Chapitre 28
Le tunnel
– Je peux te poser une question ?
Lhénaïc relève les yeux vers moi et délaisse la contemplation de ses chaussures. Il ne dit rien depuis que nous sommes partis, comme d'habitude. Il est un peu plus de deux heures du matin et nous avons franchi la porte une heure plus tôt. D'après le GPS de Lhénaïc et les informations de Valentin, il nous faudra une heure pour arriver sous l'Odéon. Notre chemin n'est éclairé que par la lampe torche que Lhénaïc tient dans ses mains et nous avançons dans un silence pesant, côte à côte. Je ne me sens pas fatiguée. J'ai pourtant très peu dormi la nuit dernière, je m'apprête à faire une nuit blanche mais je suis en pleine forme. L'adrénaline me maintient en état d'éveil.
Nous aurions pu nous reposer quelques heures avant de partir, mais aucun de nous n'avait sommeil. De plus, je préfère traverser la cité avant que le jour se lève. De toute façon, mes nuits sont courtes et en demi-teinte depuis trois ans. M'abandonner au sommeil sans crainte est un luxe auquel j'ai renoncé depuis longtemps. Lorsque nous nous sommes enfuis avec Nicolas, nous nous sommes cachés en forêt durant plusieurs mois. Souvent, nous étions réveillés la nuit par les cris des bêtes sauvages et ce n'est qu'une fois parmi les rebelles que j'ai recommence à dormir. Mais mes nuits étaient ponctuées de cauchemars durant lesquels je me revoyais en train de tuer mes parents. Les pilules dans le verre revenaient me hanter. Et quand ce n'était pas mes mauvais rêves, c'était Mathie et ses escapades nocturnes qui m'empêchaient de dormir.
– Alors, que veux-tu me demander ? me dit-il pour me relancer.
J'avais déjà oublié que je venais de lui poser une question. Je m'arrête quelques instants pour boire à la gourde puis me remets en marche.
– Pourquoi avoir dessiné ces souterrains ? demandé-je. C'était quoi le but de ses galeries ? Vivre sous terre ?
– Tu te rappelles l'expression qu'a utilisé Valentin pour décrire la cité ?
– Il a parlé de gruyère, me rappelé-je.
– Exactement. L'Odéon est comme un gruyère, constituée de plusieurs niveaux : la partie visible en surface et la partie invisible dans les souterrains. La première strate comprend les égouts et l'évacuation des eaux usées. La seconde, que nous arpentons, devait accueillir des lignes de chemin de fer pour transporter les marchandises et les hommes, sans dénaturer le paysage extérieur. Le projet a été abandonné car mon père a lancé la construction de vaisseaux en parallèle. Il a également demandé à ses ingénieurs de concevoir des tuyaux suffisamment fins et performants pour transporter les marchandises par miniaturisation.
– Miniaturisation ?
– La nourriture, c'est comme ça qu'elle transite. Elle est miniaturisée, transformée en données informatiques, passe par des conduits et arrive dans les frigos où elle reprend sa forme.
Il me sourit. Je trouve ça fascinant et ingénieux. Il y a quand même des choses incroyables qui sont nées de cette cité.
– L'Odéon m'a toujours fascinée, avoué-je. Je ne me rappelle pas quand elle a été construite, je devais être trop jeune.
– Elle a été bâtie en quelques années, par tronçon, explique-t-il. Le dôme est le point central vers lequel les grands boulevards convergents, avec de grandes percées pour fluidifier l'air et d'unifier le paysage urbain. Je voulais qu'on puisse se croiser et circuler sans se sentir étouffés et enfermés les uns sur les autres.
– En cela, tu y es parvenu.
– Oui, cette cité est ma plus belle réussite et en même temps la pire chose qui existe au monde. Elle représente à la fois tout ce que j'aime et tout ce que je déteste.
– Elle aura un autre visage un jour, lui promis-je.
Son sourire triste provoque de discrets soubresauts au fond de mon cœur. Je vois sa main se balancer à côté de sa hanche et j'ai envie de saisir ses doigts. J'hésite, puis hausse les épaules et attrape son poignet. Lhénaïc se laisse faire et ne fait pas mine de vouloir la retirer. Je ne devrais pas faire ça, et pourtant...
