Chapitre 3

Un parfait trompe-l'œil


            Je quitte le souterrain très tôt, l'esprit encore embrumé, le souvenir de mes cauchemars en mémoire. Ils reviennent toutes les nuits me hanter. À chaque fois que je ferme les yeux, je revois Mathie mourir et la souffrance n'en finit pas. Pourtant, il faudra bien qu'elle cesse car il ne reviendra pas. Les morts sont morts, enterrés, incinérés. En tout cas, ils ne reprennent pas vie, même sous la forme de fantôme. Ça n'existe pas autrement que dans les histoires pour faire peur aux enfants. En remontant la galerie souterraine, je laisse les images des bombardements s'éteindre dans mon esprit. Nicolas et moi avions trouvé refuge auprès des rebelles un an avant l'attaque. Ils nous ont formé pour devenir des guerriers et pouvoir nous élever contre la cité, mais ils ont tous été tués. Tous. Sauf quatorze pauvres enfants dont nous faisons partis. Les derniers survivants de la résistance. Que peuvent quatorze enfants face à des machines à tuer ?

            Nous avions bien des alliés dans la cité, mais personne ne nous a contacté depuis l'attaque. Cela dit, nous n'avons pas essayé non plus, trop apeuré à l'idée d'être traqué et assassiné. L'abri où nous nous trouvions avec les rebelles étaient secrets, ce qui signifie que quelqu'un nous a dénoncé et je crains que le traite court toujours. J'ai d'ailleurs une petite idée de son identité, mais je n'ai jamais pu en avoir une certitude, puisque je ne l'ai jamais revu que de manière fugace, dans la cité, et je n'ai pas pris le risque de m'en approcher.

            Lorsque je sors du souterrain, le soleil est à peine levé. Pour rejoindre la cité, je dois passer sous la clôture qui l'entoure sans me faire repérer. Chaque jour, j'hésite à y aller. Parfois, je reste prostrée et ne passe pas la clôture, de crainte d'être arrêtée et enfermée dans leurs prisons où je serai sûrement torturée. Déjà que je suis cherchée et considérée comme une ennemie de la nation. Ce matin, je me cache derrière un arbre déraciné, protégé par son grand tronc à moitié mort. La clôture devant moi est un grand grillage gris, recouvert de fils barbelés. J'ai beau tourner la tête de droite à gauche, je n'en vois pas la fin. C'est comme si les Odéonistes avaient voulu délimiter le monde, comme s'ils souhaitaient montrer aux habitants que, derrière la grille, se trouvent des prédateurs dont il faut se méfier. Penser que les Odéoniens nous craignent fait ma fierté, même si c'est une piètre consolation.

            Les barbelés encerclent l'Odéon sur des kilomètres interminables. Je glisse mes bras sous le grillage pour passer. C'est un endroit que j'ai découvert il y a plusieurs mois et que je recouvre de branches pour le masquer. Il y a des patrouilleurs et vaisseaux qui font des rondes et je dois faire attention. Je place mon sac sur moi pour éviter de me griffer et de mourir d'une infection de fer rouillé. Une fois mon corps passé, j'extirpe mes jambes puis jette un coup d'œil aux alentours. Comme il n'y a personne, je me relève et fuse droit vers la forêt qui sépare le grillage de la cité. Une fois à l'abri derrière les arbres, je me sens mieux. L'odeur des sapins et des branches étalées sur le sol me ramènent quelques secondes dans mon passé. Dans mon enfance. Je les chasse vite, je n'ai pas le temps pour la nostalgie.

            Une fois à l'abri, je sors mes habits de ville de mon sac et enfile un pantalon bleu marine par-dessus lequel je glisse une tunique blanche. Je détache mes longs cheveux brun foncé et les laisse pendre autour de mon visage. Ainsi accoutrée, je peux facilement me mêler à la foule. Ce n'est pas compliqué. Les filles portent toutes les mêmes vêtements : pantalon bleu marine et tunique blanche. Les garçons, eux, ont un pantalon blanc et un tee-shirt bleu marine. Cela permet de gommer les différences et de créer un sentiment d'unité d'après eux. Moi je trouve surtout que ça les formate à agir comme de parfaits automates. Ainsi vêtue, je me glisse dans la cité sans être repérée, mon sac sur mes épaules et reprends ma marche.

