Chapitre 39
Une mascarade de procès
L'alarme résonne fort et j'ai envie de me boucher les oreilles pour ne plus l'entendre. Deux des patrouilleurs me saisissent par les bras et me passent les menottes. Je serre les dents alors que l'acier s'enfonce dans ma chair. Je viens de me livrer à eux, je ne vais pas partir en courant, pas besoin de me broyer les poignets ! Je fixe mon regard sur les secrétaires et les employés. Je veux qu'ils me voient et qu'ils aient peur. Un autre patrouilleur se poste devant moi et réitère ses paroles. S'ils m'emmènent devant la cour suprême, cela signifie que nous allons au tribunal. Je vais avoir une mascarade de procès.
Le quatrième patrouilleur fouille mes poches à la recherche d'une arme mais je n'ai rien emporté. Des employés commencent à quitter le lieu alors que des grilles tombent le long des fenêtres. J'imagine déjà mon visage placardé sur les écrans géants de la ville. J'espère que la légende qui l'accompagne me dépeint comme un dangereux truand. Des portes s'ouvrent et des hommes en sortent, vêtus de l'uniforme de l'Odéon. Ils me passent devant nous en fuyant mon regard tandis que l'on me force à traverser le hall. La cour suprême se trouve au sommet et on me traine jusqu'à l'ascenseur. L'un d'eux pose sa main sur mon bras et le tient fermement. Ils appuient sur le numéro soixante et un et l'ascenseur s'envole avant de s'arrêter dans un petit ding. On me tire en avant, comme si j'étais incapable de marcher par moi-même, avant de me faire entrer dans une immense pièce.
La salle d'audience est constituée d'une estrade sur laquelle se tient un grand bureau en bois de cerisier. Trois hommes, habillés entièrement de blanc, le dos recouvert d'une cape bleu marine, me toisent du regard. Sur le côté, plusieurs personnes sont regroupées, habillées de façon quasi similaire. Leurs capes sont moins prestigieuses que celles des juges mais elles leur ressemblent parfaitement. Nous nous trouvons au niveau du public. Plusieurs personnes attendent visiblement d'être jugées elles aussi. Je ne vois aucun accompagnateur, ami ou membre d'une famille. Inutile de préciser qu'il n'y avait pas d'avocat. Trois patrouilleurs restent autour de moi tandis que l'un d'eux s'avance vers les juges. Notre entrée n'est pas passée inaperçue et tous les regards sont tournés vers nous. Deux femmes sont assises sur le banc à ma gauche, le regard apeuré. Le juge nous fait signe d'avancer et demande au reste de la salle de sortir. Les patrouilleurs et les accusés se lèvent pendant qu'on m'entraine vers la barre. Au passage, je croise le regard d'une jeune fille d'à peu près quinze ans. Ses cheveux sont sales et son visage noir de suie. Elle doit venir des profondeurs de la cité et appartenir à la caste ouvrière. Je lui fais un signe de la tête alors que la salle se vide. Trois juges me fixent désormais de leurs yeux perçants.
– Mademoiselle Evans, vous êtes jugés pour les crimes suivant : meurtre avec préméditation et circonstance aggravante, évasion, participation à une organisation criminelle, terrorisme, rébellion et tentative de rébellion et pour haute trahison envers la cité. Que plaidez-vous ?
– Non coupable.
Qu'attendent-ils que je réponde d'autres ? Ce procès en est tout sauf un. C'est du théâtre. Une grande mascarade ! Le juge a cité tellement de chefs d'accusations que je me demande comme c'est possible d'en compter autant. Celui du milieu retire les petites lunettes noirs et rondes qu'il porte sur le nez. Il les essuie d'un regard de manche et les repose. Ensuite, il renifle bruyamment et tape du maillet sur la table pour faire cesser les chuchotements qui se sont levés parmi les jurés.
– Mesdames, messieurs, les membres des jurés, mademoiselle Evans plaide non coupable contre les faits qui lui sont reprochés. Je vous demande maintenant de prendre une décision pour statuer sur son sort. Qui est pour une condamnation ?
Quelle rapidité ! Les dix mains des jurés se lèvent.