– Mon père est parvenu à me faire haïr mon propre rêve, chuchote-t-il.
Je resserre ma main. Lhénaïc a rêvé de cette cité et son père la lui a volée. Il a brisé les rêves et les espoirs de son fils. Sa cité communautaire, démocratique et sociale est devenue une dictature. C'est comme de lui avoir ri au nez et de se moquer de son art. Je trouve ça perfide.
Nous reprenons notre marche silencieuse et je me rends compte que j'ai cruellement envie de m'arrêter et de l'embrasser. Mon corps bouillonne et je meurs d'envie de retrouver le goût de ses lèvres sur les miennes. Je veux me battre contre l'Odéon, pour les rebelles, mais aussi pour lui. J'ai envie de lui rendre ce qu'on lui avait volé. Lhénaïc est un garçon bien. Depuis le début, il n'a jamais fait quelque chose de malveillant. Il ne m'a rien dit pour Mathie, parce qu'il voulait me préserver, alors qu'il aurait suffi de le dénoncer pour que je sache qu'il ne nous avait pas trahi au printemps dernier. Pendant que nous marchons, mes yeux reviennent fréquemment sur nos mains enlacées. Je me rends compte qu'ensemble, nous pourrions peut-être rebâtir un monde meilleur si nous en avions la possibilité. Je ne pourrai jamais lui ramener le monde qu'il a connu et je ne pourrai jamais offrir aux rebelles la vie que Johns Lenark leur a ôté. Mais nous pouvons détruire l'Odéon pour reconstruire une terre nouvelle.
– J'ai une autre question, chuchoté-je.
– Je t'écoute, répond-t-il en souriant.
– Est-ce que c'est vrai ce que tu m'as dit ?
– Quand ?
– Dans ma chambre. Est-ce que tu ...
– Est-ce que je t'aime pour de vrai ?
– Oui... Non... Enfin ! Tu as dû aimer d'autres filles. Ou d'autres garçons. Ou ... ?
– Non, répond-il.
Je m'étonne de sa réponse. En fait, je ne comprends pas ce qu'il me trouve. À côté de toutes les filles qui lui tournaient autour, des garçons peut-être aussi, qu'est-ce que j'ai de si spéciale ? Je ne suis qu'une meurtrière crasseuse et je passe mon temps à le rembarrer. Il mérite mieux que moi.
– Tu as donc très mauvais goût, commenté-je en ricanant.
– Sûrement ! Mais, je n'ai pas dit que je n'avais jamais couché avec d'autres filles avant toi, ajoute-t-il.
– Et avec Valentin ?
– Tu me reproches d'avoir un passé ? Tu veux qu'on reparle de Lichtman ?
– Non, rétorqué-je.
Je viens encore de remettre le sujet de Mathie sur le tapis sans le vouloir. Quand finirait-il par arrêter de me hanter ?
– Je n'ai jamais aimé personne d'autre comme toi, murmure-t-il. Tu es... spéciale. Je crois que tu ne t'en rends pas compte, mais tu es unique.
La lumière de sa torche vacille légèrement. La main qui la tient s'est mise à trembler. L'autre continue à serrer mes doigts. Lhénaïc garde son regard fixé devant lui et je souris. Mon cœur fait un tour dans ma poitrine et je resserre encore plus mes doigts autour des siens. Le silence est total. Nous n'entendons rien d'autres que le bruit de nos pas et je n'ai plus ni froid ni peur. Je me sens encore plus euphorique, galvanisée. Mon cœur menace d'exploser dans ma poitrine.
Il tourne ses yeux vers moi et je plonge dans son regard bleu foncé dans lequel j'aimerais me noyer. J'ai envie de sentir ses mains dans mes cheveux et son souffle dans mon cou.
– Lhénaïc, murmuré-je.
– Oui, Anah ?
Je m'arrête net. Au diable mes peurs ! Je n'en peux plus de me trouver des excuses.