            Je poursuis mon chemin à travers la forêt tout en suivant le cours de la petite rivière qui coule au milieu des bois. L'eau est d'une limpidité éclatante. Difficile de croire qu'ici l'herbe est verte et l'eau bleue. Difficile aussi de croire qu'au-delà cette forêt, des gens mangent à leur faim et vivent paisiblement alors qu'à quelques kilomètres seulement, des enfants affamés et couverts de boue habitent dans des souterrains. Je rince mon visage dans l'eau claire de la rivière et efface ainsi les traces de crasse noire qui maquille celui-ci. Si jamais on me surprend, je n'aurai qu'à dire que je me suis égarée. Je marche sur environ trois kilomètres avant d'atteindre la cité.

            Elle apparait devant mes yeux et, comme chaque fois, j'en reste éblouie. J'ai beau détester tout ce que représente l'Odéon, il n'en demeure pas moins que cette ville est magnifique. Comment des êtres aussi noirs ont-ils pu bâtir une beauté pareille ? De là où je me trouve, je distinguais une immense esplanade toute de marbre blanc. Au-dessus de celle-ci, un pont gigantesque s'élève pour rejoindre d'autres parties de la ville. La barrière du pont est composée de minces filés d'or qui forment des fleurs et dans lesquels des diamants ont été placés sur chaque pétale. Autour de l'esplanade, des immeubles vertigineux s'élèvent en direction du ciel. On arrive difficilement à distinguer les derniers étages, entièrement faits de verres. Dans les rues, des hommes se déplacent sans se soucier les uns des autres, prisonniers de leurs petites préoccupations quotidiennes. Mon regard se porte vers les étages. J'ai vécu dans l'un de ces appartements moi aussi. Je me rappelle de moi et de ma sœur. Même si, enfant, nous ne nous préoccupions pas de politique, je ressentais déjà un décalage. Nos parents travaillaient beaucoup et rentraient souvent fatigués de leur journée. Du jour au lendemain, tout a basculé. Ils sont devenus distants, préoccupés. Et puis...

            Je rejette ces images d'un mouvement de tête. Elles appartiennent à un passé lointain, qui ne m'appartient plus. Je regarde le pont et suis du regard les habitants qui marchent sur l'esplanade, les yeux vides. Là-haut, on aperçoit des statues qui représentent de grands empereurs issus des temps anciens : Alexandre le Grand, Auguste, Néron, Cesar, Trajan. Je sais aussi, pour les avoir vu de nombreuses fois en passant sur le pont, que de chaque côté se dressent des statues imposantes d'autres dictateurs, plus contemporains : Staline, Hitler, Franco. L'Odéon a choisi de conserver leur souvenir. Quelle belle sélection ils ont fait de notre mémoire collective ! 

–  La mémoire est forcément une sélection, m'avait un jour dit Nicolas. On ne peut pas tout conserver pour les générations futures.

–  Sauf que l'Odéon n'a retenu que le pire de notre Histoire, avais-je rétorqué.

            Je laisse mon regard se porter au-delà du pont et délaisse les rambardes recouvertes d'or et les statues pour poser mes yeux sur le Dôme de Cristal. C'est un lieu majestueux et grandiose, avec une coupole faite entièrement de cristal. Elle est teintée de rose et se réverbère dans le paysage grâce aux rayons du soleil qui tapent sur les parois. Toutes les rues de la ville convergent vers le dôme. La lumière qu'il renvoi se reflète sur les immeubles vertigineux aux fenêtres de verres et illumine le paysage de couleurs chatoyantes.

            La cité est un beau tableau, d'une grande beauté. Oui mais... Méfiez-vous toujours des apparences car elles sont trompeuses et cet endroit n'est qu'un décor fictif. La ville n'est qu'une mise en scène jouait pour le public. La vraie vie n'est pas faite de cristal. Si l'Odéon offre une image de pureté pour quiconque le regarde, c'est pour masquer les cendres des morts. Tous les systèmes totalitaires procèdent ainsi.

