Chapitre 27




Un plan bancal


            Je ne revois pas Lhénaïc de la journée. J'ignore où il est parti et je finis par retourner avec les autres, dans la salle des ordinateurs. Ludmilla étudie des cartes et je me penche vers elle pour l'observer tandis que Valentin pianote sur son ordinateur, en silence. Ils ne me posent aucune question. Vers midi, Lila vient nous chercher pour que nous passions à table avec les enfants. J'attends Lhénaïc durant tout le repas mais il ne vient pas. Les petits discutent entre eux et se chamaillent. J'aide Shaunia et Milona à débarrasser les assiettes et faire la vaisselle. J'ai besoin de m'occuper les mains pour éviter de penser. Je m'apprête à sortir et rejoindre les autres lorsque j'aperçois Jack dans la cuisine. Le petit frère de Mathie me fixe de ses grands yeux cernés. Je continue à essuyer plusieurs verres d'un geste automatique tandis qu'il attrape un torchon et répéte mes gestes.

–  Tu as le droit, tu sais, murmure-t-il.

            Je suis surprise d'entendre sa voix. Jack ne parle presque plus depuis la disparition de son père et de son frère. Je repose mon torchon et m'agenouille devant le petit garçon. À dix ans, il a déjà perdu toute sa famille. Il cesse son activité pour se tourner vers moi. Je lui souris et caresse ses cheveux noirs.

–  Que veux-tu dire ? demandé-je.

–  Tu n'es pas obligée de continuer d'aimer mon frère.

            Je me fige tandis qu'il passe ses petits doigts autour de mes cuisses. Je me penche pour le serrer contre moi. Ses mains viennent enserrer mon cou. Il se blottit un peu plus dans mes bras. J'en veux tellement à Mathie de l'avoir abandonné. À cause de son frère, Jack a perdu son père, après avoir perdu sa mère quand il n'était encore qu'un bébé. Nous finissons par nous détacher et je lui tends le reste de la vaisselle pour que nous l'essuyons ensemble. Cette activité semble lui plaire et je suis contente de partager ce moment avec lui.

            Il fait nuit dehors quand Nathaniel, Robin, Nicolas et Macha reviennent. Ils sautent au bas de l'échelle en parlant très fort, si bien que je sors de la cuisine, alertée par leur boucan.

–  Qu'est-ce qui vous arrive ? m'exclamé-je.

            Macha relève la tête et rejette ses longs cheveux blonds en arrière en soupirant.

–  On a réussi à ouvrir la porte du souterrain, explique-t-elle. Vous allez pouvoir traverser l'Odéon.

–  Traverser... Quoi ?

            Nathaniel me fait signe de les suivre et nous rejoignons la salle de réunion en laissant les enfants dans le réfectoire. Lhénaïc est déjà là quand nous arrivons. Il relève la tête des papiers sur lesquels il griffonne et me lance un regard intrigué. Je me contente de hausser les épaules et me laisse tomber sur une chaise alors que Macha étale une liasse de feuilles devant elle.

–  Cinquante-deux personnes, annonce-t-elle.

–  C'est tout ? demandé-je.

            Elle hausse un sourcil. Pendant ce temps, Valentin pianote à côté d'elle et active le vidéoprojecteur pour projeter des images sur le mur. Des noms et des coordonnées s'affichent sur une grande carte. Je me la connais par cœur, ça fait plusieurs jours que nous nous en servons pour repérer les survivants qui se cachent de l'Odéon. La carte est immense et vide. Il n'y qu'un seul continent entouré d'un grand océan, au milieu duquel se trouve l'Odéon. À chaque fois que je la vois, mon estomac se serre et j'ai envie de vomir à l'idée de tout ce que Johns Lenark a détruit. Des petits points noirs s'affichent autour du grand carré qui représente la cité. Ce sont les personnes que nous avons repérées.

–  C'est déjà pas mal, souligne Tristan.

–  Comme nous l'avions déjà constaté, une majorité d'entre eux sont regroupés dans ce secteur, ajoute Valentin.

            Il pointe un espace à l'aide d'un petit laser rouge qu'il tient dans sa main et le fait tournoyer. Lhénaïc ne tarde pas à lui dire d'arrêter de s'amuser. En attendant, Macha et Nathaniel se mettent à discuter bruyamment. Je les suis d'une oreille distraite. Mon regard est concentré sur Lhénaïc qui griffonne sur son carnet et qui ne semble pas très sensible à la conversation.

–  Vous êtes d'accord ? interroge Nathaniel.

            Je m'aperçois qu'il me parle. Qu'il nous parle, à Lhénaïc et moi ! Et surtout que nous n'avons rien écouté, trop occupés à nous éviter du regard. Je m'excuse et lui fais répéter.

–  Vous devrez rejoindre ce secteur, dit Nathaniel en se levant pour pointer la carte. Pour rencontrer les survivants et les convaincre de nous rejoindre.

