Chapitre 38




Et c'est ainsi que mon histoire se termine

            Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis glissée sous une clôture pour rejoindre l'Odéon. Il me semble que le temps où je rampais sous des fils barbelés appartient à une époque ancienne. Vêtue d'un uniforme bleu et blanc, les cheveux lâchés sur mes épaules, je marche seule dans les tunnels et mon cœur bat la chamade. J'ai refusé que l'on m'accompagne et j'ai laissé l'armée à Alex. Il connait mes instructions.

            Je débouche sur un escalier et grimpe les marches à pas lents. Il est tôt et le soleil n'était pas levé lorsque je me suis glissé dans le souterrain. L'Odéon est encore endormi, hormis les hommes des voiries et des égouts qui s'activent déjà. J'éclaire le chemin à l'aide de ma lampe. J'ai laissé le talkie-walkie à Timothée et Olivier m'a indiqué le parcours à suivre pour rejoindre la cité. Je finis par tomber sur l'embranchement dont il m'a parlé et prend sur ma droite. Au terme d'une série de plusieurs longs couloirs, je repère la trappe au-dessus de ma tête. Un escalier, sur le côté, permet d'y accéder. Je glisse la lampe entre mes dents et me hisse à la force de mes bras sur l'échelle. Elle est rouillée et grince sous mes doigts. Je pousse la trappe de toutes mes forces en espérant qu'il n'y a personne au-dessus et finis par l'ouvrir.

            Je me retrouve dans une ruelle étroite, coincée entre deux bâtiments. Je referme la plaque le plus délicatement possible et remet mes vêtements en forme avant d'avancer dans la rue. Une fois au bout, je jette un regard autour de moi. Quelques patrouilleurs surveillent, deux par deux. Au milieu, des hommes et des femmes, habillés de l'uniforme de l'Odéon, marchant pour se rendre au travail. Je repère facilement les caméras sur les grands immeubles. Elles filment la population et les surveillent. Il doit être six heures du matin et les premiers habitants se rendent au dôme ou dans les tours. Ensuite, vers sept heures, les autres suivront, ainsi que les étudiants et les plus jeunes enfants.

            Je me mêle à la foule. Les grands boulevards s'illuminent au rythme du lever du soleil tandis que les lampadaires s'éteignent progressivement. Les rues sont propres et aérées. Je marche la tête relevée et affiche la même attitude que les autres. Je ne peux cependant m'empêcher de penser qu'il y a quelques mois de cela, j'étais ici avec Lhénaïc et que pendant plus d'un an, j'ai parcouru ses rues pour aller voler de la nourriture dans les champs. Je suis entrée dans l'Odéon à visage découvert. Je devrais avoir peur, mais je ne crains rien. Parce que je veux être repérée.

            Je traverse le boulevard en compagnie des autres. Le silence est presque total dans la rue, seulement ponctué des bruits de pas sur la route. Certains chuchotent mais la plupart sont trop absorbés par leur but pour faire attention aux autres. Je les trouve ridicule. Ce sont de vrais pantins, tellement embrigadés qu'ils ne me voient même pas que leur ennemie est à côté d'eux. Au bout du boulevard, nous débouchons sur l'esplanade. Le soleil m'éblouit et la lumière se réverbère sur le dôme de Cristal. Il scintille de sa couleur rosée et éclaire progressivement le pont et le grand parvis.

            Je me demande à quoi ressemblera la cité après. Est-ce que nous la conserverons ainsi ? Lhénaïc pourra-t-il la redessiner et lui donner un nouveau visage ? Ici, l'art est mis au service du pouvoir. Les artistes et les architectes ont été forcé de représenter, via l'architecture, des espaces et des monuments pour glorifier Johns. L'art n'est qu'un artifice. Il faut aller au-delà pour en décoder le mystère. Ici, l'architecture totalitaire s'affiche comme l'expression visible du pouvoir, sa mise en spectacle. Pour comprendre la réalité, il faut voir au-delà. Nicolas m'a appris à ouvrir les yeux, par ses lectures, par son savoir, puis je l'ai fait basculer dans cette réalité, dans la résistance. Un jour, je m'en souviens, il m'a comment le monde actuel avait été bâti sur le chaos et sur la cendre. Je m'étais sentie trahie, comme si on avait jeté de l'huile sur un tableau coloré que j'appréciais. Je n'avais pas aimé qu'il me montre la vérité, car elle était douloureuse. Je me rappelle encore de notre dispute ce soir-là.

