Chapitre 33
Résignation
– Pourquoi es-tu ici ? demande-t-il de but en blanc.
Finalement, il ne semble pas très heureux de me voir. Ses doigts martèlent la table devant lui et il jette de fréquent regard derrière lui, comme s'il se méfiait de moi.
– J'ai besoin de toi, annoncé-je.
– Tu veux un toit ? Une maison ? Des amis ?
– Pour autre chose.
Je me mets à parler, Noé m'écoute en silence. Il m'interrompt quelque fois pour avoir plus de détails mais ne contredit aucune de mes paroles. Quand j'arrive enfin à ma rencontre avec Alex et son acharnement sur Lhénaïc, il ne fait preuve d'aucun signe de compassion à son égard. Je viens pourtant de lui expliquer que le traître n'était pas le fils de Johns mais Mathie.
– Si je résume ta demande, tu veux que j'envoie tous ces gens à la mort, c'est ça ?
– Je veux que tu les envoies combattre, avec nous, confirmé-je.
– Nous vivons en paix.
– ... jusqu'à ce que l'Odéon décide de vous éliminer.
– Nous avons un accord avec eux, réplique Noé. Ils ne nous feront aucun mal tant que nous demeurerons sur nos terres. Tous les réfugiés de l'Odéon ont droit à l'asile politique. Ici, nous leur offrons un toit, une famille et des soins après des années de souffrance. J'estime cela plus important que de renverser l'Odéon.
– Tu crois que Johns se satisfera combien de temps de cet accord ?
Il soupire et se recule sur sa chaise.
– Anah, tu es jeune et rebelle. Et surtout, tu viens de l'Odéon, me dit-il en posant une main amicale sur mon épaule, comme si j'étais une enfant. Nous sommes des rescapés des bombes et nous ne voulons plus nous battre. Nous avons fait un choix l'année dernière. Nous avons décidé de cesser le combat et de vivre en paix ici. L'accord que j'ai signé convient à tout le monde.
Je prends sur moi pour ne pas exploser et essaye de contenir la colère que je sens monter. J'ai presque l'impression d'entendre les oiseaux chanter dans la voix de Noé. Il se prend pour le sauveur de l'humanité parce qu'il a réuni plusieurs hommes au fond d'une grotte. Quel exploit !
– Et Lhionel ? Il a passé sa vie à constituer une armée pour nous apporter la liberté. Que fais-tu de son héritage ?
– Nous sommes libres, rétorque-t-il. Il n'y a plus de guerre ici.
– Vous vivez cachés dans une falaise, je n'appelle pas cela être libre.
Noé continue à appuyer ses mains sur mon épaule d'un air compatissant. Il semble éprouvé beaucoup de douleur à l'idée que je sois si entêtée. J'apparais sans doute comme une enfant rebelle à ses yeux alors qu'il est un adulte sérieux et résigné.
– Lhionel est mort, rappelle-t-il. C'est ce qui nous attend nous aussi si nous tentons de nous soulever contre la cité.
– Vous n'êtes pas libre, vous êtes prisonniers de vos peurs, rétorqué-je.
– Nous sommes préservés de l'Odéon et nous vivons en paix.
– Ce n'est pas parce que tu as renoncé à te battre que tous ici sont du même avis que toi.
Il fronce les sourcils.
– Et que vas-tu faire ? Recruter des partisans et les jeter à l'assaut de l'Odéon ? Tes intentions sont nobles, mais ce n'est pas avec cinquante hommes que tu feras plier Johns.
Encore cette histoire de chiffre ! Ça devient lassant !
– Tu ne comprends donc pas ? La situation est différente de celle qu'elle était l'année dernière. Les castes agricoles et ouvrières sont avec nous et toute une résistance intérieure s'est développée au sein de la cité. Ils nous soutiendront.
Il soupire de nouveau.
– Tu m'aurais parlé des élites, je t'aurais suivi les yeux fermés, annonce-t-il en me tapotant la main. Mais ouvre les yeux ! Même les plus louables intentions ne nous permettront pas de gagner cette guerre.
– Tu es donc d'accord : nous sommes en guerre ! Et dans ce combat, tu as décidé de jouer les lâches et de te cacher.
– J'ai décidé de survivre, comme tous ceux qui m'ont suivi.
Un silence plane entre nous.
– Je peux leur parler au moins ? demandé-je.
– Fais ce que tu as à faire, mais je peux t'assurer que personne ne te suivra, c'est de la folie.
Il ne veut pas se battre et il ne veut pas non plus que ses hommes me suivent. Je pourrais l'écouter, me ranger à son raisonnement, faire venir mes amis et me terrer au fond de cette grotte. Mais j'en ai plus qu'assez de vivre sous terre et d'avoir peur.
– Ta jeunesse te pousse à faire courir des risques aux autres et tu ne mesures pas les conséquences que tes paroles peuvent avoir.
– Au contraire, je crois les avoir suffisamment mesurées.
Je ne veux plus de trembler de peur. Je veux être libre. La pseudo liberté qu'il m'offre ne me satisfait pas. Je veux de nouveau voir le soleil dans le ciel. Je veux sortir sans craindre qu'une bombe m'explose sur la tête et je ne veux plus voir l'Odéon comme une menace. J'ai personnellement envie de m'en prendre à la cité mais je veux aussi que l'Odéon tombe pour venger tous les morts de Johns Lenark.
– Pourquoi ne viendriez-vous pas vivre avec nous, toi et tes amis ? m'invite-t-il.
– Tu accepterais d'accueillir Lhénaïc ?
Il grince des dents.
– Partant de là, cette solution n'est déjà plus envisageable.
