prévu ? demande Lila.

–  Elle a été condamnée à la peine capitale. La foule se rassemble pour midi.

            Lhénaïc s'avance vers l'écran pour lire la liste des crimes que l'on reproche à Anahbelle. En attendant, Lila se chargea d'annoncer à Charles la suite des opérations. Le fils de Johns rappelle ensuite à Charles de demander à tous les résistants de mettre un foulard rouge autour de leur bras, au moment où les combats débuteront. Il faut qu'ils puissent se reconnaitre les uns des autres, malgré les uniformes similitaire. Charles opine du chef et quitte le bureau. Ils doivent être discrets. Les exterminateurs les surveillent en permanence et les menacent de leurs armes. Ils doivent attendre que Valentin ait implanté son virus. Lhénaïc s'avance vers Lila et passe la capuche de la jeune fille sur sa tête avant de faire de même. La pièce est exiguë et il régne une chaleur à la limite du supportable.

            Lhénaïc s'assoit devant l'écran d'ordinateur de Charles et entre le mot de passe de son frère afin d'accéder aux caméras de vidéosurveillance. Il jette un coup d'œil à Lila qui lui désigne la grande horloge. Il est onze heures et demi et ils doivent encore attendre un peu. Lhénaïc reste quelques instants à fixer l'écran. Les deux amis attendent dans le silence. La vitre transparente leur donne une vue sur l'usine.

            Soudain, les membres de la caste ouvrière arrêtent leurs activités. L'alarme retentit et des hauts parleurs les appellent à sortir pour rejoindre l'esplanade. Ils posent leurs outils et se dirigent comme des automates vers la porte de fer qui s'ouvre pour les laisser sortir par un grand escalier en béton. Lila et Lhénaïc les regardent défiler vers la lumière du jour. L'usine se vide progressivement et ils attendent, seuls, qu'il soit onze heures passé de quarante-cinq minutes et que tous aient quitté les lieux.

            Lhénaïc appuie ensuite sur « entrée ». L'écran de son ordinateur devient noir puis des icônes apparaissent. Il déplace le curseur et clique sur les paramètres de l'ordinateur. En quelques secondes, il craque le système et l'écran se recouvre de chiffres verts. À l'aide de plusieurs formules, il entre des codes complexes avant de revenir sur l'écran principale. Il se reconnecte aux centres de surveillance et fige les caméras. 

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Macha

–  Prêt ? crie Macha. 

            Timothée et Maxime hochent la tête. Ils sont prêts depuis toujours. Alex se tient en retrait, avec les autres hommes. Tous les regards sont fixés sur le grand mur qui ceinture l'Odéon. Macha garde dans ses mains un détonateur et Tristan surveille le ciel. Solenne avale difficilement sa salive alors que son cœur tambourine dans sa poitrine. C'est la première fois qu'elle se bat.

            Macha appuie. Le mur cède sous la dynamite qui emporte avec elle des morceaux de béton dans un fracas assourdissant. Le sol tremble tandis que la détonation résonne dans la cité. Le feu embrase le ciel alors que, dans le même temps, trois immenses tours de l'Odéon s'effondrent. Solenne écarquille les yeux. Un nuage de poussière les submerge et des cendres pleuvent du ciel. Ils se protégèrent leurs visages avec leurs bras. Quand ils rouvrent les yeux, une partie du mur s'est écroulée.

            Les résistants pénètrent dans la cité, une détermination profonde fixée au fond des yeux.

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