Chapitre 22
La flamme de la résistance
Lhénaïc dévale les marches d'un escalier de secours, pousse une porte et nous ordonne de le suivre sans ralentir. J'entends des pas au-dessus de nos têtes. J'ignore ce que Lhénaïc a en tête ni comment il comptait nous sortir d'ici maintenant que son père sait qu'il est avec nous. Je le suis aveuglément et j'ignore combien de portes nous passons. Nicolas s'appuie sur mon épaule en boitant, ce qui nous ralentit. Lhénaïc tourne dans des couleurs et parait beaucoup plus paniqué que la dernière fois, malgré son calme de façade. Les pas se rapprochent de plus en plus. Les hommes qui nous poursuivent vont bientôt nous atteindre.
Soudain, l'alarme retentit dans toute la cité. Un coup, deux coups, trois coups, quatre coups. Je pile net et regarde Lhénaïc.
– Quatre coups, qu'est-ce que cela signifie ?
– Aucune idée, ça n'existe pas.
Les voix se rapprochent un peu plus. Nous reprenons notre course, mais Nicolas a de plus en plus de mal à marcher. Je suis obligée de m'arrêter et d'appeler Lhénaïc à l'aide. C'est alors que je remarque sa jambe et son pantalon couverts de sang. Au niveau du genou, une tâche rouge contraste avec la teinte blanche du pantalon.
– Je n'y arriverai pas, déclare Nicolas. Partez sans moi.
– Tu me crois capable de t'abandonner ici ? ironisé-je.
– Personnellement, je ne tiens pas à mourir sous les coups de Lila, renchérit Lhénaïc.
– Les coups ? s'amuse Nicolas. Elle ne sait même pas se battre.
– Elle a bien changé, crois-moi.
Il passe le bras de Nicolas sur son épaule et nous repartons. Je ne suis pas convaincue que nous irons loin. Je vois bientôt le premier visage d'un de nos poursuivants apparaitre derrière moi. Lhénaïc ouvre une porte et nous force à entrer. Il la referme violemment avant de passer une clé dans la serrure. Celle-ci ne suffit pas à les ralentir et la porte éclate quelques secondes plus tard. Ils l'ont détruite avec une hache. Je m'imagine déjà morte, le crâne ouvert en deux alors que nous débouchons dans un endroit où je n'ai encore jamais mis les pieds. Je ne m'étais pas aperçue à quel point nous étions descendus profondément dans la cité.
Devant nous, des centaines d'hommes, de femmes et même des enfants, le visage recouvert de suie, tiennent des marteaux et d'autres outils de travail dans leurs mains. On dirait une usine qui s'étend à perte de vue. Des nuages de vapeur volent autour de nous et des machines à l'allure fantomatique nous font face. Les femmes sont enchainées à un pied et les enfants aussi, comme pour dissuader les hommes de s'enfuir. La chaleur est insupportable et presque étouffante. Nos uniformes propres, lavés et fraichement repassés, contrastent avec les vieux uniformes noirs de cambouis, de suie et de charbon des employés de la caste ouvrière.
Au milieu, un tapis roulant fait passer des objets insolites que les femmes ramassent et jettent dans des paniers à leurs pieds. Il y avait de tout : des déchets, des objets vieillis et certainement les ordures de la cité. L'épouvantable odeur qui se dégage des grands chaudrons me donne envie de vomir. Où sommes-nous ? Mes pieds collent sur le sol et je remarque de grandes cheminées et un bassin de lave noir où éclatent quelques bulles jaunes et orangées.
– Charles ! crie Lhénaïc.
Le bruit est insupportable et la chaleur étouffante. Comment font-ils pour travailler ici ? Un bruit aigu sort des machines qui écrasent des objets de toutes tailles. Lhénaïc répète son appel. Le désespoir s'entend dans sa voix et il tourne la tête de chaque côté. Les femmes semblaient terrifiées et le remarquent à peine. Pourtant, c'est de l'une d'entre elles que parvient bientôt un son. Tout en gardant la tête baissée, elle dit :
– Il est dans l'tabli M'sieur Lenark.
Lhénaïc tourne à gauche. Nous pénétrons dans un bureau dans lequel des centaines de papiers, noirs de poussière, sont éparpillés. Le sol est terreux et crasseux, il ressemble à celui des terres brûlées. Outre l'odeur infecte des ordures ménagères, celle du brûlé règne en maître dans les lieux. Un homme se présente devant nous et nous coupe la route. Je pousse un cri de frayeur en croyant apercevoir un patrouilleur. Il doit avoir une quarantaine d'années et porte des cheveux noirs et hirsutes, ainsi qu'une barbe mal rasée.
– Il est blessé ? demande-t-il en désignant Nicolas d'un signe de tête.
– À la jambe, répond Lhénaïc.
– Peux pas le faire sortir, trop dangereux.