– Tu peux comprendre que nous ne voulions pas de Lenark dans nos rangs.
- Non, je ne peux pas comprendre, répliqué-je. Tu te dis en paix avec l'Odéon et tu continues pourtant à les détester. Ce n'est pas comme ça qu'on tisse une paix durable.
– Tu l'aimes ?
– Ça ne te regarde pas.
Il retire sa main de la mienne et m'observe avec attention.
– Tu es aveuglée. Ce n'est jamais bon de trop écouter son cœur.
– Quand est-ce que je pourrais m'adresser à ton peuple ?
– Que fais-tu de Mathie ?
– Pardon ? m'exclamé-je. Alors tu préfères me voir aimer un traitre à la rébellion plutôt que Lhénaïc ?
– Dans les deux cas, ce sont des traîtres.
– Il faut croire que j'ai un penchant pour ce genre d'homme, répliqué-je. Tu sais, la vie est souvent faite ainsi : les filles tombent toujours amoureuses des mauvais garçons.
Noé tourne la tête et je fixe mon regard sur lui. C'est un lâche. Il a renoncé à se battre car c'est typiquement le genre d'hommes qui n'est pas capable de se sacrifier pour une cause. Lhionel avait une forte personnalité, un charisme incroyable et une autorité de dirigeant que lui ne possède pas. Avec Noé à leur tête, les hommes d'ici n'auront jamais rien de plus qu'un lieu où se cacher. Je ne prétends pas avoir la prestance de Lhionel, mais notre petit groupe a mille fois plus de courage que lui.
– Tu devrais partir, murmure Noé.
Je suis désarçonnée. Il me propose de retourner chez moi pour ne pas bouleverser le fragile équilibre qu'il a instauré. Il veut que les hommes de la grotte continuent de croire en la paix et restent préservés de la guerre. Il est aussi naïf que les odéonistes. Tous les deux vivent dans des illusions et refusent de voir la réalité.
– L'Odéon connait votre position ? demandé-je.
– Bien sûr, répond-il. Mais Johns respecte la trêve et ils ont promis de ne pas nous attaquer si nous ne les attaquions pas.
Je le regarde d'un air affligé, presque attristé. Il semble vraiment convaincu par cet accord. Comment peut-il croire que les Lenark honoreront pour toujours leur traité ? Je secoue la tête. J'ai une mission à mener et je me suis jurée de ne plus jamais retourner vivre dans un bunker. Je suis décidée à mourir en tentant de libérer les êtres humains. Noé ouvre la bouche pour me parler, mais je secoue la tête et m'éloigne. J'ai besoin de prendre l'air.
Je quitte la pièce et descends l'escalier en spirale pour rejoindre les hommes et les femmes réunis autour des étals. Ils ont dressé un grand marché dans lequel ils s'échangent leurs produits. C'est surprenant. J'ai l'impression de plonger au cœur d'une vieille époque mais dans un monde futuriste. J'arrive en bas et m'approche d'un groupe de femmes. Elles sont réunies autour d'un grand lavoir où elles nettoyant le linge. Noé n'a pas tort sur un point : je vais troubler leur tranquillité. Au fond, je crois que j'aime ça : jouer les trouble-fêtes ! Je m'arrête devant un vieil homme qui tient un stand de livres et me penche pour mieux voir les titres. Les noms me sont étrangers et éveillent ma curiosité.
– Qui sont les auteurs ? demandé-je.
– Des gens d'ici et d'ailleurs, répond-il. Vous vous intéressez à la littérature ?
– Ce sont des autobiographies ?
– Quelque chose comme ça. Ici, ce sont les ouvrages qui traitent de la fin du monde, lorsque les bombes atomiques sont tombées du ciel. Là, vous avez les livres de la communauté. Ici, ce sont les exploits guerriers du printemps dernier. Mais j'ai aussi des livres du monde avant l'apocalypse.
– Les gens écrivent ? m'étonné-je.
– Nombreux sont ceux qui ont ressenti le besoin de coucher leurs larmes sur le papier.
Je souris et attrape un roman. Les feuilles sont reliées entre elles par de la ficelle.
– Votre visage ne m'ait pas inconnu jeune fille. Nous serions-nous déjà rencontrés ?
– Peut-être bien, répond-je. Je m'appelle Anahbelle Evans.
Ses yeux s'agrandissent.
– La petite Evans, s'écrie-t-il. La chérie du fils de Lhionel ? Je vous croyais morte.
– Je le suis sans doute un peu, reconnais-je.
Je repose le livre.
– Vous étiez résistant ?
– Bien entendu, répond-il. Je serais mort pour Lhionel s'il me l'avait demandé. J'ai même laissé ma jambe dans la bataille.
Il attrape une canne et frappe plusieurs coups par terre. Je vois alors son moignon dépasser de sous la nappe.
– Vous êtes venue nous rejoindre ? demande-t-il.
– Non, je suis venue recruter une armée, expliqué-je.
Il siffle d'admiration.
– Les jeunes et leurs idées, sourit-il. Je vous aurai bien accompagné mais je suis vieux et unijambiste, je vous ralentirais. Mais si vous cherchez des gens prêts à combattre, vous devriez parler aux jeunes qui veulent refaire le monde. Ils sont une vingtaine de gamins à se réunir dans la clairière à deux ou trois kilomètres en sortant.
– À l'Ouest ou à l'Est de la grotte ?
– Trois kilomètres à l'Est, il me semble ! Ils n'ont jamais fait la guerre. Ils sont seulement rebelles... et plein d'espoir.
Je me penche vers lui.
– Je peux vous confier un secret ?
– Allez-y !
– C'est de l'espoir que naissent les plus grandes victoires.
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