–  Pourquoi tu dis que notre merveilleuse cité est bâtie sur des cendres ? Tu es un menteur !

–  Non, je ne mens pas, je ne dis que la vérité, ce n'est pas de ma faute si elle ne te plait pas.

–  Je refuse de te croire. Regarde devant toi, regarde la cité, tout est parfait ici.

–  C'est une illusion Anah ! Une illusion !

–  Notre cité est d'une beauté infinie, c'est un joyau de couleur, de soleil et d'amour, avais-je récité comme si je lui débitais une leçon apprise par cœur.

            Nicolas s'était contenté de rire. Après quoi, il m'avait répondu d'un air grave et sérieux.

–  Un jour, elle le sera.

–  Elle l'est déjà, avais-je répliqué.

–  Non, pas comme ça. Un jour, nous la libérerons de ses chaines.

–  Mais de quelles chaînes parles-tu ?

–  Un matin, tu te tiendras là, sur l'esplanade. Tu lèveras les yeux vers le ciel et tu contempleras le soleil. Il se lèvera sur le dôme et sur la cité. Alors, tu verras ce que nul autre ne peut voir. L'artifice derrière la beauté. La cruauté derrière la peinture. La beauté feinte et le bonheur prisonnier.

–  Arrête de la jouer au poète !

–  Ouvre les yeux Anah ! Pose-toi les bonnes questions. D'après toi, pourquoi on n'a jamais le droit d'aller au-delà du mur qui ceinture l'Odéon ? Qu'est-ce qu'ils nous cachent ?

–  Ils nous protègent !

–  Mais de qui ?

–  Les rebelles, avais-je rétorqué. Monsieur Bylord nous a mis en garde contre ceux qui veulent faire tomber la cité. Ils sont jaloux de notre chance. Ils cherchent à entrer pour nous prendre ce que nous possédons. Ils veulent notre liberté.

–  Tu te sens libre ici, enfermée derrière des murs ?

            Ses paroles auraient pu le mener en prison. Finalement, ce sont mes actes, qui l'y ont amenés. Durant longtemps, j'étais persuadée que les hommes extérieurs à la cité étaient des bêtes sanguinaires car c'est ce que l'on m'avait appris durant mon enfance. Or, en sortant, j'ai compris ce que signifie le mot liberté. Dans les histoires que nous apprenions en cours, on nous expliquait que le monde extérieur était dangereux. Que les hommes, à l'extérieur de la clôture, avait été rendu fou par la radio activité engendrée par les bombes. Que nous n'étions à l'abri que dans l'Odéon, que Johns nous protégeait.

            Nicolas m'a appris à voir le monde différemment et les rebelles ont achevé de me convaincre. Nicolas m'avait parlé de l'histoire de la Terre, vieille de plusieurs millions d'années. Il m'avait montré sur de grands atlas les pays, les continents et les hommes qui les peuplaient avant l'extermination. Il parlait de la beauté du savoir, de la culture et des paysages d'un monde disparu et détruit par des bombes. J'avais quatorze ans lorsqu'il s'était décidé à me montrer la bibliothèque secrète de son père. À l'époque, j'avais l'impression de commettre une énorme bêtise. Je me sentais mal à chaque fois j'y entrais et que mes yeux se posaient sur ces lignes. Aujourd'hui, je me rends compte que c'est grâce à tout cela que je suis devenue résistance. L'assassinat de mes parents n'était que l'aboutissement d'un processus enclenché bien plus tôt.

