Chapitre 26

Aimer, c'est prendre un risque


            Plusieurs jours passent avant que nous ne décidions de ressortir sur les terres brûlées pour explorer la galerie. Nathaniel, Macha et Tristan sont les premiers à partir. Je passe plusieurs journées dans la salle des ordinateurs à m'occuper de l'annuaire avec les autres. J'ai besoin d'une tâche qui ne me demande pas de réfléchir. Les révélations de Lhénaïc m'ont perturbée et secouée. Après notre retour dans le bunker, il s'est renfermé sur lui-même, dans son mutisme, et il n'est plus revenu me voir. J'ai décidé de lui laisser du temps, même si nous ne pourrons pas nous éviter indéfiniment. Il faudra bien que l'on se parle à un moment où un autre.

            Le matin du quatrième jour, je descends à la table du petit déjeuner et le trouve attablé avec Lila. Ils sont en train de discuter tout bas. La présence de la jeune fille, sans Nicolas, me laisse un moment déconcerté. Ils s'arrêtent de parler en me voyant et mon estomac se resserre dans un sentiment de jalousie incontrôlé. Je sais que je n'ai rien à craindre de Lila mais je me demande de quoi ils parlaient. La jeune fille m'informe que Nicolas est parti avec Robin, Nathaniel et Macha dans les plaines. Puis elle se lève de table pour nous laisser seuls. 

            N'ayant pas très envie de discuter avec Lhénaïc au réfectoire, je lui propose de m'accompagner dans ma chambre. Ses joues se teintent de rouge mais il hoche la tête et me suis. J'ouvre pour le laisser entrer et il observe la pièce comme s'il la voyait pour la première fois. C'est vrai que, la dernière fois, je n'ai pas pris le temps de lui faire visiter mes appartements. Le jeune homme s'assoie sur mon lit pendant que je m'appuie contre mon bureau.

–  À quoi jouons-nous ? demandé-je.

            Il parait surpris par ma question et fronce les sourcils.

–  Tu joues, toi ?

            Je reste à le contempler. Il attend que je continue, comme si c'était à moi de poursuivre. En fait, il commence à m'agacer. J'aimerais qu'il prenne les devant, qu'il arrête de tourner autour du pot et que nous discutions de ce qu'il se passe entre nous une bonne fois pour toute. Je sens la colère monter et, en même temps, j'ai envie qu'il me serre dans ses bras.

–  Qu'attends-tu de moi ? interrogé-je.

            Il relève la tête et plonge son regard bleu dans le mien.

–  Tu n'as pas compris ? demande-t-il.

–  Du sexe ?

            Il se met à rougir. Je maintiens mon regard dans sa direction. Il n'a pas le droit de se sentir gêné, c'est lui qui m'a suivi dans ma chambre et qui m'a déshabillé le premier. Bon, d'accord, je l'ai peut-être aidé, peut-être embrassé la première. Mais je ne suis pas la seule fautive. On voulait tous les deux ce qui est arrivé.

–  Non, c'est accessoire, répond-t-il.

            Accessoire, accessoire ! Cela n'avait pas l'air accessoire quand nous étions allongés l'un contre l'autre. Il se lève. Mon cœur se met à battre plus fort alors qu'il s'approche. Il est plus grand que moi et doit baisser la tête pour me regarder. Je me sens comme une petite fille et je n'aime pas ça. Du coup, je me lève aussi, même si je suis quand même obligée de lever la tête pour le regarder. Il se penche vers moi mais je plaque ma main sur son torse. Cette fois, il ne m'aura pas avec ses baisers. Il va me parler avant de m'embrasser ! Il est hors de question que je me perde dans son étreinte avant d'avoir obtenue une explication. Il ne peut pas toujours se cacher derrière ses gestes.

–  Réponds-moi franchement s'il te plait. Est-ce que tu joues avec moi ?

–  Non, répète-t-il.

–  Alors pourquoi ? m'écrié-je. Pourquoi t'es comme ça ? Pourquoi tu m'as embrassé ? Pourquoi t'as couché avec moi ? Pourquoi ...

–  ... parce que je t'aime Anah.