– Êtes-vous pour la mort ?
Les dix mains se relèvent pour la mort. Je fais mine d'être surprise. Leur procès n'en est pas un. C'est un autre de leur artifice. Les juges se lèvent et annoncent qu'ils vont discuter pour savoir comment m'exécuter. Je croise les bras. Je commence à m'ennuyer. Après plusieurs minutes à attendre, ils reviennent avec des feuilles dans les bras et annonce que je serai exécutée en place publique, sur l'esplanade. Encore du spectacle !
Personne ne pense à me demander pour quelle raison je me suis livrée de mon plein gré aux autorités. Ils ne trouvent pas étonnant que je sois venue seule dans la tour. C'est à croire qu'ils ont une intelligence limitée ! Les patrouilleurs me font sortir de la salle. Dans le couloir, les autres accusés me regardent passer, les yeux écarquillés. On me fait redescendre par l'ascenseur. À la place des alarmes, les hauts parleurs de la cité enjoignent la population à se rassembler sur l'esplanade pour midi. Dis donc, quelle rapidité ! En attendant, on m'annonce que je vais passer quelques heures en cellule.
Nous sortons du bâtiment et traversons la rue. Des odéonistes se pressent sur les boulevards pour se rassembler à l'appel des hauts parleurs. Ils ont tous les yeux rivés sur les écrans géants qui affichent mon visage et je souris. Ma diversion permettra à mes amis d'entrer dans l'Odéon sans être repéré et c'est le but de la manœuvre. Tous les regards doivent être rivés sur moi pour que leurs yeux ne pas sur les terres du Nord et du Sud. Valentin et Nicolas vont pouvoir se glisser dans les rues pour rejoindre la tour de contrôle et désactiver les exterminateurs.
Nous tournons sur la gauche pour prendre un boulevard parallèle. On me fait entrer dans un bâtiment que je ne connais pas. C'est un édifice de forme carré, construit entièrement en marbre et encastré entre deux tours. Il n'y a aucune fenêtre pour éclairer l'intérieur. Une simple table est posée au milieu, ainsi que deux chaises et un placard en fer. L'endroit ressemble à la salle des tortures où Mathie m'a interrogé avant que je ne sois fouettée. On m'assoit de force sur la chaise et on m'attache les chevilles et les poignets à l'aide de chaînes en fonte. Je les regarde refermer les anneaux et quitter la pièce, puis reste quelques minutes seule avant que la porte ne s'ouvre à nouveau.
Johns Lenark se tient devant moi. Il fait un signe aux patrouilleurs et referme la porte avant de me scruter de la tête aux pieds. C'est la seconde fois que je le vois d'aussi prêt et je ne peux m'empêcher de me dire qu'il ressemble vraiment à Lhénaïc, même si son regard est plus dur et glaçant.
Il s'avance vers le placard en fer et en sort deux tasses blanches en porcelaine, recouvertes de petites touches de peintures bleu marine. Il les dépose sur la table, attrape une théière et branche une bouilloire afin de faire chauffer de l'eau. Je le fixe en silence. Lorsque tout est prêt, il revient s'asseoir avec les deux tasses fumantes. L'eau dégage une délicieuse odeur de fleur de cerisier. Il sort une grosse clef de sa poche et me libère les poignets avant de me désigner la tasse du doigt. Je ne bouge pas.
– Alors Macha est en réalité Anah, susurre-t-il. J'aurai dû m'en douter. Ce type de manœuvre est typique de mon fils.
– Vous ne lui ressemblez pas, rétorqué-je. Il est beaucoup plus intelligent.
Il éclate de rire. Ses yeux bleu foncé me glacent d'effroi. Il n'a rien à voir avec Lhénaïc. Il a l'air d'un homme prêt à tout pour obtenir ce qu'il voulait. Il est charismatique et donc dangereux. Il prend une cuillère et sort un petit sachet de sucre de sa poche qu'il verse dans la tasse avant de me le tendre. Je secoue la tête de droite à gauche.
– Je ne cherche pas à vous empoisonner. Ce serait inutile, je perdrais mon spectacle.