Je le tire vers moi et plaque mon corps contre le sien. Il recule de quelques pas et son dos heurte le mur du tunnel au moment où mes lèvres se posent sur les siennes. Ce baiser n'est en rien comparable avec la nuit que nous avons passée ensemble ou celui qu'il m'a donné dans le bunker l'autre soir. Il est mille fois plus puissant. Ses mains remontent dans mon dos et se perdent dans mes cheveux. J'embrasse son cou puis retourne aussitôt vers ses lèvres pour laisser ma langue se mêler à la sienne. Ce baiser me fait tout oublier : le tunnel, le froid, la peur, mon passé. Il est à la fois romantique, chaleureux, réconfortant et passionnel. La lumière de la lampe s'éteint et nous plongeants dans le noir. Je n'entends que son souffle et les battements de nos deux cœurs. Je plaque le mien, mon oreille sur sa poitrine, pour l'entendre battre.
Nous restons serrés dans les bras l'un de l'autre plusieurs minutes, dans l'obscurité et le silence. Je suis bien contre lui. Sa main caresse mon dos et je me sens en sécurité. Il finit par s'écarter et rallume la lampe. Ses cheveux sont décoiffés et je lui souris timidement tout en les lui désignant. Il passe sa main dedans pour leur redonner une forme alors que je continue de sourire niaisement. Il n'y a pas à dire : l'amour, ça rend bête ! Il se penche vers moi et embrasse mes lèvres encore une fois. C'est un simple baiser, sans fougue mais tout en douceur.
– Je t'aime, répète-t-il.
– Je crois que je t'aime aussi Lhénaïc.
– Alors je n'ai pas tout perdu dans cette histoire.
Les mots sont sortis sans que je ne puisse les retenir. Je sens mon cœur battre davantage. Je comprends que je les retenus trop longtemps. Lhénaïc passe sa main sur ma joue et je ferme les yeux pour ressentir la chaleur de ses doigts.
– Il faut que nous y allions, chuchote-t-il.
Je rouvre les yeux. Il a raison. Je récupère mon sac à dos qui est tombé à mes pieds et me saisit de sa main tendue. Je ne peux plus avoir peur puisqu'il était à mes côtés.
¤
Nous sommes rentrés dans le tunnel à minuit. Il est désormais quatre heures du matin et je regarde discrètement la montre que Lhénaïc porte au poignet. Le cadran digital nous indique l'heure. Je commence à fatiguer. Au-dessus de nos têtes, la cité commence à se réveiller, j'entends déjà quelques pas. Nous sommes sur le qui-vive pour éviter d'être pris au dépourvu si jamais nous tombons sur des patrouilleurs. Charles a promis d'envoyer des hommes pour surveiller le souterrain mais il leur sera difficile d'agir face à des gardes de l'Odéon. D'après lui, Johns est en colère et souhaite à tout prix mettre la main sur son fils. Il a envoyé des exterminateurs et des patrouilleurs dans tous les tunnels. Celui que nous traversons n'est pas sur la liste des galeries connues, mais nous ne sommes pas à l'abris pour autant.
Lhénaïc continue de serrer sa main dans la mienne. Sa présence m'aide à supporter le trajet et à éloigner la peur. Pourtant, elle est bien là, tapis dans l'ombre. Je sens parfois sa main trembler au détour d'un couloir. Il éclaire doucement le chemin devant nous grâce au faisceau lumineux et reste sur ses gardes.
– Tu es sûr que Valentin a éteint les caméras ? chuchoté-je.
– Il ne les a pas éteintes, répond-t-il dans un murmure. Il les a figés pour ne pas que les analyseurs remarquent un changement.
– Comment pouvez-vous être certains qu'ils n'auront rien remarqué ?
– On ne peut pas.
Je fronce les sourcils. Ses paroles ne m'aidaient guères à me rassurer. Au-dessus de nous, des bruits ; discrets, me rappellent que nous ne sommes pas seuls.
– Ce ne sont pas des patrouilleurs, murmure Lhénaïc. Ce sont les ouvriers du service technique et de la DPE.
– DPE ? répété-je.
– Direction de la Propreté des Eaux, répond-il. Ils nettoient les égouts.