            Une fois sortie de la forêt, je laisse derrière moi mon monde pour me plonger dans l'univers factice de l'Odéon. Je remonte les rues et arrive sous le pont. La statue de Jules César me regarde et je lui fais un clin d'œil.

–  Veni Vidi, murmuré-je. Je n'ai pas encore vaincu mais ça viendra.

            Si la statue avait pu m'entendre, je suis certaine qu'elle m'aurait faite un clin d'œil en retour. Un petit ricanement s'échappe de ma bouche. Comme si Jules César aurait été de mon avis ! Je ne suis pas sûre qu'il soit le meilleur allié pour lutter contre des dictateurs. J'aperçois alors les regards des  autres statues, celles d'anciens chefs de guerre.  Les bras levés pour l'un et le menton droit pour les deux autres, ils me regardent tels des vautours guettant leur proie. Sous l'esplanade coule un fleuve qui alimente les nombreuses fontaines en marbre qui recouvrent l'esplanade. Sur chaque côté, entre les immeubles, on pouvait distinguer des petites rivières qui se détachaient et serpentaient à travers la ville. Elles apportent l'eau aux habitants et arrosent les différents parcs pour les maintenir toujours au vert. La lumière du cristal, associée au soleil, donne à cette eau des couleurs rosées et scintillantes.

            Je me rapproche de plus en plus du Dôme de Cristal. Je dois rapporter de la nourriture pour ma famille, c'est le plus important. Je ne suis là que pour ça. Malheureusement ici, il n'est pas possible de voler des pommes sur les étalages d'un marché ou d'entrer dans un supermarché et de se remplir les poches. Tout le système agricole est régi par l'Odéon, par ceux de la caste des agriculteurs. J'arrive bientôt devant la porte du Dôme. La surface miroitante du cristal se teinte de touche violet pâle et de bleu turquoise et je vois mon reflet briller dans la paroi. J'ai des cernes sous les yeux, les joues émaciées et mes cheveux s'éparpillent autour de ma tête comme ceux d'un épouvantail. Finalement, quelqu'un finira peut-être par m'arrêter rien qu'à cause de mon apparence de pouilleuse !

–  Ma vieille, tu as mauvaise mine, ricané-je en me parlant à moi-même.

            J'entre. À l'intérieur, les murs de cristal se mêlent au plancher transparent, sous lequel on voit l'eau du fleuve s'écouler. Si je n'avais pas eu à fuir cet endroit, j'aurais payé cher pour devenir architecte. J'avance sans me préoccuper des colonnes recouvertes d'or massif et garde les yeux rivés sur mes pieds comme une parfaite employée de la caste des agriculteurs. Pour avoir moi-même fait partie des jeunes enrôlés dans ce système, je sais comment agir même s'il est difficile de penser que, trois années plus tôt, on m'a trainé de force dans ce palais, alors que je hurlais à qui voulait l'entendre que l'Odéon voulait notre mort. Difficile d'être plus voyante. Les gens n'ont même pas réagi, ils sont restés stoïques, parfaitement embrigadés et sur que mes tortionnaires étaient dans leur bon droit et faisaient cela pour les protéger.

            Je traverse sans m'en rendre compte le long couloir qui permettait l'accès à l'autre extrémité du dôme, sors par un portail et me retrouve dans les champs agricoles. Ils s'étendent à perte de vue et c'est comme d'accéder à un autre monde. Chaque soir, des hommes transfèrent par un énorme conduit des plats composés d'aliments variés pour nourrir la population. Ces plats tout prêts, comme sortis d'une cantine, apparaissaient directement dans les réfrigérateurs et les gens n'ont plus qu'à les réchauffer pour se nourrir. C'est ingénieux ! L'Odéon les rend dépendant, car ils n'ont pas d'autres moyens de se nourrir. Et s'ils se conduisent mal, ils coupent l'approvisionnement et les laissent mourir de faim.

