Chapitre 40




L'exécution

            C'est un beau jour pour mourir. Le soleil brille, les oiseaux chantent et je suis de retour dans la cité aux mille et une merveille. Je lève les yeux vers le ciel sans nuage pour l'admirer. Il fait chaud et très beau. Les saisons n'ont pas d'emprise ici et l'Odéon est toujours illuminé. J'ai mal à la tête et le brusque passage du noir au jour me fait mal aux yeux. Les patrouilleurs m'ont trainé dehors pour me conduire jusque sur l'esplanade et j'espère qu'à cette heure, Valentin et Nicolas ont pu pénétrer sans encombre dans la ville. Peut-être que Macha et les autres marchent dans les tunnels et que Charles a réveillé ceux et celles des profondeurs.

            Tous les habitants sont regroupés sur l'immense parvis. Toutes les castes de la cité ont été conviées. Je reconnais même quelques-uns avec lesquels j'étais à l'école. On me fait monter les marches qui mènent sur le parvis surplombant l'esplanade, face au dôme de Cristal. Au-dessus se tient la stature monumentale du palais sur lequel Johns a fait dresser ses étendards bleu et blanc où ses initiales sont gravées. Je suis menottée aux poignets et du sang macule mes chevilles. Les écrans géants, dressés en haut des immeubles, me renvoient l'image d'une fille sale. Je ne m'étais pas aperçue que mes cheveux étaient aussi peu ragoutants. Mon visage est couvert de terre et de sang séché, je fais peur à regarder.

            L'Odéon n'a jamais mis en scène une exécution. En général, Johns préfère se débarrasser des éléments défectueux grâce à ses pilules, en toute discrétion mais j'imagine que mon cas est différent. Il veut faire de moi un exemple, faire peur aux habitants et leur montrer ce qui arrive lorsqu'on s'oppose à la cité. Je ne suis pas n'importe quelle rebelle et il sait qu'il y a des contestations en ce moment. Il est en colère et il veut le montrer. Je suis jugée pour meurtre mais surtout pour haute trahison envers l'Odéon. Je mets au défie quiconque de me présenter un dossier judiciaire aussi rempli que le mien. Mon cas est historique et je vais inscrire mon nom dans l'Histoire. La nôtre ou la leur ? Nous ne le saurons qu'à l'issue de cette guerre.

            J'ai beaucoup de mal à me tenir debout. Les liens qui m'entravent m'ont blessé et la violence de Johns m'a secouée. Ma tête tourne et je ne parviens pas à ouvrir complétement les yeux. Je réussis à garder la tête haute malgré tout, lorsque l'on me fait monter sur une grande estrade. Un homme cagoulé s'avance vers moi et m'ordonne de monter sur un tabouret. J'exécute ses ordres, grimpe sur la petite chaise en bois et relève la tête. Une corde pend devant mes yeux, j'imagine qu'ils veulent me pendre. J'avale difficilement ma salive. Mourir suffoquer me dit rien ...

            Des centaines de personnes se tiennent serrées les unes contre les autres et m'observent. Je scrute la foule et ce que je vois me déstabilise. Je pensais lire de la peur ou de la haine. À la place, je vois comme du respect dans leur regard. Un homme prend sa fille sur ses épaules qui me fait un signe de la main. C'est le signe de la résistance, très discret. Plusieurs mains se lèvent et réitèrent le geste. Je voudrais faire de même pour leur montrer que je suis avec eux. À la place, je les embrasse du regard puis pointe mon regard sur la pyramide de la salle des fêtes. Le soleil tape fort sur son toit. Je souris.

            Je parcours la foule du regard et je repère enfin celui que je cherche. Sur ma gauche, Charles me fait un signe de tête puis se retire discrètement au milieu des autres tandis que mon bourreau me fait signe d'avancer. Je fais quelques pas sur l'estrade et il place la corde autour de mon cou. Je serre les dents et baisse les yeux. C'est alors que mon regard rencontre les yeux verts de Mathie. Il se tient en retrait, entouré d'exterminateurs prêts à lui obéir. Mes yeux ne peuvent s'empêcher de se détacher de lui. C'est lui qui m'a tout appris, qui m'a montré comment me battre et comment résister. Il ne devrait pas être dans le camp de l'ennemi.