            Je fixe de nouveau mes yeux sur la carte. L'Odéon, la terre, l'eau. Rien d'autre. Il ne reste rien à part cet unique continent sur une planète immense. Lhénaïc détourne le regard. Macha aussi. Valentin agrandit la carte et fixe son curseur sur le secteur où nous avons repéré. Les survivants semblent regroupés autour d'une grosse falaise. La carte est très approximative, les caméras de l'Odéon ne vont pas jusque-là et j'ai l'impression qu'il n'y a que de la terre, des arbres ou des rochers. Valentin a beau être un pirate informatique, il ne peut pas filmer ou représenter ce qu'il ne voit pas.

–  Vous passerez par le tunnel, continue Nathaniel. Là, là, et ici.

            Valentin change de point de vue. La carte se teinte de lignes vertes et noires. J'ai l'impression de voir qu'un enchevêtrement de chemins et de routes projetés en trois dimensions. Les galeries passent sous l'Odéon et traverse la cité.

–  Merci Lhénaïc d'avoir fabriqué un gruyère, s'amuse Valentin.

–  Je t'en prie, répondit sans relever la tête de ses papiers.

            Je reste bouche-bée. Il n'a pas fait que réaliser les dessins de la cité. Il a conçu les plans des souterrains aussi, c'est pour ça qu'il les connait si bien et qu'il ne se perd jamais dans les couloirs. Celui qui a réalisé ce labyrinthe, c'est lui.

–  Le souterrain part d'ici, indique Valentin en fixant le point rouge du laser sur le lieu. Et il ressort là. Vous devrez traverser plusieurs kilomètres de galeries.

–  En marchant ?

–  Le souterrain est-il sûr ? demande Nicolas.

            J'allais poser la même question. Macha et Nathaniel semblent décidés à nous envoyer là-dedans sans même avoir vérifié la sureté du souterrain.

–  Nous n'avons pas le temps de nous en assurer, réplique Macha.

–  Facile à dire, ce n'est pas toi qui dois le traverser, répliqué-je.

–  Charles viendra vous aider, assure Nathaniel. La fureur gronde dans l'Odéon. Il se murmure que Johns prévoit de liquider une partie de la caste ouvrière. Nous n'avons plus le temps d'attendre.

            Notre plan est bancal, comme tous nos plans d'ailleurs ! Cela dit, ils ont raison, nous n'allons pas faire comme Lhionel est passé dix ans à faire des listes. Nous devons retrouver ces personnes et les convaincre de nous suivre.

–  Les patrouilleurs connaissent ce souterrain ? demandé-je.

–  Oui, répond Valentin. Mais ils ne vont jamais dans ce secteur..

–  Pourquoi ?

–  Le passage est condamné, explique Lhénaïc.

–  Il doit rester quelques caméras mais elles seront faciles à neutraliser, ajoute Valentin.

            Il semble sûr de lui. Je ne peux pas faire autrement que de leur faire confiance. Nathaniel nous apprend aussi que sa tête, ainsi que celles de Lila, Valentin et Lhénaïc, sont mises à prix. Eux aussi ont été déclarés ennemis de la nation. Nous sommes donc tous des terroristes aux yeux de Johns Lenark.

–  Sa liste s'allonge, commente Valentin. À force d'y mettre le nom de tout le monde, il finira par s'y mettre lui-même.

            Lhénaïc ne dit rien, mais je me doute que cela doit lui faire un choc, même s'il devait s'y attendre.

–  Nicolas et Robin vous accompagneront jusqu'à la porte, dit Nathaniel.  Vous serez seuls une partie du chemin, au moins jusqu'à la cité, puis Charles viendra vous rejoindre.

            Valentin attrape une boite, l'ouvre et en sortit deux oreillettes.

–  Nous pourrons rester en relation avec ça.

            J'en prend une dans ma main et la glisse dans ma poche. Le plan me parait toujours aussi bancal. J'ai plein de questions qui demeurent sans réponse, à commencer par les souterrains. Nous ne savons pas qui nous pourrons rencontrer à l'intérieur. Même s'ils sont soi-disant condamnés, nous ne sommes jamais à l'abri qu'un patrouilleur vienne y faire un tour. 

–  Et les survivants, qu'est-ce qui nous fait croire qu'ils nous suivront ?

–  Vous arriverez à les convaincre, assure Nicolas. J'ai confiance en toi.

            Sa confiance me touche, mais ces gens ne me connaissent pas. Je suis sûrement une gamine à leurs yeux.

–  Lhénaïc, tu en penses quoi ? demandé-je en me tournant vers lui.

            Comme toujours, il hausse les épaules.

–  Nous nous débrouillerons une fois sur place, dit-il.

            Je soupire. De toute façon, je n'ai jamais très doué pour concevoir des plans et les respecter. Je suis une fille d'action et de terrain. J'improviserai une fois sur place.

–  Très bien, déclaré-je. Quand partons-nous ?

–  Ce soir, annonce Macha.

–  Ce soir ? répète-je.

            Nicolas semble aussi surpris que moi. Lhénaïc relève la tête et jette un regard à ses amis et à la jeune fille.

–  Ne me regarde pas comme ça Lenark, ça ne sert à rien d'attendre, rétorque-t-elle. Plus nous attendons, plus le danger se rapproche.

