Chapitre 29




Les terres au Sud

            Charles nous fait face, accompagné d'un garçon que je reconnais comme étant Olivier. Lhénaïc souffle de soulagement. Je sens sa main effleurer mon poignet et vois Charles s'avancer vers nous. Il nous tend des lunettes noires à chacun. Je fronce les yeux, mais les récupère et obéît quand il me dit de les poser sur mon nez. Ils éteignent tous leurs lampes et la galerie devient noire. Je reste sans bouger, dans l'obscurité, jusqu'à ce que le monde se teinte de vert. Je parviens à distinguer les couloirs et les visages des trois hommes à côté de moi et comprend que ce sont des lunettes à infrarouge. Lhénaïc serre la main de Charles et d'Olivier.

–  Suivez-nous, ordonne Charles.

            Il nous fait signe de garder le silence et d'avancer. Je me dis qu'ils doivent nous attendre depuis un moment, peut-être toute la nuit. Olivier prend les devants et nous le suivons sans un bruit. Je ne lui ai à peine parler de le soir de la cérémonie du pouvoir, et Lila ne m'a rien dit sur la fin de sa relation avec ce garçon. Je me demande si elle lui a parlé de Nicolas ?

            Mes jambes sont lourdes et je n'en peux plus de marcher. Je suis fatiguée et nous marchons déjà depuis plusieurs heures. Nous tournons à l'angle d'une galerie. Les murs sont métalliques, il y a moins de terre sur le sol et nos chaussures résonnent à chacun de nos pas. Au-dessus de nos têtes, les bruits s'intensifient et nous percevons des morceaux de conversation étouffées par le toit. Olivier tourne à droite, puis à gauche. Je me demande quand cette traversée prendra fin. Je jette un coup d'œil à la montre de Lhénaïc, il est déjà six heures du matin. Charles oblique sur sa gauche et nous nous retrouvons dans un cul de sac. Lhénaïc hoche la tête et désigne le plafond tandis qu'Olivier pose son oreille contre le mur de métal et reste quelques secondes sans bouger. Il écoute le mur ? Sérieusement ? Cela me donne envie de faire une blague mais je me retiens. Je le regarde faire d'un air étonné, dans l'attente. Il sort un boitier noir de sa poche, déroule un fil et le plaque contre la paroi métallique tandis que l'autre part rejoindre son oreille. À la manière d'un médecin, il ausculte la paroi.

–  Là, désigne-t-il en faisant à Charles.

            Celui-ci frappe quelques coups discrets et pose son oreille à son tour. Je jette un coup d'œil à Lhénaïc qui ne dit rien. Olivier retire son instrument et sort un tournevis pour enlever plusieurs vices minuscules. Elles sont si petites qu'elles se confondent avec la couleur du métal. Il fait glisser son tournevis sous la plaque métallique et s'en sert pour la retirer. Un boitier apparait sous nos yeux sur lequel il compose un code en tapant plusieurs chiffres. Au-dessus de notre tête, une trappe s'ouvre et je reste figée de stupéfaction. Olivier nous la désigne d'un hochement tête puis croise ses mains l'une dans l'autre et me fait signe d'approcher.

–  Mets ton pied ici et appuis-toi sur mes épaules, ordonne-t-il.

–  Hein ?

            Il pointe la trappe et je comprends enfin. Je m'avance vers lui et pose ma main droite sur son épaule.

–  Evans ! lance Charles.

            Je tourne mon regard vers lui et attends. 

–  Nous comptons sur toi, me dit-il.

            Je hoche la tête et jette un dernier regard à Lhénaïc qui vient de retirer ses lunettes à infrarouge qu'il rend à Charles. Je fais de même tandis qu'Olivier prend mon sac à dos pour me le passer, avec mon arc. Il m'invite ensuite à m'avancer, je m'appuie ses épaules et pose mes chaussures sales sur ses mains. À la force de ses bras, il me hissa vers la surface.