Il marque un point. Ceci dit, je n'ai pas envie de boire du thé avec lui.
– Je comprends qu'il vous ait choisi. Vous lui ressemblez.
– À qui ? m'étonné-je.
– À sa mère.
Je reste interloquée et ne sais pas quoi dire.
– Elle aussi, elle avait de grandes idées. Elle travaillait pour une association humanitaire et voulait sauver la planète. J'ai répondu à son souhait.
– Vous pensez avoir sauvé la Terre en la détruisant ?
– J'ai offert la possibilité aux hommes de rebâtir un monde meilleur.
– Ah...
– J'imagine que vous ne pouvez pas comprendre Mademoiselle Evans ? Et qu'il est inutile de discuter avec vous. Vous n'avez pas connu l'ancien monde. C'était un monde obscur, les hommes étaient cupides, aveuglés par l'argent et la consommation.
– Vous prétendez les avoir sauvés ?
– J'ai créé un monde meilleur, ajouta-t-il en souriant. Dans mon univers, chacun occupe un rang prédéterminé dans la société. Personne n'est inutile. C'est une société humanitaire et solidaire, à sa façon.
Est-ce qu'il est seulement convaincu par ce qu'il dit ou est-ce qu'il joue avec moi ?
– Le meurtre est social et humanitaire selon vous ?
– Une grande cause exige toujours des sacrifices.
J'ai l'impression d'entendre Mathie ! Il porte sa tasse à ses lèvres et avale une gorgée. Je finis par saisir la mienne et faire de même. La chaleur et le goût du thé se répandent dans ma gorge.
– Pourquoi vous êtes-vous livrés à moi ?
Je manque avaler de travers mais continue à boire. Je repose ma tasse sur la table et plante mon regard dans le sien. Il est perspicace, plus que les juges et les patrouilleurs.
– Vous avez une théorie ? interrogé-je.
– Vous voulez passer un marché avec moi ? Comme votre ancien amant ?
J'éclate de rire.
– Voyons Johns, je m'attendais à mieux de votre part.
Son sourire s'efface. Il n'apprécie visiblement pas que je l'appelle par son prénom et que je m'adresse à lui avec autant de familiarité. Jusqu'à présent, il avait l'impression de mener la danse et il s'aperçoit que c'est moi qui conduis.
– Vous n'êtes que de minables petits insectes, susurre-t-il.
– Et comme tous les insectes, nous sommes difficiles à éliminer, rétorqué-je.
Il marque un arrêt et je fronce ses sourcils. Je continue de lui sourire, attrape ma tasse et la porte à mes lèvres.
– Donnez-moi des noms, crache-t-il.
– Des noms ? répété-je en éclatant de rire. Je ne connais pas la moitié d'entre eux mais eux vous connaissent Johns. Ils n'ont pas de visage. Ils peuvent être n'importe où et n'importe qui.
Aucune expression ne se lit plus sur son visage. Un court instant, nos regards se croisent et je comprends qu'il avait peur. Tout à coup, je vois ce que je n'avais encore jamais vu chez lui : la folie. C'est la même que celle qui brillait dans le regard de Mathie. Cet homme est fou et il n'a rien à perdre. Il se lève brutalement. Ma tasse explose par terre et le thé se répand sur le sol. Sa paume s'abat sur mon bras et il me saisit les épaules avant de me jeter sur le sol. Je tombe par terre et ma tête cogne le béton. Mes pieds sont toujours attachés par les chaines et le fer brûle mes chevilles. Il me saisit par le haut de mon uniforme, me relève et me jette de nouveau. La chaise à laquelle je suis attachée se déplace avec moi. J'ai mal. Johns s'avance, le visage rouge et tremblant de rage. Il me saisit par le col et me plaque contre le mur avant de serrer ses doigts autour de mon cou.
– Misérable vermine, raille-t-il avant de me cracher au visage.
Je commence à suffoquer. L'air ne remplit presque plus mes poumons et des petits points jaunes dansent devant mes yeux. Je tente de respirer mais je ne parviens pas à reprendre mon souffle et l'oxygène manque dans mes poumons.
– J'ai tué sa mère, susurre-t-il près de mon oreille. Tu crois que je ne peux pas tuer sa copine ?