– Charles ! Ils vont arriver d'une minute à l'autre.
– Y passera pas te dit. Comment t'veux qui fasse avec une jambe en vrac.
– C'est Nicolas ! L'ami de Lila.
Lhénaïc s'est mis à crier, paniqué. Je ne l'ai jamais vu ainsi. Le dénommé Charles le regarde en fronçant les sourcils. J'entends des cris de frayeur et me retourne. Des patrouilleurs sont en train d'envahir l'usine.
– Ça c'est autre chose, dit Charles. La p'tite, j'veux pas avoir d'ennuis avec elle.
– Alors il faut m'aider à le sortir d'ici.
– Tous les trois ?
– Oui. Vite Charles ! Ils arrivent.
L'homme réfléchit et pèse sans doute le pour et le contre. Je commence à m'impatienter et voit le stress de Lhénaïc empirer. Je décide de prendre les devants.
– Charles, vous me reconnaissez ? le questionné-je.
– Ouais, t'es la p'tite Evans qui fait peur à toutes ces brutes de l'Odéon.
– En effet, réponds-je. Et si vous voulez que je continue de leur faire peur, il va falloir nous aider. S'il vous plait.
Il me toise un instant du regard, puis soupire.
– D'accord. Suivez-moi !
¤
Je suis allongée par terre, en train de ramper dans un souterrain boueux. Mes vêtements sont trempés et mon visage est à moitié enseveli dans la gadoue. Nicolas rampe devant moi et ses bottes sont presque sur ma tête. À chaque fois qu'il tourne, je me prends son pied dans la figure. Du sang s'échappe de sa jambe. Je n'ai pas réellement fait attention à la gravité de sa blessure en le voyant boiter à côté de moi, mais il est obligé de la trainer. Chaque fois qu'il tire sur ses bras pour avancer, un gémissement s'échappe de ses lèvres. Lhénaïc est en tête et je ne le vois plus. Il tient une lampe serrée entre ses doigts et nous éclaire le passage. Parfois, nous nous retrouvons plongés dans le noir total.
La chaleur est atroce, insupportable. Charles nous a présenté une minuscule ouverture derrière le bureau de son établi. Nous ne pouvions nous y glisser qu'en rampant. J'ai presque été tenté de m'enfuir en courant et de me livrer aux patrouilleurs en voyant le boyau. Ce n'est pas la noirceur de la galerie qui me terrifie mais son étroitesse. Nous sommes compressés et nos corps sont écrasés dans le tunnel. Nous pourrions mourir ensevelis sous terre et je me sens prise au piège. La terre est imbibée d'eau et elle me dégouline sur le crâne. Lhénaïc est passé devant après avoir serré dans ses bras Charles qui lui tendait une lampe.
– Fais attention à toi gamin, lui a dit le mineur, comme s'il parlait à un enfant.
– On se reverra bientôt.
Je ne savais pas que Lhénaïc côtoyait des hommes des castes ouvrières. J'ignore tellement de chose de lui. Nicolas a eu du mal à s'engager. Charles voulait que Lhénaïc et moi passions devant. Il ne le disait pas, mais c'était au cas où Nicolas n'arriverait pas à supporter la douleur et qu'il nous bloquerait le passage. J'ai quand même pris la décision de passer derrière lui. Je sais que si Nicolas se rappelle que ma vie ne tient qu'à la sienne, il avancera malgré la douleur. Il s'est donc glissé dans l'ouverture, moi à sa suite. Charles a repoussé son bureau derrière nous et est retourné travailler dans les profondeurs de l'Odéon.
Il est impossible de parler dans ces galeries et j'ignore combien de temps nous allons devoir ramper, tels des spéléologues. Je ne sais pas si Lhénaïc le sait lui-même. Nous gardons le silence pour essayer de ne pas nous noyer dans la boue. Parfois, la lumière s'éteint et j'essaye de faire fi de la peur qui me tenaille le ventre. Je n'ai pas peur de la mort, mais mourir sous terre... Les parois du tunnel menacent de s'effondrer à tout moment et de nous ensevelir. Mon dos meurtri racle contre le haut de la galerie. J'ai mal et pourtant, je ne sens plus rien, concentrée sur mon objectif : avancer !
La lumière s'éteint de nouveau alors que Nicolas tourne à un angle. Je ne distingue toujours pas Lhénaïc, trop loin devant moi. J'aurais dû penser à l'interroger sur le temps que nous mettrions pour traverser la galerie. Dès que je relève un peu les épaules, ma tête se cogne et de la boue tombe sur mes vêtements. Elle menace de m'ensevelir. Je prie intérieurement pour qu'elle n'en fasse rien. Nous avançons lentement mais déjà trop vite pour les murs de terre qui tremblent à chacun de nos mouvements et de nos passages répétés. Mes mains s'accrochent devant moi et je tire pour que mon corps suive. Mes forces m'abandonnent peu à peu. Je suis si fatiguée.