            Je me retrouve à l'air libre alors que le soleil se lève doucement dans le ciel. La terre est mouillée, il a dû pleuvoir cette nuit. La trappe est toujours ouverte et j'aide Lhénaïc à sortir du tunnel en le tirant vers moi. Il s'agrippe à mon bras tandis que Charles et Olivier disparaissent sous nos yeux. Je m'agenouille et recouvre la trappe de terre et de branches pour éviter qu'elle soit vue du ciel. Nous devons nous éloigner rapidement pour éviter d'être repérés. Lhénaïc passe les sangles de mon sac à dos sur ses épaules, prend ma main et m'entraine vers une forêt qui jouxte la clôture.

            Nous nous avançons vers celle-ci afin de nous éloigner de l'Odéon et nous enfonçons à l'intérieur. Avant d'entrer, je me retourne pour contempler la cité. Je ne l'ai jamais vu de ce côté-ci. Lhénaïc pousse les branches qui nous masquent la vue et désigne le palais de Cristal dans lequel il a vécu. La lumière matinale se reflète sur le marbre du bâtiment et on distingue le sommet du dôme et sa surface cristalline et rosée. Contrairement au Nord, ce ne sont pas des fils barbelés qui ceinturent la ville, mais un mur de béton qui donne sur un boulevard.

            Lhénaïc me touche légèrement le dos et je comprends qu'il ne tient pas à rester ici. Il repousse la branche et nous nous éloignions. Mes jambes sont de plus en plus lourdes et mes paupières abruties par la fatigue. Je continue pourtant à marcher sans me plaindre et fait la conversation pour éviter de tomber de sommeil.

–  Pourquoi la cité est entourée d'un mur de ce côté-ci ? demandé-je. De l'autre côté, ce sont des fils et un bois.

            Autour, nous sommes entourés de grands pins et le sol est recouvert de feuilles et de pines. À la terre se mêlent des petits cailloux et un sol irrégulier où l'on perçoit des racines. Cela ne ressemble en rien au décor du nord. C'est une vraie forêt, avec des insectes et de petits animaux qui courent dans les branches. Rien n'est brûlé, rien n'est détruit. L'endroit a été préservé.

–  Il y a des ogres affamés qui peuplent les régions du Sud, répond Lhénaïc avec sérieux. Mon père avait peur qu'ils le dévorent.

–  Et nous, on est quoi alors ?

–  Des cafards.

            Je soupire alors qu'il éclate de rire. Des cernes creusent des joues mais il est toujours aussi beau. 

–  Je ne sais pas Anah, répond-il finalement. Peut-être qu'ils ne se méfient pas du Sud comme du Nord.

–  Mais pourquoi l'Odéon n'a pas colonisé cette forêt ? Ils auraient pu s'agrandir.

–  Ils y ont pensé mais le projet a été abandonné l'été dernier. Les patrouilleurs ont cessé de surveiller ce secteur et mon père a concentré ses actions de répression sur le Nord.

–  Pourquoi ?

            Il hausse les épaules. Je ne comprends pas, pourquoi le danger ne pourrait-il pas venir du Sud ? Et pourquoi laisser cet espace libre plutôt que de l'utiliser pour étendre la cité ? Ma tête est pleine de questions qui se perdent dans les méandres de mon esprit. La fatigue ne m'aide pas à réfléchir et je baille à m'en décrocher la mâchoire. Nous allons devoir nous arrêter, sinon je ne tiendrai pas. Je ne peux pas rencontrer les survivants sans avoir récupéré un minimum d'énergie, je ne suis même plus capable d'aligner deux phrases entre elles. La montre de Lhénaïc indique sept heures et demi et je finis par la pointer du doigt.

–  Viens. Allons par ici.

            Il me désigne un sentier qui serpente à travers les pins. Je le suis en relevant mes pieds pour éviter de tomber entre les branches. Nous ne pouvons pas nous endormir en travers de la route et nous décidons de nous éloigner vers l'Ouest. Lhénaïc s'arrête dans une clairière où des arbres aux grandes racines offrent un abri chaleureux. En rampant, une personne peut se recroqueviller dessous. Il me propose de dormir la première et je ne me le fais pas dire deux fois. Je suis trop fatiguée pour protester et j'ouvre mon sac pour en retirer la couverture que j'ai emporté, afin d'en faire un oreiller. Les pines de pins viennent me faire un matelas et je m'endors presque immédiatement.

