Chapitre 4
Une partie de chasse
Tristan lève la tête vers le ciel et contemple les nuages gris.
– Je ne me souvenais pas que le ciel avait cette couleur, dit-il d'un air absent.
– Le ciel est bleu Tristan, ricane Macha en passant à côté de lui. Ce que tu vois, ce sont les effluves de pollution.
Depuis que nous avons quitté la caverne ce matin, ils ne cessent de faire des commentaires. Tout ce que nous croisons devient un sujet de débat : les herbes folles et jaunies, les arbres calcinés et maintenant le ciel. À ce rythme-là, et avec le bruit qu'ils font, on ne tardera pas à nous repérer. Sans compter que jamais un animal n'osera s'approcher de nous à moins d'un kilomètre.
– Vous ne voudriez pas la boucler un peu ? m'énervé-je.
Tristan ouvre la bouche pour répondre puis détourne le regard. Il est toujours comme ça, perdu dans son esprit. Avec ses cheveux blancs, ses yeux vitreux et son nez de travers, il donne l'impression de vivre dans un autre monde. Je me demande parfois si l'Odéon ne lui avait pas fait subir un lavage de cerveau. Il peut rester de longues heures assis par terre sans dire un mot, avant de se mettre soudainement à parler, comme s'il avait mis des années à se souvenir de ce qu'il voulait dire. Lorsqu'on le questionne sur son passé, il se fige et reste muet.
– De toute façon, que l'on se taise ou non, ce n'est pas toi qui nous ramèneras de la viande pour dîner, m'attaque Macha.
Elle passe sa main dans ses longs cheveux blonds qu'elle a noué en une longue queue de cheval pour ne pas qu'ils viennent l'encombrer. Macha est très jolie. Elle est fine, élancée, musclée et grande pour son âge, elle me dépasse d'une tête. Malheureusement, elle a aussi un caractère de cochon et le don de m'énerver. Nous reprenons notre marche, tous les sens aux aguets. Ma flèche est encochée et j'espère parvenir à tirer si un animal fait irruption. Je reste toutefois sceptique quant à la possibilité d'en croiser un, au vu du bruit que font mes partenaires. Leur attitude et leur vacarme m'irritent. Je surveille le ciel, à l'affut du moindre signe.
Ce matin, en partant, Nicolas m'a répété que c'était une mauvaise idée et je suis de plus en plus persuadée qu'il avait raison. C'est une mauvaise idée de nous exposer ainsi. Les vaisseaux peuvent faire pleuvoir leurs bombes à tout moment, nous ne sommes pas en sécurité. Seule, j'étais moins repérable, même si je reconnais que nous nourrir de trois pauvres légumes commençait à être compliqué.
Macha est une excellente chasseuse. Mathie, Jack, Thomas et elle appartenaient tous les quatre au clan des rebelles avant notre arrivée avec Nicolas. Tristan ne sait pas se battre mais il est vif, attentif et a une excellente vue. Il peut repérer les vaisseaux à plusieurs kilomètres à la ronde. Macha a sorti son arc et passe doucement une flèche le long de la corde. Autour de nous, le paysage est dévasté même si des arbres sont encore debout. À quelques endroits, on distingue de l'herbe folle d'un jaune terne. Je ne m'attends pas particulièrement à croiser des animaux sauvages dans nos vallées. Ils sont certainement morts depuis longtemps ou ramenés à l'Odéon pour être élevés en batterie. Peut-être que quelques oiseaux pourraient faire office de repas ?
Je ne peux m'empêcher de me dire que les arbres noirs et calcinés ne nous offrent qu'une piètre cachette si jamais un vaisseau vient à passer. Un craquement retentit dans les branches. Je tourne vivement la tête pour voir s'envoler un corbeau, bande mon arc et lève la flèche devant moi. Je n'ai pas le temps de lâcher ma corde que Macha a déjà tué le volatile.
– Je n'étais pas certaine que tu le tuerais, dit-elle simplement en haussant les épaules.
Elle passe son arc sur ses épaules, ramasse l'animal et l'accroche le long de sa ceinture, sans aucune crainte ni dégoût. Puis elle essuie ses mains sales sur son pantalon. Je reste un moment à la regarder faire, sans bouger. J'aimerais être comme elle parfois, insensible à toutes les émotions.
– Regardez !
Je relève la tête pour fixer l'endroit que Tristan pointe du doigt. Il s'agit d'un nid, dans un des arbres. Il me fait un signe de la tête puis m'en désigne un autre.
– Ce n'est pas un nid de corbeau, dit-il. Il est trop petit. C'est peut-être celui d'un rapace. Attendons qu'il revienne.