            Je me joins à la file des travailleurs qui se pressent dans les champs. Habituellement, je parviens aisément à me faufiler parmi la caste des agriculteurs afin de participer à leurs activités quotidiennes et subtiliser quelques denrées. Je m'agenouille parmi eux, au milieu des carottes et je glisse une botte orange dans mon sac. La journée se déroule devant mes yeux comme dans un film. Je suis sans arrêt aux aguets, prête à fuir à la moindre occasion. Je dois serrer les dents lorsque les inspecteurs se penchent au-dessus de moi pour voir ce que je fais. Quand c'est le cas, j'applique la même méthode que tous les autres élèves et étudie avec attention les légumes, en écrivant sur un petit carnet ramassé à l'entrée. Je note leurs divers aspects et étapes de pousse. Le subterfuge fonctionne mais je suis sans arrêt dans la crainte qu'on me fasse subir un contrôle d'identité. Si cela arrive et que je refuse de m'y soumettre, on m'y obligerait ; et si je m'y soumets, ils se rendront bien vite compte que je suis une « ennemie de la nation ».  Quelques heures plus tard, je profite de la pause allouée aux travailleurs pour ressortir des champs. Comme pour m'assurer que ma pêche n'a pas été infructueuse, je jette un rapide coup d'œil dans mon sac pour y trouver ma botte de carotte, mes quatre poireaux et mes deux poivrons.

            Je prends le chemin de la sortie et passe devant la bibliothèque. Mon regard est alors attiré par un calendrier posé sur le mur. En général, je me fiche pas mal de savoir le jour que nous sommes mais la date du onze avril retient mon attention. Ce n'est pas un jour anodin pour moi car c'est mon anniversaire. Je laisse échapper un petit rire en constatant cela. Quel bel anniversaire ! Et en guise de gâteau, j'aurai certainement droit à une bouillie de légumes ! Peut-être pourrai-je utiliser des cailloux pour en guise de cire ? Je m'apprête lorsque je me fige, les yeux rivés sur une jeune fille.

            Elle est seule, assise sur une chaise. Son regard est perdu sur des lignes et des phrases que je ne peux pas voir. Ses longs cheveux châtains ondulés tombent le long de ses épaules. Je ne distingue pas ses yeux, mais je les sais d'un marron très clair. Lila relève la tête. D'un mouvement vif, j'entre dans la bibliothèque et me faufile derrière une étagère. Mon cœur bat la chamade. Je sais qu'à cet instant, Nicolas donnerait tout pour être à ma place. Je devrais rebrousser chemin, sortir de l'Odéon et retourner derrière la clôture pour retrouver les miens, au lieu d'être là et de prendre autant de risque. Pourtant, dans un geste non réfléchi, j'attrape un livre dont je reconnais l'auteur, sors un stylo de ma poche et griffonne quelques mots. Je replace ensuite l'ouvrage sur l'étagère et quitte la bibliothèque. Si elle pense toujours à lui, comme lui pense à elle, elle trouvera le mot. Il n'y a que Nicolas pour lire Candide, de Rousseau. Je suis d'ailleurs surprise que les Odéonistes ne les aient pas déclarés bon à jeter au feu.

            Je jette un dernier regard à la jeune fille et m'éloigne en silence. Mon cœur tambourine fortement contre ma poitrine lorsque je franchis la porte et traverse l'esplanade pour rejoindre la forêt. Bientôt, je serais revenue dans le souterrain, en sécurité. On a peine à croire que je puisse me sentir aussi bien dans un trou obscur mais c'est mon foyer.

¤

–  Et donc, nous voilà nourris de carottes ce soir, lance Macha en recevant son assiette pour le dîner.

            Je ne relève pas ses sarcasmes, prend place face à elle et lève ma main pour notre rituel. Les rebelles qui nous ont recueilli Nicolas et moi avaient pour habitude de procéder ainsi. Une main sur le front, puis sur le cœur avant de lever son verre à la rébellion. C'est une façon de se souvenir que nous sommes en lutte.

–  Justement Macha... Je me demandais si Tristan et toi accepteriez de m'accompagner à la chasse demain ?