Il relâche ses doigts. Je tombe par terre et m'écroule sur le sol dans un bruit de ferraille. J'aspire d'énormes bouffées d'air et tente de reprendre ma respiration. Mes poumons se remplissent mais le sol n'est pas stable. Je pose mes mains sur le parterre glacé et reste sans bouger. Je vois flou et distingue seulement l'ombre de Johns qui se déplace dans la salle. Il se rassoit tranquillement sur sa chaise tandis que je tente de me relever. Le monde tangue autour de moi. Je crache un filet de salive et pose ma main sur la table pour me relever. Il ne fait aucun geste pour m'aider. La chaise est couchée sur le sol et mes pieds toujours entravés.
– Depuis quand mon fils est-il un traître ? demande-t-il.
– C'est vous qui l'avez trahi ! répliqué-je.
Il se relève et contourne la table. Instinctivement, je m'écarte de lui. Il se saisit alors brusquement de moi et me redresse. Son visage redevient de marbre et il me sourit.
– Lhénaïc est une petite vermine, me dit-il en ricanant. J'aurai dû l'éliminer à la naissance, il n'avait pas sa place dans ce monde. J'ai été trop clément avec lui.
– Lhénaïc est meilleur que vous ne le serez jamais.
Il éclate de rire.
– Il cherche à sauver l'humanité, continué-je.
– Mais l'humanité ne veut pas être sauvé ! Elle veut être encadrée, contrôlée, surveillée mais pas sauvée. L'Homme est un animal mauvais de naissance et rien de bon ne peut émaner de lui.
– Vous avez tort, répliqué-je.
Il se rassoit calmement et tapote sur la table de ses ongles. Ce bruit m'agace.
– Je finirais par lui mettre la main sur Lhénaïc. Et croyez-moi, sa mort sera mille fois pire que la vôtre.
Ses paroles sont glaçantes. Son sourire contraste avec ses mots et il me fait froid dans le dos.
– Ne croyez pas un seul instant que vous avez gagné mademoiselle Evans, chuchote-t-il. Je sais où se trouvent les résistants du Sud en ce moment même. Je sais même où se trouvent les enfants dans votre bunker au Nord. Je sais que les castes ouvrières et agricoles prévoient d'attaquer la cité. Dès ce soir, j'enverrai mes vaisseaux dans les plaines et tout votre monde disparaitra. J'enterrai la résistance à jamais et il ne restera plus que moi et ma cité.
Je suis figée. Soudain, j'ai vraiment peur de lui, comme je n'ai jamais eu peur de personne. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce qu'il sait ? J'avale difficilement ma salive. Non, il ne sait rien, il veut me faire douter. Johns croit m'avoir avec son discours mais il ne sait rien. Il se trompe : nous n'attaquerons pas la cité ce soir. Nous sommes dedans en ce moment même.
– Je ne crains pas la mort, murmuré-je. Mais vous, vous devriez craindre la mienne. Vous avez perdu cette guerre.
Un sourire se dessine sur son visage. Il se relève et se met à marcher. Il me fait penser à Mathie. Ou alors, mon ancien amant a adopté la démarche et les attitudes de son nouveau mentor. C'est fort possible. Johns passe sa main sur mon visage et me caresse la joue. Il me dégoute. Il se penche vers moi et me susurre à l'oreille.
– Si c'est ce que tu souhaites, alors je ferai de toi une martyre, ricane-t-il. Ensuite, je retrouverai mon fils et je l'éliminerai à son tour. Comme ça, vous entrerez tous les deux dans l'Histoire. Vous serez les modèles d'une résistance échouée.
Il s'éloigne de moi, croyant avoir gagné. Il est si sûr de lui et imbus de sa personne. Il se croit à l'abri derrière ses clôtures et dans son grand palais. Il croit que le monde lui appartient et qu'il peut le modeler à sa façon.
Quand il ressort et que la porte se referme, en me plongeant dans le noir, je souris. Il pense pouvoir prendre des vies sans en subir les conséquences. Il ne prend pas mes mots au sérieux. C'est bien dommage pour lui.
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