– Pour quoi faire ? demande Macha.
– Le manger.
Il hausse les épaules et s'assoit avec banalité. J'arque un sourcil, puis décide de le rejoindre. Macha reste un instant debout à contempler l'arbre avant de pousser un soupir et de venir se poser dos à dos avec un tronc mort.
– Félicitations, dis-je en me tournant vers elle et en ravalant mon sentiment de jalousie.
– Merci, répond-elle.
– Je n'aurais pas réussi à tirer.
– Je sais
Je ferme les yeux et laisse les images m'envahirent. Le visage de Mathie revient, comme à chaque fois. Il me hante, comme pour me rappeler qu'il est mort par ma faute. Si j'avais correctement abattu le deuxième exterminateur, jamais ce dernier ne l'aurait tué. C'était ma mission, Mathie me l'avait confiée. Deux chacun. Ma négligence lui a couté la vie. Depuis, je n'arrive plus à tuer qui que ce soit. Pas même des animaux.
– Tu y arriveras, me dit Tristan alors que je rouvre les yeux. Matt avait confiance en toi.
Nous avions confiance l'un en l'autre. C'est justement pour cette raison qu'il ne s'est pas permis de vérifier si mes hommes étaient bien morts.
– Macha, tu crois que tu pourras les atteindre d'ici, demandé-je en jetant un coup d'œil par-dessus le tronc pour voir si les rapaces sont revenus.
– Oui, je pourrai, répond-elle, sûre d'elle.
– Attention, ils arrivent, chuchote Tristan.
Je me tourne furtivement. Deux busards rapportent des vers de terre à deux petits oisillons qui crient famine.
– Pas d'attendrissement, me dit Macha. C'est notre repas. Fais comme si j'étais Mathie, ceci est ta leçon du jour.
L'idée d'être commandée par une gamine de deux ans ma cadette ne me plait guère mais elle a fait partie de la rébellion bien avant moi et vécue avec Mathie avant même que je ne le rencontre. Je bande mon arc, une flèche encochée. La pointe orientée vers un des deux oiseaux, je suis prête à lâcher la corde. Je vois Macha souffler sur la plume de sa flèche, le regard concentré. Je plisse légèrement les yeux pour me placer face à ma cible. Nos doigts se relâchent en même temps. D'un mouvement simultané, les flèches se plantent dans les corps des busards qui retombent sur le sol en piaffant de douleur. Je reste figée. Les images de Mathie repassent dans ma tête.
Je ne viens d'abattre des oiseaux et j'ai le sentiment d'avoir détruit une famille.
– Pas de sentiment, dit Macha en se relevant.
Je me ressaisis. C'est la loi de la nature et de la survie. Un jour, le printemps renaitra et de nouvelles espèces viendront s'installer dans la forêt. Les terres brûlées ne le resteront pas éternellement, quand nous aurons fait tomber la cité ! Cet espoir me donne du courage. Il ne faut surtout pas regarder le passé, toujours marcher vers l'avenir. Je me relève, un sourire crispé sur le visage pendant que Macha ramasse les deux oiseaux morts.
– Les petits vont mourir, fait remarquer Tristan.
Sa tête est penchée sur le côté. Il regarde d'un regard attendri le petit nid, comme s'il n'était pas conscient de la mort des deux plus grands. Il est une fois de plus perdu dans ses pensées. Ou ses cauchemars.
– Dépêchons-nous de rentrer, décrétai-je.
Je regarde Macha ranger ses flèches dans son carquois. Tristan et elles me suivent, ce dernier avec regret. En voyant notre butin, une vague de honte m'envahit. En une sortie, Macha a ramené trois proies. J'aurais dû lui proposer plus tôt de m'accompagner, elle avait raison, et ça me tue de devoir le reconnaitre. Elle est bien plus capable que moi de nourrir notre famille. Elle a vécu sur ces terres bien. Je suis peut-être plus âgée, mais j'ai moins d'expérience, je viens de la cité et je me prends pourtant pour la cheffe.
– Tu penses pouvoir te charger de la chasse ? demandé-je tout en marchant.
– Que veux-tu dire ? interroge-t-elle en se portant à ma hauteur.
– J'aimerais que tu sortes une fois par semaine pour chasser. J'ai moins de crainte pour toi si Tristan reste à tes côtés pour surveiller le ciel.
– Tu me laisserais sortir ? répète-t-elle.
– Avec Tristan, oui, insisté-je. J'irai dans l'Odéon pendant ce temps-là. Je suis meilleure voleuse que chasseuse.