Je grimace. Je n'aurais pas aimé travailler dans les égouts, au milieu des relents dégagés par les eaux usées. Les bruits de pas s'intensifient à mesure que la nuit cède sa place au jour. Nous sommes toujours plongés dans le noir mais il est désormais cinq heures du matin. Au plafond, de petites gouttelettes tombent parfois sur nos fronts.
– Des infiltrations, relève-t-il en pointa sa lampe vers les gouttes. Ils les répareront. Nous ne risquons rien, ne t'en fais pas.
Il semble sûr de lui. Personnellement, je ne me sens tout sauf rassurée. Je nous imagine déjà pris dans un torrent d'eau plein de miasmes et d'excréments. Je n'ai pas pour projet de mourir noyée sous une montagne d'ordures. Dans ma poche, la petite tablette de Valentin se met à sonner. Je l'attrape et los le message qui s'affiche sur l'écran avant de le ranger.
– La cité est en effervescence, chuchoté-je. D'après Charles, ton père rassemble les exterminateurs. Il veut leur parler.
– C'est mauvais signe, reconnait-il.
Il se méfie de quelque chose, j'en suis sûre.
– Pourquoi se comportent-t-ils ainsi ? chuchoté-je. Pourquoi maintenant ?
– Parce qu'ils ont peur ? propose Lhénaïc. Rappelle-toi qui est aux commandes.
– Ton père doit...
– Je ne parle pas seulement de lui, me coupe-t-il.
Mathie ! Il veut parler du chef des exterminateurs. Entre mon ancien amant et le père de mon nouveau copain, je suis servie ! La cité est en train de s'armer par peur d'être attaquée. Johns et Mathie craignant-ils vraiment de voir les rebelles entrer dans l'Odéon ? Je me rappelle du premier jour où l'alarme a retenti, il y a plusieurs mois, lorsque Lhénaïc m'a caché. Ils pensaient que nous étions plusieurs à nous être infiltrés. Peut-être sont-ils en train de devenir paranoïaque ?
Le décor change autour de nous. Le sol terreux se transforme en un parterre de métal, comme les parois. À un moment, Lhénaïc s'arrête pour poser sa main dessus.
– Ils ont repris les travaux, chuchote-t-il.
Des fils pendent du plafond et des bruits sourds nous parviennent du fond du tunnel. Soudain, nous entendons un bruit plus puissant et nous nous figeons dans un même mouvement. Le son se rapproche, il provient du fond de la galerie. Lhénaïc éteint sa lampe torche et nous plonge dans le noir. Il tire sur ma main et me force à m'accroupir dans la pénombre. Je ne distingue rien autour de moi et seul mon ouïe capte les mouvements autour de nous. Les bruits deviennent plus audibles et je cesse de respirer.
Soudain, une lampe éclaire la galerie et nous nous plaquons contre le mur. Deux hommes passent devant nous en discutant. Ce sont des patrouilleurs. Je les reconnais à l'uniforme qu'ils portent. Nous cessons de respirer. La main de Lhénaïc écrase mes doigts et mon dos est plaqué contre la paroi métallique tandis que mon front ruisselle de sueur. Il fait très chaud dans le tunnel. Quand ils sont suffisamment loin, je me remets à respirer. Nous attendons encore quelques minutes avant de nous relever, de rallumer la lumière et de reprendre notre chemin. Quand nous parvenons à un embranchement, Lhénaïc tourne à gauche, puis m'entraine dans un labyrinthe de couloirs. À gauche, à droite, à gauche, à droit.
– Comment tu fais pour te repérer ?
– Il y a des empruntes sur les murs.
Il me désigne des symboles géométriques sur les angles, près des plafonds. Je plisse les yeux. Ce langage est aussi obscur que les pensées philosophiques de Nicolas ou les formules mathématiques de Lhénaïc à mes yeux.
Soudain, Lhénaïc se fige et je me tamponne brutalement dans son épaule. Je me masse le front et relève la tête vers lui, avant de suivre son regard. Il éteint sa lumière mais une autre se rallume quelques secondes plus tard.
– C'est moi, dit une voix. Charles.
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