Un énorme morceau de terre s'écroule sur mes jambes et je hurle de terreur. Nicolas veut se retourner mais ne réussit qu'à faire tomber un peu de boue sur sa tête en se redressant. Je pose ma main sur sa jambe valide pour lui signifier que tout va bien. Il recommence à avancer. Il faut posséder une force de géant pour arriver à agripper des morceaux de terre et tirer son corps en avant. Nos jambes compressées par l'étroitesse du lieu ne nous sont d'aucune utilité. Je sens la terre contre mes hanches, au-dessus de mes fesses. Quand je sortirai d'ici, plus jamais je ne remettrai la tête, les pieds, les mains ou bien mon corps sous terre. Je m'en fais la promesse.
Alors que nous avançons, je repense aux mots de mon meilleur ami. À l'espoir dont il m'avait parlé. L'espoir, l'arme la plus forte des êtres humains, avec l'amour. Dans l'ombre, je guette cette étincelle qui me libérera de la peur qui me tiraille le ventre. Non pas la lampe torche de Lhénaïc qui menace de s'éteindre à chaque croisement mais la flamme qui annoncera la fin de cet enfer. Je repense aussi à Mathie et me fait la réflexion que si la lumière incarne l'espoir, l'ombre la guette toujours. L'obscurité est indiscernable et invisible et vient se glisser quand on s'y attend le moins. La flamme de la résistance a éclairé et embrasé le cœur de Mathie durant six ans. Il était mon espoir de liberté. Il était folie, car c'était fou de résister. C'était celui pour qui la lumière éclairait un chemin tout tracé. Il était la flamme de la résistance, comme son père. Sauf que l'ombre l'a rattrapé et a perverti son cœur. La folie humaine, glacée et glaçante, a emporté nos rêves de liberté. Chez Mathie, la flamme de la résistance s'est éteinte quand l'Odéon l'a avalé.
– Anah, tu es encore là ? Qu'est-ce que tu fais ?
La petite voix de Nicolas se répercute dans la galerie. Je pose ma main sur sa jambe valide pour le rassurer.
– Je suis là, ne t'en fais pas. Ça va ?
– Oui... Oui mais ... Je suis si fatigué.
– Avance Nicolas. Avance.
– Et si je n'y arrive pas ?
– Tu y arriveras, car la flamme de la résistance brûle en toi.
Et tant qu'elle brûlera encore dans le cœur d'un homme, d'une femme, d'une seule personne, alors l'espoir ne sera pas mort. L'espérance renaitra toujours de ses cendres !
Mathie a été mon guide et il s'est égaré sur le chemin de l'ombre, mais nous sommes vivants, et nous allons les renverser. Un élan de haine me saisit et je me sens brûler d'une nouvelle flamme. Je me rappelle le regard que Charles a posé sur moi, rempli de respect. Je dois me battre. Nous devons nous battre. Pour nous tous. Pour les enfants, pour les castes ouvrières et agricoles, pour la résistance. Pour ceux qui sont prêt à risquer leur vie et à se battre jusqu'à la mort pour voir renaitre la liberté dans le cœur des hommes et échapper à la dictature. Pour tous ceux qui sont là, tapis dans l'ombre, et prêts à allumer l'étincelle qui ferait tout sauter.
Nous tournons à l'angle d'une galerie. Je n'en peux plus d'avancer. Ma tête est tournée sur le côté et j'essaye de ne pas avaler de boue. Ma nuque me fait mal à force d'être courbée et mon corps est perclus de douleurs. Je n'ose même pas imaginer la souffrance que Nicolas est en train d'endurer. Sa jambe racle le sol à chacun de ses mouvements. Pourtant, il n'a pas perdu connaissance. Je l'ai vu s'arrêter plusieurs fois, mais il a continué. Il a puisé dans les dernières forces qu'il lui restait. Dans cette force que je connaissais en un prénom. Comment pouvait-on aimer à ce point ?
– On y est presque, entends-je Lhénaïc. Anah, Nicolas, vous êtes toujours là ?
– Oui ! nous exclamons nous ensemble.
– On y est presque, répète-t-il.
Je tire sur mes bras. Nous allons y arriver. Nous allons sortir de cette galerie. Nous allons retrouver les autres et nous battre. Nous allons faire tomber l'Odéon et prendre plaisir à les écraser un à un. Quand on enchaîne un homme, il ne lui reste plus que l'instinct de survie. Il n'y a plus que la colère, la bataille et le souffle de liberté. Nous avions le choix de vivre prisonnier d'une illusion ou celui d'en sortir. Le choix de résister ou de subir. Nous avons choisi. Nous sommes là. Nous rampons. Il fait noir. Mais nous sommes en vie, et libre.
Libre.
La lumière se dessine enfin et nous émergeons du tunnel.
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