Macha ouvre la bouche mais la referme aussitôt. Je sais qu'elle est flattée que je lui accorde cette attention, mais elle n'en laisse rien paraitre. Quelque part, elle sait tout comme moi qu'il n'y a pas de quoi se réjouir à l'idée de sortir. Si aujourd'hui aucun vaisseau n'a survolé nos prairies, demain, il peut y en avoir des centaines au-dessus de nos têtes. En les laissant sortir, nous prenons un risque. Et ça me noue le ventre rient que d'y penser.
¤
Les petits hurlent de joie lorsque nous arrivons. Macha est submergée par les mains qui veulent l'attraper pour l'embrasser et récupérer les proies. Elle sourit devant cette effusion de joie mais reste très modeste, à mon grand étonnement ! Je prends les trois oiseaux et les apporte à Nicolas qui m'attend, assis sur la table, un livre sur les genoux. Il relève à peine la tête en me voyant.
– Vous êtes toujours en vie ? demande-t-il en masquant sa colère.
– Macha a tué des oiseaux.
– Et toi ?
– Un seul.
Il ferme son livre et soupire. Je vois tout de même un sourire se dessiner sur ses lèvres, il ne peut pas rester fâcher longtemps, ce n'est pas dans son caractère. Il est inquiet, c'est tout.
– L'Odéon nous a encore envoyé du chocolat ? demandé-je.
– Malheureusement non.
Il jette un coup d'œil sur les oiseaux et vérifie les entailles de flèches.
– Je suis impressionné.
– Tu devrais plutôt remercier Macha.
Je regarde Nicolas se saisir d'un couteau et l'approcher vers la tête de l'oiseau. D'un geste, il l'abat sur la tête du premier et je suis saisie d'un haut le cœur et d'une vision d'horreur. Rien que l'idée de les vider et de les désosser me donne envie de vomir. Nicolas relève la tête, son couteau couvert de sang à la main et éclate de rire en me voyant faire la grimace.
– Tu ne veux pas faire la cuisine ? s'amuse-t-il. Ce n'est pas la place d'une fille selon les grandes lois de l'Odéon ?
– Savoir-faire à manger n'est pas une question de sexe. Et la loi ici, c'est moi.
– Ah ! Nous sommes donc en dictature ici aussi.
Je soupire et Nicolas me répond par un sourire et une bourrade amicale sur l'épaule qui faillit me désarçonner. Avec son couteau plein de sang à la main, il ressemble à un boucher un peu trop heureux de son activité. Je m'écarte alors qu'il commence à déplumer l'un des oiseaux.
– Ne fais pas ça ici, m'écrié-je.
– Où veux-tu donc que je le fasse ?
– Par la rébellion ! Je vais vomir.
– Chochotte. T'es bien une fille finalement.
Même si je meurs d'envie de l'étrangler, je sors presque en courant de notre cuisine pour éviter de gerber. J'appuie aussitôt sur le bouton automatique qui actionne la fermeture des portes et Nicolas se retrouve enfermé dans la salle. Je peux encore le voir à travers la vitre transparente. Pourvu qu'il mette en marche la ventilation pour éliminer cette horrible odeur de boyaux et de viscères avant que nous ne prenions notre repas !
– Anah, tu peux me lire une histoire ?
Je me retourne en sentant une main se poser sur ma jambe. Khisa, les yeux brillants, me regarde avec un livre d'enfant dans la main.
– S'il te plait, quémande-t-elle.
Je lui souris et récupère le livre qu'elle me tend. Même si je ne suis pas aussi affectueuse que Nicolas, j'aime ces enfants, surtout quand ils me regardent avec cette bouille-là. Je m'assois sur l'une des couvertures pendant que Khisa se pose confortablement entre mes genoux et ouvre le livre. Les autres enfants sont regroupés autour de Macha qui raconte ses exploits. Ils la dévorent des yeux. Son histoire doit être dix fois plus passionnante que les miennes. La jalousie s'immisce de nouveau au fond de moi et je préfère détourner mon regard pour me concentrer sur ma lecture. Égoïstement, je suis heureuse que Khisa m'ait choisi moi, plutôt que l'histoire de Macha. Le conte fait le récit d'un petit ours en peluche qui a été rejeté de son école, et qui est obligé de vivre en forêt. Le récit fait doucement échos à la mienne mais je poursuis sans me laisser aller à mon trouble.
Khisa me complimente sur ma lecture et me demande de recommencer. Personnellement, je trouve que l'histoire manque cruellement d'action et d'intérêt. Il n'y a même pas de moral. Pourtant, la petite fille semble passionnée par le récit et les images. Tout en lisant, je passe ma main dans ses cheveux et la serre contre moi. Quelle belle période que l'enfance. Dans ma tête, je me revois avec mon frère, courant partout dans notre appartement. Combien de fois me suis-je jetée sur lui ? Combien de fois nos parents ont dû nous séparer pour que nous arrêtions de nous battre ? Ma sœur se désespérait de nous voir agir ainsi, tandis que ma mère se mortifiait à l'idée que je n'agisse pas comme une fille, et que je tape comme un garçon.
