Chapitre 30




La trêve

            Les événements se déroulent trop rapidement et je n'ai pas eu le temps de réagir. Quand je reprends mes esprits et me précipite vers eux au moment, Lhénaïc vient de repousser violemment son adversaire. Il attrape la main de l'homme et la lame rencontre sa paume. Le sang se met à couler entre ses doigts alors qu'il se jette de tout son poids en avant et qu'ils roulent dans la terre. Je ne sais pas comment intervenir sans prendre le risque de blesser Lhénaïc. L'homme tient toujours son couteau entre ses mains tandis que mon ami resserre ses doigts autour de son cou. Le sang macule sa main. Je retire mon arc de mon dos, saisit une flèche, l'encoche et la band. Je ne sais pas où viser. L'adversaire de Lhénaïc le martèle de coups. Ce dernier resserre ses jambes autour de la taille de l'homme et relève la tête pour le frapper. Il tombe à la renverse et son dos heurte une pierre.

            J'entends un cri. Lhénaïc porte sa main jusqu'à son biceps où la lame du couteau est plantée. Je lâche mes doigts. La flèche vient se ficher à quelques centimètres de la main de son adversaire. J'en tire une nouvelle qui se plante juste à côté de sa jambe. C'est volontaire. Je ne veux pas le blesser mais lui faire peur. Lhénaïc en profite pour reculer et s'éloigner. Avec sa main valide, il appuie contre sa blessure. Je bande de nouveau mon arc et pointe ma flèche en direction de l'homme à terre.

–  Je vous interdis de faire un seul geste, hurlé-je.

            Il s'arrête. Son nez est couvert de sang et sa lèvre ouverte. ll se tourne vers moi et crache un filet rouge sur le sol. Lhénaïc vient me rejoindre et je continue de tenir l'homme en joue.

–  J'ai respecté les termes du traité, réplique-t-il. Je suis dans mon bon droit.

–  Votre bon droit ? répété-je.

            Je fais un pas en avant. Je ne comprends pas son charabia mais je sens la colère gronder dans ma poitrine.

–  Les odéonistes n'ont pas le droit de venir sur nos terres, continue-t-il.

–  Taisez-vous, ordonné-je.

–  Vous n'avez rien à faire ici, réplique-t-il.

–  Pourquoi nous avez-vous attaquer ?

            Il fronce les sourcils. Il semble aussi déconcerté que moi.

–  Vous avez violé le traité, répète-t-il.

–  Mais de quel traité parlez-vous ?

–  Vous prétendez ignorer notre traité ?

            Son visage maculé de sang lui donne un air mauvais. L'un de ses yeux est tuméfié. À côté de moi, Lhénaïc appuie forte sur sa blessure dont le sang suinte, son visage est couvert de sueur.

–  Qui êtes-vous ? demandé-je.

–  C'est à moi de vous poser la question mademoiselle, réplique-t-il. Vous êtes sur nos terres !

            Cet homme ne me plait pas. Il est en position d'infériorité et continue de me menacer.

–  Je ne connais pas cette trêve, expliqué-je. Nous n'appartenons pas à l'Odéon. Nous sommes des rebelles du Nord.

            Il éclate de rire. Son attitude me donne presque envie de relâcher mes doigts pour lui planter une flèche dans la jambe.

–  Vous croyez me faire avaler ça ? ricane-t-il.

–  Je suis Anahbelle Evans, répliqué-je. J'ai combattu pour Lhionel Lichtman.

–  Lhionel est mort, son armée aussi.

–  Non, pas tous.

            Il fronce les sourcils et ne dit plus rien. Je reste sur mes gardes. Son regard se porte vers Lhénaïc qui est devenu blanc comme la neige et qui semble souffrir de sa blessure.

–  C'est un traitre, lance-t-il.

–  Non, répliqué-je. Je veux bien vous raconter notre histoire si vous promettez de ne pas nous attaquer.

–  Comment puis-je vous faire confiance ? Vous croyez pouvoir débarquer chez nous en prétendant être des rebelles ? Vous violez notre trêve et vous venez accompagnés du fils de Johns Lenark !