            Un silence plane sur l'assemblée et je fais comme si de rien n'était, alors que les yeux de Nicolas se plisse.

–  Anah, il faut qu'on en parle d'abord, me sermonne-t-il en accompagnant sa réplique d'un regard insistant.
– Pour quoi faire ? répliqué-je. Il faut bien se rendre à l'évidence : je suis devenue une piètre chasseuse. Macha a raison, nous avons besoin de davantage de nourriture pour survivre et elle peut se rendre utile. 
–  Pour une fois qu'elle dit un truc intelligent, marmonne la jeune fille.
–  C'est beaucoup trop dangereux, s'affole-t-il.
–  Tristan couvrira nos arrières, le rassuré-je.

            Nicolas me regarde d'un air dubitatif. Dans son regard brille un avertissement et il semble me dire : « tu joues avec le feu ». Il est déjà dangereux d'envoyer une seule personne sur les terres brulées, avec les vaisseaux de l'Odéon qui rodent dans le ciel. Alors, envoyer trois personnes ? Je lui fais un signe de la tête, pour lui signaler que nous en parlerons plus tard. J'ai l'impression d'être une mère de famille qui doit discuter avec le papa des autres enfants du foyer et me trouve un peu ridicule. Je prends ma cuillère, la plonge dans ma soupe et aspire avec beaucoup d'insistance le contenu liquide. Le bruit ne fait pas joli à entendre mais Simon éclate de rire, aussitôt suivi par Khisa. Jack et Coraline se mettent alors en tête de faire la même chose et la table résonne de grand bruit d'aspiration. Quand Ghaèle veut les imiter, Nicolas le rabroue d'une tape sur la tête.

–  Mange proprement, le sermonne-t-il.
–  Mais ils l'ont fait, eux, bougonne le petit garçon.
–  Ce n'est pas une raison pour faire pareil, s'amuse-t-il devant le regard désabusé du petit garçon.

            Il se lève de table et ramasse les assiettes vides.

–  Qui veut du dessert ? lance-t-il.

            Je relève vivement la tête et m'apprête à lui remarquer que ce genre de blague est de très mauvais goût. Sauf que Nicolas attrape une boîte en fer sous la table, l'ouvre et en sors une tablette de chocolat. J'écarquille les yeux, sans comprendre tandis que les enfants poussent des cris de joie.

–  Où as-tu eu ça ?

            Il dépose devant chacun de nous un carré de chocolat.

–  Ils sont apparus, me répond-il en haussant les épaules.
–  Apparus ? répété-je. Ça n'apparait pas comme ça du chocolat !
–  Il faut croire que si. C'était là-bas, dit-il en pointant du doigt un petit placard.

            Avant la chute des rebelles, nous avions des alliés à l'intérieur de l'Odéon. Pour nous aider à survivre, ils nous envoyaient régulièrement des denrées alimentaires. Le petit placard que Nicolas désigne était l'un des réceptacles à nourriture. Je me lève pendant que les enfants regardent avec passion leur carré de chocolat et me dirige vers la porte du placard. Je l'ouvre. Il n'y a rien à l'intérieur.

–  Il n'y a rien d'autre, dit Nicolas.
–  C'est peut-être un piège. Il ne faut pas les manger, ils sont peut-être empoisonnés.

            Je me retourne et vois que les enfants ont déjà mis leur morceau de chocolat dans la bouche. Certains sucent leur part, d'autres arrachent des petits bouts. Si le chocolat était empoisonné, il est désormais trop tard pour les sauver. Ils se figent en m'entendant parler.

–  Peu importe, déclare Nicolas.

            Il dépose le morceau de chocolat dans sa bouche alors que j'ouvre grand la mienne. Je reste sans bouger, persuadée qu'il va tomber raide mort à mes pieds et il pousse soudain un cri. Je recule, horrifiée et me précipite dans sa direction. Sauf qu'il m'attrape dans ses bras et éclate de rire.

–  C'est délicieux. Oh mon dieu ! Qu'est-ce que c'est bon.
–  Imbécile, tu m'as fichu une de ces peurs, m'écrié-je en le frappant sur la tête.