¤

            Le soleil est haut dans le ciel lorsque je me réveille, complètement groggy. Je ne sens plus mon corps, j'ai dormi les bras serrés autour de mon torse et les jambes repliées. J'essaye de m'extraire comme je le peux du rocher. Lhénaïc est assis quelques mètres plus loin, le dos contre un arbre. Sa tête est appuyée contre sa main et légèrement courbée. Je comprends qu'il s'est endormi. Il a dû lutter contre le sommeil jusqu'à ce qu'il finisse par le rattraper. Je retire ma couverture, la range dans mon sac à dos et m'étire. Mon corps est courbaturé par la position que j'ai prise pour dormir.

            Curieusement, je ne me sens pas en danger dans cette forêt. Le soleil passe entre les branches des arbres et il ne pleut pas. Nous avons une belle journée devant nous et j'avance vers Lhénaïc pour trouver un livre posé sur ses genoux. Je m'assois à côté et jette un coup d'œil sur sa montre. Il est seize heures, j'ai dormi une bonne partie de la journée. Je sors des fruits secs et deux pommes de mon sac. Mon ventre gargouille. Je croque dans le fruit et observe la forêt. Mes mouvements réveillent Lhénaïc qui ouvre les yeux dans un sursaut. Je passe ma main sur ses cheveux pour retirer les feuilles que les arbres ont fait tomber et lui tends une gourde pleine d'eau qu'il dévisse avant d'en avaler une grande partie. Nous mangeons en silence avant de reprendre la route. Je préfère que nous traversions la forêt avant la tombée de la nuit.

            Lhénaïc reste plongé dans ses pensées et je commence à apprécier ces moments durant lesquels nous ne parlons pas. Je n'en ai jamais eu l'habitude par le passé. Nicolas aime philosopher et Mathie était un moulin à parole. Lhénaïc est plus calme et effacé. Il a besoin de silence pour se plonger dans ses réflexions. Mathie aimait occuper tout l'espace, Lhénaïc se contente d'être là.

–  Depuis quand m'aimes-tu ? demandé-je.

            Je viens de rompre le silence et il prend quelques secondes avant de me répondre.

–  Depuis le jour où je t'ai rencontré.

–  Dans l'Odéon ?

–  Non, dans le bunker. 

–  Tu n'étais pas avec Valentin ?

–  Arrête avec Valentin. On n'a jamais vraiment été ensemble, c'était juste comme ça.

–  Donc, tu es tombé amoureux de moi le jour où Lhionel nous a présenté ?

–  Tu portais tes cheveux longs tressés et deux mèches retombaient sur tes yeux. Tu avais un pantalon beige et une tunique noire trop grande pour toi. Mais tu étais très belle.

            Je rougis. Je me souviens très bien de ce jour-là. Mathie s'était montré jaloux et il m'en avait reparlé le soir. À chaque fois que Lhénaïc venait dans le bunker, il finissait par faire une crise de jalousie et s'énerver.

–  Et toi ? répète-t-il.

–  Je te le dirai un jour, réponds-je avec un sourire énigmatique. Mais pas maintenant.

–  Qu'est-ce que c'est ?

            Je tourne brusquement la tête. Nous venons de sortir de la forêt et une grande plaine nue nous fait face. On dirait un grand désert de pierre. Je ne comprends pas comment les paysages peuvent autant varier. Est-ce dû au déplacement des continents ? C'est comme si plusieurs parties du monde étaient venues se greffer en une. Je plisse les yeux et regarde le ciel. La pluie ne va pas tarder à tomber.

            Dans le ciel, une énorme tâche noire avance dans notre direction, dans les nuages. C'est trop petit pour être un vaisseau et le bruit n'y ressemble pas. Il n'est ni inquiétant ni terrifiant. C'est plutôt un bruit d'ailes, comme si un oiseau fonçait vers nous. Lhénaïc pose sa main sur son front, en visière, et plissent les yeux.