            Je me fige. Ma main retombe le long de mon torse alors qu'il se retourne, les poings serrés. Je suis estomaquée et n'arrive plus à faire un geste. Mon cœur bat fort. Qu'est-ce qu'il a dit ? Je m'attendais à tout sauf... À ça. À ces mots. C'est trop facile. Pourquoi m'aimerait-il ? Moi ! Je reste le dos collé contre le mur à le regarder. Il tourne sur lui-même et s'assoit sur mon lit, avant de prendre sa tête entre ses mains. Quand il retire enfin ses doigts de son visage, je m'aperçois qu'il pleure.

–  Et depuis très longtemps, ajoute-t-il en me regardant de ses yeux larmoyants.

            Mon cœur frappe un grand coup dans ma poitrine. J'ai le souffle coupé. Je sens la sueur couler dans mon dos et mon souffle s'accélérer. Je suis moite et muette. Beau tableau d'amour ! Il ne détache pas son regard de moi et j'ai envie de quitter la chambre pour lui échapper. Mes mains sont parcourues de soubresauts. Sa déclaration a réveillé de vieux démons en moi. À la place de Lhénaïc, je vois le visage de Mathie.

            Il y a longtemps, plus d'un an déjà, nous nous sommes trouvés dans la même situation. Sauf qu'à l'époque, c'était moi qui étais assise sur un lit et lui qui était resté debout à l'observer. Moi qui me rongeais les ongles et qui attendais. Je voulais sa réponse, une réponse positive. Je la désirais. Je voulais qu'il me dise qu'il m'aimait, comme moi je l'aimais. À la place, il avait éclaté de rire. Comme toujours. Comme à chaque fois. Rien n'était jamais sérieux avec lui, il prenait tout à la rigolade. Honteuse, je m'étais jetée sur lui et il avait ri avant de me plaquer brutalement sur le lit que nous partagions pour m'embrasser.

–  L'amour n'existe pas, m'avait-il répondu. Il n'y a que la passion qui compte. Toi et moi, on ne s'aime pas, on survit.

            J'écartais ce souvenir de mon esprit. J'avais aimé Mathie comme je pensais ne plus jamais pouvoir aimer personne. Notre amour était une passion destructrice et dévorante. Mathie était la rébellion. Une flamme dévorante l'animait d'une forte brute. À l'inverse, Lhénaïc était un feu de cheminée, un âtre dans un foyer qui réchauffe le cœur et l'âme. Pouvais-je l'aimer, comme j'avais aimé, ou cru aimé Mathie ? Non. Et pouvais-je prendre le risque de tomber amoureuse du fils de Johns Lenark ? 

–  Je ne peux pas t'aimer, chuchoté-je.

            Son regard change pour se teinter d'un voile de tristesse. Ses larmes roulent un peu plus sur ses joues.

–  Pourquoi ? questionne-t-il.

–  Parce qu'aimer c'est souffrir. Et je refuse de prendre ce risque.

            Il fronce les sourcils. Je vois qu'il fait l'effort de réfléchir pour tenter de comprendre. J'essaye de maintenir mes barrières mentales dressées devant moi. Le chagrin que j'ai ressenti à la mort de Mathie m'a fait trop mal. La colère que je ressens à l'idée de le savoir vivant me dévore chaque jour de l'intérieur. Je ne peux pas aimer Lhénaïc, je ne me sens plus capable d'aimer. Pas comme ça. Pas pour souffrir encore.

–  Tu es toujours hantée par son souvenir, dit-il.

            Lhénaïc lit en moi comme dans un livre ouvert.

–  Tu as prononcé plusieurs fois son nom dans ton sommeil, lorsque nous nous sommes enfuis de l'Odéon, ajoute-t-il.

–  Ça ne veut pas dire que je l'aime ! répliqué-je en colère.

–  Non, mais tu n'as pas fait ton deuil.

–  J'ai fait le deuil d'un mort. Sauf qu'il est vivant.

–  Mais il est fou, réplique Lhénaïc.

            Il ébouriffe ses cheveux et se relève. Agacée, je m'avance vers la porte et l'ouvre pour l'inviter à sortir.