Je secoue la tête pour retirer les images qui me viennent à l'esprit et reprend mon récit. Après Mathie, voilà que Théo et Béa s'immiscent dans mes souvenirs. Je devrais me faire effacer une partie de mémoire, ça vaudrait mieux. Je souffrirais moins de ces images du passé. Khisa me tend un nouveau livre. Cette fois, c'est l'histoire de plusieurs enfants, partis vivre dans un pays lointain, qu'on nomme le pays imaginaire. Un endroit où tous les rêves se realisent. Un endroit qui n'existe pas ici. Je lis, mais mon cœur n'y est pas. Mon esprit est ailleurs.
Je repense à ce que me disait Nicolas hier soir : nous ne pouvons pas continuer à vivre ainsi. Cachés dans cette grotte, nous ne nous battons pas. Nous survivons. Ce n'est pas une vie que je leur offre. Mais j'ignore ce qu'il convient de faire pour continuer à lutter contre l'Odéon ?
– Tu penses à quoi ? demande soudain Khisa.
– À nous, répond-je en retirant une mèche de ses cheveux qui s'égarent dans ses yeux. Je me demande ce que nous allons devenir.
– Pourquoi tu ne vas pas le voir ? questionne la petite fille avec sérieux.
Je fronce les sourcils. De qui parle-t-elle ?
– Qui ?
– Tu sais.
Est-ce qu'elle parle de la personne à laquelle je pense ? Si elle fait allusion à lui, alors non, ce n'est clairement pas une bonne idée. Je suis d'ailleurs étonné qu'elle s'en rappelle.
– Il ne peut rien pour nous.
Et il est hors de question que je lui demande de l'aide. Si c'est bien lui, alors c'est un traitre ! Il nous a trahi une fois, je ne prendrai pas le risquer de placer de nouveau nos vies entre ses mains.
Nicolas appelle à table. Je prends la petite fille dans mes bras et le rejoint dans la cuisine, où les autres sont déjà attablés. En arrivant, j'ai le plaisir de constater qu'il a activé la ventilation. Les odeurs pestilentielles qui se dégageaient des cadavres des oiseaux ne sont plus qu'un lointain souvenir. Je suis impressionnée par son savoir-faire culinaire. C'est un véritable cordon-bleu. Il arrive toujours à transformer nos denrées en quelque chose de mangeable. Ce soir, il s'est servi des volatiles pour faire un ragout agrémenté du reste des carottes que j'ai rapporté la veille. Un vrai festin ! Il dépose une part dans chaque assiette et nous souhaite à tous un bon appétit avant de plonger ses dents dans la viande. Je baisse les yeux vers mon plat. Les enfants se sont déjà jetés sur leurs assiettes et dévorent avec appétit les restes des oiseaux. Je lorgne sur mon la mienne sans oser y toucher, alors qu'un haut le cœur me saisit. Je me lève et m'enfuis en courant pour aller vomir.
– Tu es végétarienne maintenant ?
– La ferme.
Je vomis encore alors que Nicolas vient déposer un linge humide sur mon front. Je tremble et j'ai des larmes aux coins des yeux.
– Tu as de la fièvre, constate-t-il.
Je pose ma tête contre la paroi rocheuse, très fraiche, et souffle faiblement.
– Tu devrais retourner manger, lui conseillé-je. Je vais m'allonger cinq minutes.
Il me sourit et se part rejoindre les autres. Je me relève en vacillant sur mes jambes et me dirige vers ma couverture pour m'y allonger. Il y a bien longtemps que je n'avais plus songé à mes parents. En regardant mon assiette, l'image de ma mère et de mon père m'ait brutalement revenu en mémoire. Pas une image attendrissante d'eux me prenant de leurs bras pour m'endormir. Ce n'est pas leur sourire que j'ai vu, ni mes souvenirs d'enfance. Ce sont leurs cadavres, étendus sur le sol, couverts de sang.
De l'autre côté de la paroi, j'entends les enfants rire. Je reste allongée sur ma couverture, à contempler le plafond. Je dois finalement m'endormir car je me retrouve soudain plongée dans un souvenir qui se mêle à mes rêves.
¤
Merci d'avoir lu jusqu'ici, j'espère que l'histoire vous plait.
N'hésitez pas à commenter et me dire quel(e)s personnage(s) vous préférez !!!
La suite mercredi!
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