            Je relâche ma flèche. La pointe se plante entre ses deux doigts. Il fait un bond en arrière. Il commence à m'énerver, je le trouve un peu trop sûr de lui. Il vient de se jeter sur Lhénaïc et de le blesser gravement à l'épaule et continue à être mauvais.

–  Lhénaïc n'est pas un traitre et nous sommes bien vivants.

–  Tous ceux qui ont échappé à la tuerie ont quitté le Nord, réplique-t-il. Il n'y a pas d'autres survivants que nous !

–  Vous vous trompez. Nous nous sommes cachés dans une grotte. Il y a plusieurs enfants avec nous.

            Ses yeux s'agrandissent.

– Des enfants ? répète-t-il. Quels enfants ?

– En quoi ça vous intéresse ? Je croyais que vous ne me croyiez pas ?

–  Khisa Nieman est avec vous ?

            Le visage de la fillette me saute aux yeux. L'attitude de l'homme change et il me regarde maintenant d'un air implorant. Son agressivité s'efface face à la note d'espoir qu'on sent poindre dans sa voix.

–  Oui, réponds-je.

            Il reste sans bouger puis écarquille les yeux, avant de se mettre à pleurer. Je reste béate, un peu mal à l'aise. J'ai déjà encoché une nouvelle flèche mais Lhénaïc me fait signe de baisser mon arme. Il tombe à genou, sa main plaquée sur sa blessure et je décide de m'agenouiller pour l'aider tout en continuant à surveiller notre ennemi du coin de l'œil. Je déchire la chemise de Lhénaïc et découvre une entaille grosse comme mon pouce dans son biceps droit. Sa chemise est humide et poisseuse de sang. J'arrache des morceaux de tissus et les noue autour de son bras. Le sang imbibe immédiatement le tissu et je grimace. Je n'aime pas particulièrement la vue du sang. J'attrape mon sac à dos pour récupérer ma gourde et verse de l'eau dessus. Il serre les dents mais se laisse faire. Quand mes doigts effleurent la blessure, il grimace et recule.

–  Tu sais ce que tu fais ?

–  Non.

–  Ah.

            Je n'ai pas fait médecine, mes connaissances en soin infirmiers sont assez limités. Certains rebelles ont bien tenté de m'apprendre mais je n'étais pas très concentrée.

–  Vous pouvez m'aider ? demandé-je en me retournant.

            L'inconnu s'arrêter de pleurnicher et fronce les sourcils.

–  Pourquoi le ferais-je ? rétorque-t-il sur un ton agressif.

–  Parce que c'est votre faute.

–  Je ne soigne pas un Lenark !

–  Dans ce cas, vous pouvez oublier votre fille !

            Il ouvre la bouche. La referme. Je me rappelle maintenant de qui il s'agit : c'est le père de Khisa. Il fait mine de réfléchir puis, en grognant, il se relève, marche vers son deltaplane et récupère une sacoche que je n'avais pas vu jusque-là. Il revient s'accroupir à côté de moi et me pousse pour prendre ma place. Lhénaïc grimace.

–  Mettez-vous derrière lui, m'ordonne-t-il.

            Je me déplace pour que Lhénaïc puisse s'appuyer contre moi. Il respire difficilement et semble sur le point de s'évanouir. L'homme prend son bras entre ses mains pour examiner l'étendue des dégâts qu'il lui a infligé. Lhénaïc gémit au contact des doigts froids sur sa peau.

–  Prenez ma trousse, m'indique-t-il.

            Je me saisis de son sac et sors un sac plus petit, dans lequel se trouvent des bandages, du fil et des aiguilles.

–  Vous vous baladez toujours avec ça sur vous ?

–  Oui, répond-il. Nous avons été formés au premier soin. Je suis étonné de constater que ce n'est pas votre cas.

–  On m'a formé, répliqué-je. Mais je ne supporte pas la vue du sang.

            J'ouvre la trousse de secours et en sors une petite bouteille d'alcool et des compresses.

–  Je m'appelle Alex, se présente-t-il.

            Je hoche la tête et lui tend le fil.

–  Prenez-lui la main, il va avoir mal !

            J'attrape les doigts couverts de sang de Lhénaïc et me force à ne pas regarder. Ce n'est pas le moment de tourner de l'œil, il souffre bien plus que moi. Lhénaïc resserre ses doigts pendant qu'Alex enfonce la pointe de l'aiguille dans le bras de mon ami. Lhénaïc serre encore plus fort ses doigts entre les miens et retient son souffle. Ses traits sont tirés par la douleur.