–  Je ne te demande pas de m'aimer aussi, continue-t-il. Je ne suis pas de ceux qui exigent qu'on les aime.

            Je lui jette un regard noir.

–  Mais tu ne peux pas vivre ainsi, ajoute-t-il. Partager entre des sentiments contradictoires. Il faut que tu fasses un choix.

–  Entre lui et toi ? répliqué-je.

–  Avec toi-même !

            Il s'avance vers moi. Le couloir est noir et silencieux. Je le lui désigne du doigt. 

–  Pars, s'il te plait. Tu ne peux pas m'aimer, chuchoté-je.

–  Pourquoi donc ?

–  Parce que tu es toi et que je suis moi. Parce que toutes les filles de l'Odéon t'adulent alors que je ne suis rien. Rien d'autre qu'une meurtrière.

–  On ne choisit pas de qui on tombe amoureux Anahbelle. Et je me fiche de ces filles. Je suis ici, avec toi, au cas où cela t'aurait échappé ? Il n'y a plus d'Odéon ! Je suis un paria.

–  Tu ne les voyais pas mais elles te voyaient. Tu as toujours été un fantasme pour elles. Je ne suis rien moi, à côté de toi.

–  Je n'ai jamais voulu aucune fille de l'Odéon. Elles étaient fades et sans émotions. Elles adulaient une image et non une personne. Elles m'idéalisaient et ne me voyaient pas tel que je suis vraiment. Toi, tu me vois, non ?

            Il attrape mes mains et les plaque contre son cœur. Je sens le mien se serrer. J'ai envie de me jeter dans ses bras, de le serrer contre moi, de l'embrasser encore, de sentir son corps. Mais je ne peux pas. Je ne veux pas qu'il m'aime, je ne veux pas tomber amoureuse de lui, je ne veux plus ressentir de l'amour. Pas pour avoir mal après, quand il m'aura quitté ou qu'il sera mort. Car c'est ce qui risque de nous arriver. Tous les jours, nous prenons des risques. Et si demain, en sortant dans la plaine, une bombe explose et le tue ? J'aurais perdu le deuxième amour de ma vie.

–  Et Valentin ? murmuré-je. Il te voit lui.

–  Je ne suis pas amoureux de Valentin !

            Je sens son cœur battre vite. Je me demande s'il ne risquait pas d'exploser dans sa poitrine. Il me lâche le poignet droit et vient poser sa paume contre mon propre cœur.

–  Tu sais qui je suis, répète-t-il. Et moi j'aime celle que tu es.

–  Et qui suis-je d'après toi ? Une fille de l'Odéon ? Une rebelle ? Une parjure ? Une assassin ?

–  Tu es Anah et je t'aime, répéta-t-il. Ça me suffit.

–  Et bien moi, tu ne me suffis pas.

            Il relâche ma main. La tristesse dessine son visage et il baisse les yeux. Je sens que je lui ai fait mal et je m'en veux. Je ne voulais pas le blesser. Je ne voulais pas vraiment dire ça, je voulais juste...

–  Lhénaïc, murmuré-je.

            Il secoue la tête et sort dans le couloir. Je le rappelle. Une fois, deux fois, trois fois. Son prénom se perd dans le silence alors qu'il tourne à l'angle d'une galerie. Je sens encore sa main contre mon cœur. J'ai envie de lui courir après, de le prendre dans mes bras et de l'embrasser. Mais ma décision est prise et je ne veux pas revenir dessus. La lutte avant tout, la résistance d'abord. L'amour, on verra plus tard...

            Pourtant, quand je referme la porte, je sens les sanglots remonter dans ma gorge et me laisse glisser sur le sol. J'enroule mes bras autour de mes genoux et me met à pleurer. J'ai mal au cœur de l'avoir laissé partir.

            Je pleure. Longtemps. Pour Lhénaïc. Pour Mathie. Pour mes parents. Pour ce tout ce qui me fait mal. Pour cette vie que j'ai choisie, mais que j'aurais voulu autrement si l'Odéon ne nous avait pas tout pris.

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