            Soudain, un murmure, des notes, un son, des paroles que je reconnais, me font tourner la tête. Du regard, je cherche Charles dans la foule. Le chant se fait plus fort. Le son augmente. Il vient de partout et de nulle part à la fois.

Dans une plaine lointaine

Des hommes et des femmes vivent sous la terre

            Je tends l'oreille, un sourire aux lèvres. Le murmure gagne la foule. Beaucoup tournent la tête de chaque côté pour tenter de comprendre d'où il vient.

Jour et nuit, ils sont cachés

L'âme pleine de nostalgie

Ils pensent au Printemps

Ils pensent à la liberté

Ils chantent en riant

Ils croient en la liberté

            Je ne peux pas chanter mais mon cœur les accompagne. Le chant se fait de plus en plus fort. Au milieu de la foule, certains posent leurs mains sur leur cœur et chantent. J'en repère quelques-uns, puis ils disparaissent de mon champ de vision. Sur le côté, Mathie se déplace et jette un regard sur la population, les sourcils froncés. Il connait ce chant lui aussi, il me l'a appris.

Un jour l'illusion retombera

Un jour ces hommes et ces femmes se libéreront

La cité sera radieuse

Libéré de ses démons

Un jour les hommes et les femmes se libéreront

            Mon cœur tambourine fort contre ma poitrine. À côté, mon bourreau ne semble pas comprendre ce qui est en train de se produire. Au-dessus de nous, debout sur son balcon, j'imagine le regard furieux de Johns.  Lui et ses conseillers assistent impuissants au spectacle de la foule qui s'est mise à chanter. Le chant de la résistance résonne désormais entre les murs de sa merveilleuse cité. Mon sourire n'en finit plus de s'agrandir. Jamais je n'aurais imaginé que cet événement puisse se produire. J'embrasse la foule du regard alors que le bourreau s'approche de moi et me passa la corde autour de mon cou.

            Soudain, le chant cesse. Le silence embrasse l'assemblée. La foule arrête de chanter et les corps se figent. Leurs yeux fixent les mains de mon bourreau, posées sur la corde. Il s'écarte et pose ses doigts sur le levier qui ouvre la trappe sous mes pieds. Je ferme les yeux.

            Le tabouret tombe et le choc me coupe le souffle. Sur le coup, j'ai l'impression que ma tête va se détacher. Mes poumons se contractent alors que la corde entaille ma chair. Je me mets à suffoquer, à la recherche d'air. Mes yeux s'embuent et j'essaye de retirer la corde qui me scie le cou. J'ai mal, très mal.

            Je me retrouve sur le sol sans. La corde a été coupée, comme c'était prévu, même si je ne pensais pas que ce serait si douloureux. Allongée sur dos, j'aspire des bouffés d'air, encore et encore. Au-dessus de moi, le ciel est voilé. C'est la première fois que je vois des nuages sur l'Odéon.  Quelques secondes viennent sûrement de s'écouler alors que j'ai l'impression que ce sont des heures. Je peine à reprendre ma respiration. Je finis par me recroqueviller sur moi-même et tousse. Ma gorge brûle et je passe une main sur mon cou. Quelqu'un s'agenouille alors à côté de moi. Mes yeux embués mettent quelques temps à reconnaitre la personne qui retire la corde nouée autour de mon cou. Autour, j'entends des hurlements et des pas précipités.

–  Je savais que c'était une mauvaise idée, s'exclame la voix en jetant la corde et en me forçant à la regarder dans les yeux.

–  Lhénaïc, balbutié-je.