            Je soupire de soulagement. Pour une fois, son sourire ne parait pas fin et ses yeux parlaient pour lui. Je reste à le contempler pendant qu'il savoure son morceau de chocolat et que les enfants continuent de mâchonner leur part comme si plus rien d'autre au monde ne comptait pour eux. Je sais que je devrais profiter du moment mais je ne peux m'empêcher de me questionner : comment cette tablette est-elle parvenu jusqu'à nous ? La caste des agriculteurs a-t-elle fait une erreur en nous envoyant celui-ci ce soir ? Ou bien l'ont-ils fait exprès ? Si oui, nous sommes peut-être en danger. L'Odéon ne fait jamais d'erreur.

            Je reviens m'asseoir et Nicolas un morceau de chocolat devant moi. Je suis à la fois tentée et suspicieuse.

–  Mange-le, ordonne-t-il. Sinon, c'est moi qui le ferai !

            Je saisis le chocolat entre mes doigts. Le goût sur ma langue et le parfum qui parvint jusqu'à mes narines me fait remonter dix ans en arrière, à l'époque, mon frère et moi mangions en cachette des morceaux de chocolat pour les fêtes de pâques. Il est noir, avec une pointe d'orange et de sucre. L'amertume du chocolat s'efface sous l'éclat fruité. Je salive tout en le dégustant, les yeux fermés. C'est délicieux. Une véritable extase.

            En allant me coucher ce soir-là, je sens encore le goût du cacao sur ma langue. J'en ai été privée tellement de temps que ce voyage gustatif continue à me suivre, même une fois terminé. Nicolas embrasse les enfants et vient s'allonger à côté de moi. Il garde une petite bougie allumée pour nous éclairer.

–  Comment est-ce possible ? demandé-je. Je ne pense pas que le placard soit sur la liste de distribution de l'Odéon. Et, s'il l'est, j'ai peur qu'ils nous aient repéré ?
–  Et si tu partais seulement du principe que c'est une erreur, et que tu profitais.

            Je reste sceptique.

–  Pourquoi souhaites-tu sortir avec Tristan et Macha demain ? demande-t-il.
– Je crois que Macha a besoin de prendre l'air, réponds-je. Au moins, elle cessera de se plaindre.
–  Pourquoi maintenant ?

            Je hausse les épaules. J'ai envie de répondre : et pourquoi pas ? Mais je me retiens. Je n'ai pas de réponse logique. Nous avons refusé à Macha de sortir durant des mois et je lui accorde soudain ce droit sur un coup de tête. Ma décision ne repose sur aucun raisonnement logique.

–  Je sais que tu aurais voulu m'accompagner, murmuré-je. Mais j'ai besoin que quelqu'un continue à veiller sur eux si nous ne revenons pas.

            Il hoche la tête. Je sais qu'il comprend, même si c'est douloureux de ne jamais voir la lumière du jour.

–  J'y pense beaucoup tu sais, dit-il. À l'éventualité où tu ne reviendrais pas. Nous sommes calfeutrés ici depuis bientôt un an ? Qu'attendons-nous exactement ? Que ces enfants grandissent dans l'ombre ?
–  Ils sont en vie grâce à nous.
–  Être confiné, ce n'est pas vivre.
– Au moins, ils ne sont pas morts, répliqué-je.
–  Je ne crois pas que je pourrais supporter de passer le reste de ma vie dans une grotte. Il nous faut un nouveau plan. Il faut que nous sortions d'ici, même si c'est pour mourir.

            Je sais qu'il a raison. Nous ne pouvons pas passer le reste de notre existence à nous cacher. Mais que pouvions-nous faire ? L'Odéon est trop puissant et nous sommes trop peu nombreux. Et pourtant, ils ne peuvent pas passer leur vie ici.

–  Je vais réfléchir.

            Il dépose un baiser sur mon front et se lève en silence. Avant de s'éloigner, il pose une main sur son front, puis sur son cœur.

–  Pour la rébellion Anah !
–  Non Nicolas, réponds-je. Pour toi.

            Il me sourit. Je pose ma tête sur la couverture. Cette nuit, il fait bon.

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