–  Tenez-le ! ordonne Alex. Il ne doit pas bouger. Vous pouvez faire ça ou c'est trop vous demander ?

–  C'est à cause de vous qu'il est dans cet état, m'énervé-je.

–  Je n'allais pas résister au plaisir d'éliminer un Lenark !

            Je lui jette un regard noir et rapproche Lhénaïc de moi. L'une de mes mains tient la sienne tandis que l'autre est appuyée sur son front. Son corps tremble. Alex commence à recoudre la blessure alors Lhénaïc serre les dents. Au bout d'un moment, sa tête part en arrière et il perd connaissance. Alex en profite pour nettoyer et bander la blessure. Il m'aide à le reposer sur le sol tandis que je place ma couverture sous sa tête puis s'éloigne pendant que je nettoie le visage de Lhénaïc et m'occupe de l'entaille sur sa main. Je le laisse ensuite se reposer et rejoins Alex qui range son sac.

–  Comment est-elle ? demande-t-il en me voyant approcher.

–  Qui donc ?

–  Ma fille. Elle a grandi ? 

            Je hoche la tête. Nous nous asseyons l'un en face de l'autre alors qu'Alex allume un feu. La nuit ne va pas tarder à tomber. Il sort deux petits morceaux de viande de son sac qu'il met à griller puis m'invite à raconter mon histoire. Je décide de commencer par le tout début, comme je ne l'ai encore jamais fait, parle du meurtre de mes parents, de ma fuite de l'Odéon et des semaines que nous avons passé dans la forêt avec Nicolas. J'explique ensuite comment Mathie nous a trouvé et ramené au bunker. J'en viens enfin aux événements du printemps dernier, à la mort de Mathie et à notre fuite avec les enfants dans la grotte. Puis j'évoque mon retour dans l'Odéon pour trouver Lhénaïc, notre alliance, la découverte que Mathie nous avait trahi. J'exprime aussi mes doutes vis-à-vis de Lhénaïc puis la confiance que j'ai décidé de lui accorder en comprenant mieux son histoire et sa vie. Je lui parle enfin de ma capture, de celle de Nicolas et de notre libération jusqu'au départ pour le Sud. Je lui dis tout, comme je ne me suis jamais confiée, sans faux semblant.

            Alex m'écoute sans m'interrompre. Le soleil est couché lorsque je finis de parler. Lhénaïc se réveille vers vingt heures et vient s'asseoir avec nous. Son visage est blême et ses traits tirés. Je passe la couverture sur ses épaules et lui demande comment il va. Il se contente de hocher la tête et de répondre « bien », mais je vois à son visage qu'il souffre encore.

–  Tu as de la chance. Alex s'apprêtait à me raconter son récit.

–  Génial, répond-t-il sans masquer l'ironie dans sa voix.

–  Tu vas t'en remettre ? demande Alex.

            On sent une note de sarcasme dans sa voix. Lhénaïc lui jette un regard noir et attrape le morceau de viande grillé que l'homme du Sud lui tend.

–  Je commence à avoir l'habitude, murmure-t-il.

–  Qu'on te poignarde ?

–  Qu'on me prenne pour un traître.

            Alex lui lance un sourire mauvais. Je tente de remettre la conversation sur le sujet qui nous intéresse pour ne pas que les deux hommes n'en viennent de nouveau aux mains.

–  Très bien Alex, nous t'écoutons, le relancé-je.

            Il prend une grande inspiration. 

–  Lorsque Lhionel nous a appelé pour combattre, nous avons pris les armes. Nous étions décidés à lutter contre l'Odéon, quitte à en mourir. C'est rapidement devenu une boucherie dehors.

            Je hoche la tête. Je me souviens très bien de ce jour-là et de tous les morts, dans notre camp, laissés sur le sol.

–  Quand Lhionel est mort, les hommes ont commencé à fuir, totalement paniqués. On combattait depuis des heures et on tenait grâce à lui, à sa foi. Mais quand les exterminateurs lui ont tiré dessus... On ne savait plus quoi faire.