            Il me relâche d'un geste brusque et se met debout pour tirer sur l'homme qui se précipite sur nous. À quatre pattes, je vomis. Ma tête bourdonne. C'est comme si un marteau était en train de me fracasser le crâne. Lhénaïc revient vers moi et m'attrape par le bras pour me forcer à me relever. Je vacille sur mes jambes, me raccroche à sa taille et cligne des yeux pour essayer d'y voir plus clair. J'entends une explosion et un bruit assourdissant dans mon dos. Lhénaïc tire sur mon bras et m'entraîne à l'écart alors que mes jambes peinent à retrouver leur mobilité.

            Il me fait descendre un escalier en direction du fleuve. En arrivant sur les quais, il me plaque contre le mur avant de déposer sa main sur mon visage. Je la retire d'un geste sec. 

–  C'est bon, j'ai rien, m'énervé-je, avant de me laisser tomber contre le mur, les jambes repliées sur moi-même.

–  Reste ici, et surtout ne bouge pas, m'ordonne-t-il en glissant son pistolet dans ma ceinture.

–  Juste une minute, puis j'arrive, rétorqué-je en tentant de reprendre ma respiration. 

            Mes yeux commencent à retrouver de leur netteté mais le bourdonnement dans ma tête est toujours présent. Lhénaïc lève les yeux au ciel et me glisse un poignard dans la main et un pistolet laser dans ma ceinture. Je dois rester un moment assise le temps que le monde arrête de tourner, puis me relève en m'appuyant sur lui.

–  Ton père veut te tuer, lancé-je alors qu'il me donne une bouteille d'eau et que je renverse la majeure partie sur mon visage.

            Il hoche la tête et regarde par-dessus de son épaule. Au-dessus de nous, le combat fait rage. Le ciel est noir de cendre et un immense brasier s'élève de l'autre côté de la ville. Je me mets à tousser.

–  Il veut ma mort depuis ma naissance, dit-t-il.

–  Tu ne comprends pas, m'écrié-je. C'est différent cette fois. Il veut vraiment te faire du mal.

            Ma voix a vrillé dans les aigus sur la dernière phrase. Je crois que je commence à paniquer. Lhénaïc m'agrippe par les épaules et me force à le regarder. Ses yeux bleus se posent sur moi et je passe ma main dans ses cheveux blonds, en tentant de calmer les battements de mon cœur. Je dois retrouver mes esprits.

–  Respire, m'intime-t-il.

            Je prends une profonde inspiration et répète l'opération plusieurs fois. Je sens les battements de mon cœur diminuer. Lhénaïc me sourit et se penche pour m'attirer contre lui. La bataille fait rage autour de nous, mais je n'en tiens pas compte. Je me blottis dans ses bras, respire son odeur, la tête contre son torse. Nos lèvres se rencontrent et ne forment plus qu'un. Je voudrais rester ainsi pour toujours, mais ce n'est clairement pas le moment ... 

–  Les exterminateurs ? demandé-je en essuyant les larmes qui roulent sur mes joues.

–  Valentin est parvenu à les mettre hors d'état de nuire.

–  Et les patrouilleurs ?

–  Ils sont dans la cité, armés. Mon père a donné l'ordre d'abattre tous les résistants. Les tirs fusent de partout, il y a déjà des morts.

–  Chez nous ou chez eux ?

–  Les deux. On court plus vite mais ils visent plus juste.

–  Et Johns ?

–  Il s'est replié dans le palais, avec une tripotée de gardes. Il y avait aussi Mathie Lichtman avec lui.

–  Alors je vais au palais.

            Je m'appuie sur son épaule pour me relever et tangue. Je ne dois pas m'arrêter maintenant, surtout pas. Le visage de Lhénaïc est marqué par l'inquiétude. Il retire une mèche de mes cheveux, qui tombent devant mes yeux, et pose ses lèvres sur mon front.

–  Tu n'es pas en état.

–  Je ne t'ai pas demandé ton avis, rétorqué-je.

            J'affiche un air déterminé. Je me battrai, qu'il le veuille ou non. Il hoche la tête et glisse sa main dans la mienne.  

–  Alors on y va ! me dit-il.

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