– C'est un oiseau ? demandé-je.

–  C'est trop gros.

–  Un avion, peut-être ? proposé-je.

–  On dirait une machine volante, commente-t-il.

–  Une quoi ? répété-je.

–  Tu connais Leonard de Vinci ?

            Oh non ! Ça ne va pas recommencer. Il ne peut pas tout simplement me répondre au lieu de jouer aux devinettes ?

–  Le peintre ? essayé-je. L'ingénieur ?

–  Il était un peu tout ça.

            Nicolas a déjà mentionné ce nom. Il m'a aussi montré des peintures et raconté le parcours artistique et culturel de l'artiste. Je me promets mentalement de le nommer gardien de la mémoire lorsque nous fonderons le nouveau monde.

–  Tu le connais ? s'étonne-t-il.

–  Nicolas m'en a parlé. Son père possédait des livres.

–  Impossible, rétorque-t-il. Mon père a tout brûlé.

–  Le père de Nicolas en a sauvé des centaines, le contredis-je. Il pensait que la mémoire ne devait pas se perdre, même pour la création d'une meilleure société.

–  Je te dis que c'est impossible, insiste Lhénaïc. Les valises ont été fouillées. Il n'aurait pas pu dissimuler autant de livre.

–  Et toi, comment les as-tu emportés ? répliqué-je.

            Il cesse de parler. Qu'est-ce qu'il croit ? Que je n'ai pas vu ses livres sur sa table de nuit au palais ? Il les dissimulait si mal que c'est presque étonnant que son père n'ait rien vu. La tâche sombre dans le ciel continue de se rapprocher de nous. Elle est de plus en plus proche et le bruit du vent nous parvient du fond de la vallée désertique, percée de canyons.

–  Et donc, Leonard de Vinci ? le relancé-je.

            Il sort de ses pensées et se reconcentre sur nous.

–  Il étudiait le vol des oiseaux, explique-t-il. Il s'était aperçu qu'ils se déplaçaient en fonction de la force et de la direction du vent. Il a dessiné sur une feuille une machine volante qui devait permettre aux hommes de voler.

–  Et donc ? En quoi ça nous intéresse ? 

–  Plus tard, ses esquisses ont donné naissance aux deltaplanes. Ce sont comme des cerfs-volants géants !

–  Et tu crois qu'il s'agit d'un deltaplane ?

            La forme se rapproche de plus en plus et l'engin projette son ombre triangulaire sur nous. À mesure qu'il s'avance, des jambes se dessinent et je distingue le corps d'un homme. Lhénaïc a raison, c'est bien un deltaplane. Il tournoie un moment au-dessus de nos têtes. Le vent porte le pilote vers nous et sa force nous fait vaciller. Lhénaïc m'agrippe et ancre ses pieds dans le sol pour que nous ne tombions pas. La machine volante se pose sur le sol. Je relève la main et plisse les yeux, mais ne vois d'abord que la masse sombre du deltaplane, la poussière m'empêchant d'y voir plus clair. Je finis par distinguer le visage d'un homme roux qui porte un casque sur la tête. Sa figure est couverte de rides mais il ne semble pas très âgé. Je lui donnerai la quarantaine. Il porte un treillis militaire et ses yeux verts ressortent dans son visage recouvert de taches de rousseur.

            Lorsque la poussière retombe, je décide de m'avancer vers lui. Je n'ai pas fait deux mètres qu'il se précipite dans notre direction. Aussi vif qu'un félin, il sort un couteau de sa ceinture et se jette sur Lhénaïc. Je n'ai pas le temps de réagir mais Lhénaïc esquive le couteau qui lui griffe la joue. Lorsqu'il se retourne, du sang coule de sa coupure. Il se met en position de combat alors que l'homme fonce de nouveau sur lui. Ils se retrouvent tous les deux à terre et roulent l'un sur l'autre dans la poussière. Bientôt, Lhénaïc se retrouve avec la lame contre son cou. J'entends la voix rauque de l'homme qui dit :

–  Vous avez violé la trêve. Préparez-vous à mourir.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top