            Je me traverse l'esplanade. Le soleil continue de grimper et illumine le parvis. La foule commence à grossir. Ils ne font pas attention à moi, je ne suis qu'une fille parmi tant d'autres. Ni une adulte, ni une enfant. J'arrive enfin au bout de l'esplanade. Sans m'en apercevoir, j'ai traversé le parvis et laisse derrière moi le pont qui le surplombe et ses statues d'or. Je me retourne pour le contempler une dernière fois. Mon cœur se serre. Les rebelles préserveront-ils la cité ou la détruiront-ils à l'issu de la bataille ? Ils sont brulants de colère. Valentin m'a dit que les castes ouvrières et agricoles s'apprêtaient à tout détruire. L'architecture n'y résistera sans doute pas.

            Je pousse la porte du Dôme de Cristal et tourne tournai à l'angle d'un couloir avant de m'engager dans un autre, puis un suivant, jusqu'à atteindre ma destination. Je monte les marches d'un escalier transparent au teint rosé. J'arrive enfin jusqu'à l'étage qui m'intéresse et je cherche parmi les étudiants la personne que je veux voir. Je ne mets que quelques minutes à le repérer. Mon frère parle avec les autres en attendant que son professeur les fasse entrer dans la salle. Je regarde Théo en laissant les souvenirs m'assaillir. Sa mémoire a été effacée, il ne sait plus qui je suis désormais. J'aurais tellement voulu qu'il se souvienne de moi. Si je n'étais pas partie avec Nicolas, si je n'avais pas tué mes parents, je me trouverais sans doute avec lui aujourd'hui. J'aurai été parmi ces étudiants et nous aurions été formés ensemble. Peut-être serais-je en train de discuter de la guerre qui se prépare contre les terres brûlées ? Nous n'aurions sans doute pas compris ce qui se tramait vraiment à l'extérieur parce que nous n'aurions pas voulu voir ni comprendre. Nous aurions juste eu peur. Nous nous serions sentis invisibles, à l'abri derrière les murs de la cité. Je finis par me détacher de cette vision qui me plonge dans la nostalgie. Théo appartient à mon passé, tout ici se rattache à une époque révolue et je ne peux plus revenir en arrière. Je m'éloigne et descends les marches. Je sais où je dois me rendre à présent et je n'en éprouve curieusement aucune peur. La mort a un léger goût d'aventure.

            Aucune caméra ne m'avait reconnue pour le moment alors que j'avance à visage découvert. Je passe un couloir, puis un autre, encore un autre, en suivant les instructions données par Lhénaïc, par l'intermédiaire de Valentin. J'ai récité le chemin par cœur dans ma tête une partie de la nuit. Je finis par déboucher dans une avenue, derrière le dôme. Face à celle-ci se dresse la tour des décisions. Elle me rappelle des souvenirs, ceux d'une jeune fille trainait de force par des patrouilleurs après le meurtre de ses parents. À l'époque, j'avais compris qu'ils allaient m'exécuter. Le meurtre – quand il n'est pas ordonné par le maitre de la cité – n'est pas admis dans l'Odéon. Lorsque l'on m'a trainé dans la tour, je me suis quand même mise à hurler, en débitant toute la fureur que je contenais en moi. On m'a roué de coups et enfermé dans les prisons, comme Mathie l'a fait trois années plus tard. Je pensais mourir, sauf que Nicolas est venu me libérer. 

            J'entre dans la tour et pousse la porte comme n'importe quel employer. Les regards se tournent dans ma direction. Sur l'instant, ils ne bougent pas. Puis quelques-uns chuchotent et, enfin, ils me reconnaissent. Ce n'est pas trop tôt. Peut-être savaient-ils que j'étais là depuis un moment déjà ? Les secrétaires de bureau ouvrent grand la bouche et les employés se figent. Quatre patrouilleurs s'avancent vers moi à pas lent. Je ne compte pas fuir et me contente de lever les bras. L'alarme se met à retentir. Je continue de sourire.

–  Anahbelle Evans, lance le patrouilleur.

–  Je vous en prie, appelez-moi Anah !

            Je relève fièrement la tête, histoire que le type barbu qui me fait face voit bien que je ne suis pas le genre de fille avec laquelle on peut plaisanter. Il me toise du regard, sans doute pour me jauger. Je me campe encore plus droite devant lui et plante mes yeux dans les sien.

–  Nous allons vous conduire devant la cour suprême de l'Odéon.

–  Je vous suis.

Et c'est ainsi que mon histoire se termine.

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