            Moi aussi, quand Mathie est « mort », je ne savais plus quoi faire.

–  Tu te rappelles de Noé ?

–  Il aidait Lhionel a entrainé les hommes, me souviens-je.

–  Il nous a dit de nous replier, explique-t-il. Il ne servait plus à rien de nous battre. Nous allions tous mourir si nous restions là-bas. Les vaisseaux et les exterminateurs étaient trop nombreux. Je ne trouvais plus ma fille et ma femme était morte. Il nous a entrainé à travers une porte, cachée dans la faille d'une falaise. Nous avons marché sous l'Odéon pendant que les exterminateurs étaient occupés à tuer les derniers survivants.

            Sa voix tremble. Lhénaïc et moi ne réagissons pas. Une colère sourde gronde au fond de mon estomac : ils ont fui ! Ils sont partis. Alors qu'il y en avait encore qui combattaient.  

–  Une fois de l'autre côté, nous ne savions plus quoi faire, continue-t-il. Nous avons vécu plusieurs jours dans les bois en chassant pour nous nourrir. Nous étions aussi démunis que lorsque les premières bombes atomiques sont tombées. Le matin du cinquième jour, nous avons vu les vaisseaux arriver. Ils se sont posés en masse sur les plateaux désertiques. Des centaines d'exterminateurs sont sortis, menés par Lucas Lenark.

            J'échange un regard avec Lhénaïc qui semble aussi surpris que moi. Il ne doit pas être au courant.

–  Il était venu à nous dans le but de nous achever. Noé s'est interposé et nous avons passé un accord. Si nous renoncions à attaquer l'Odéon et à retourner dans le Nord, ils nous laisseraient vivre en paix dans les plaines du Sud.

–  Et vous les avez cru ? ricané-je.

–  Le traité indique que si l'un des deux clans franchi la limite de nos deux territoires, nous avons le droit d'exécuter l'intrus.

–  Les traités sont faits pour être enfreint, rétorque Lhénaïc. Ça m'étonne que Lucas ait accepté.

–  Il a dit que votre père était prêt à négocier.

            Cela semble même bizarre. Connaissant Johns Lenark et ses pensées tordues, il est fort probable qu'il ait fait cela avec une idée en tête. Ils ont certainement pour projet de les éliminer plus tard. Pour l'heure, ils ne représentent pas une menace.

–  Vous ne connaissiez pas l'existence de ce traité ? s'étonne Alex.

–  Lucas et moi n'avons jamais été en très bon terme, répondit Lhénaïc.  Et vous vous trompez si vous pensez que mon père vous laissera vivre ici pour toujours.

–  Pouvez-vous nous conduire jusqu'à Noé ? coupé-je Lhénaïc. 

–  Vous oui. Mais lui non, je regrette.

            Je me tourne vers Lhénaïc qui continue d'appuyer sa main sur sa blessure. Il ne semble pas en état de reprendre la route. La nuit est tombée et j'espérais qu'elle lui permettent de se reposer mais il tremble de froid et de douleur. Alex fixe sur lui un regard mauvais. Mon histoire n'a pas réussi à lui faire changer d'avis sur Lhénaïc et il continue à le détester. Je m'apprête à répliquer quand Lhénaïc pose sa main sur la mienne et plonge son regard bleu dans le mien avant de murmurer :

–  Va avec lui !

–  Pas sans toi, protesté-je.

–  Tu as vu sa réaction lorsqu'il m'a vu ? Comment crois-tu que les autres réagiront en me voyant débarquer ? Je n'aurais pas dû t'accompagner. Un seul d'entre nous doit se rendre là-bas et c'est à toi qu'incombe cette mission.

–  Je n'y arriverai pas seule, le contredis-je.

–  Tu n'as jamais eu besoin de moi.

            Il me caresse la joue du bout du doigt et me dépose un discret baiser sur les lèvres. Je vis Alex détourne le regard, visiblement dégouté.

–  Nous n'avons pas le temps d'attendre qu'il statut sur mon sort, me dit-il. Il faut agir vite et maintenant. Je partirai à l'aube.

            Alex hoche la tête et je serre les dents. Je n'aime pas l'idée qu'il ait gagné après avoir poignardé mon petit ami, mais je n'ai pas le choix.

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