–  Elle a raison, confirme Nathaniel. On a vu des dizaines de vaisseaux survoler les plaines cet après-midi. Lichtman va envoyer les exterminateurs. Ils nous cherchent et ils ne tarderont pas à arriver. Ce n'est qu'une question de temps.

            Le souvenir des vaisseaux me fait prendre conscience que nous sommes menacés. Ils ont raison, il ne s'agit plus de semaines mais de jours. Chaque minute compte. Nous ne pouvons plus attendre. Personne n'ose le dire, mais nous craignons tous que Johns Lenark fasse de nouveau pleuvoir des bombes atomiques du ciel. Qu'arrivera-il s'il tente de raser les terres brûlées ?

            Mon regard se reporte sur la carte. Bientôt, il ne restera que la cité s'il s'acharne ainsi. Je prends une grande inspiration et les regarde un par un.

–  Ok, très bien, dis-je. Nous allons trouver ces personnes, les convaincre de nous suivre et marcher ensemble sur l'Odéon.

            J'essaye d'être convaincue et convaincante. Je ne suis pas sûre d'être très douée.

–  Marcher sur l'Odéon ? répète Macha. On parle juste de les convaincre de nous rejoindre, pas de jeter une armée de cinquante personnes sur une cité !

–  Qui te parle de cinquante personnes ? répliqué-je. Nathaniel l'a dit, les castes ouvrières et agricoles se préparent à livrer bataille. Nous avons des alliés dans l'Odéon, il faut en profiter.

–  Ils sont trop nombreux, marmonne Macha.

–  Ils seront TOUJOURS trop nombreux !

–  Mais ce n'est pas le nombre qui fait la victoire, lance Nicolas.

–  C'est la force de conviction, complète-je.

            Nous nous sourions. En suis-je vraiment convaincue ? Ce n'est peut-être pas le plus important. L'essentiel, c'est de faire semblant d'y croire.

–  Il suffit juste de leur faire croire que nous sommes les plus intelligents.

            C'est Mathie lui-même qui me l'a appris.

–  Si nous n'agissons pas, ils nous mettront la main dessus et ils ruineront une fois de plus tout ce que nous avons accompli. On doit se battre et on doit le faire maintenant !

–  Bien parler Anah ! s'exclame Valentin.

            Je lui jette un regard noir. Valentin me fait un clin d'œil et échange un sourire avec Lhénaïc. 

–  Je suis d'accord avec Anah, intervient Robin. Je préfère me battre et prendre le risque de mourir que de passer ma vie à attendre dans ce bunker.

            Je le remercie du regard, puis me tourne vers Valentin et Nathaniel.

–  Pouvez-vous contacter Charles ? Dites-lui que j'accepte d'aller chercher les survivants et qu'il doit s'occuper de préparer l'assaut finale de son côté.

–  Je le fais maintenant.

            Valentin se saisit d'une tablette et se met à pianoter dessus à toute vitesse.

–  Macha, tu sais où se trouvent les armes de Lhionel ?

            Elle hoche la tête et je donne des instructions comme si j'avais passé des jours à concevoir ce plan. Je me sens soudain galvanisée.

–  Vous attendrez mon signal avant d'entrer dans l'Odéon, continué-je. Nous entrerons par le Sud et vous prendrez le Nord. Il faudra créer une diversion.

–  Nous pourrions faire sauter quelques rochers, s'exclame Valentin. 

–  Il doit rester des bâtons de dynamite, ajoute Robin en réfléchissant tout haut.

            Nous nous mettons tous à parler en même temps.

–  Et comment passerons-nous la clôture ? demande Ludmilla.

–  Je la ferai sauter aussi, s'amuse Valentin en souriant. J'en ai toujours rêvé !

–  Et une fois à l'intérieur ? insiste la jeune fille.

–  L'Odéon enverra ses exterminateurs, ajoute Nicolas. Ils viendront en masse pour terrasser les rebelles.

–  C'est pour cette raison que nous devons les débrancher, ajoute Valentin.

            Je me tourne vers lui. Les autres écarquillent leurs yeux.

–  Tu veux dire que c'est aussi simple que ça ? demande Nicolas.

–  En principe, répond-t-il. Il va d'abord falloir accéder à la tour de contrôle et elle est étroitement surveillée. Les élites y travaillent et ils sont formés pour agir en cas d'attaque.

–  Nous pourrions passer par les souterrains aussi, intervient Lhénaïc. Je te montrerai les plans avant de partir.

            Il s'est levé et approché de moi. Je sens sa main se poser sur le dossier de ma chaise et me fige. Mon corps est parcouru de frissons.

–  Les élites ne nous rejoindront pas, rappelle Lhénaïc. Ils ont payé pour faire partie du système et ils feront tout pour nous arrêter. Les patrouilleurs aussi. 

–  Qu'allons-nous faire d'eux alors ? demande Nicolas. Les tuer ?

–  Dans toutes les guerres, il y a des victimes, raille Macha.

            Elle reste froide, sans émotion. Elle a raison, il y a toujours des victimes dans les guerres. S'ils choisissent de s'opposer à nous, alors nous n'aurons pas le choix.

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