Chapitre 15
Une mission risquée
– Combien de temps doit-on fouiller la vallée avant que ton jouet ne se mette à sonner ?
Je lève les yeux au ciel. À mes côtés, Nicolas se tourne vers Macha pour lui faire signe d'arrêter de se plaindre.
– Tu n'étais pas obligée de venir, rappelé-je. Alors arrête de râler.
– Je ne laisse pas Tristan tout seul.
Je jette un coup d'œil derrière mon épaule pour apercevoir Tristan qui regarde le ciel sans faire attention à nous. Il a insisté pour venir afin de repérer les vaisseaux, car il possède la meilleure vue.
– Nous aurions veillé sur lui, la rassure Nicolas.
– Bien sûr. Et comment l'aurais-tu défendu ? Avec tes poings ?
L'attachement que Macha éprouve pour Tristan m'étonnera toujours. Elle peut rester des heures assises à côté de lui sans qu'il ne prononce une seule parole et leur amitié est un mystère qui contraste avec sa personnalité. Elle est odieuse avec tout le monde, sauf avec lui. Nicolas hausse les épaules, met ses mains dans ses poches et avance un peu plus vite. Il jette fréquemment des regards de chaque côté, l'air mi-inquiet, mi- content d'être dehors. Cela fait presque qu'il n'était pas sorti.
– C'est le soleil que je vois ?
Il tend le doigt devant lui et je le suis pour distinguer, à travers les gros nuages gris, un fin rayon de soleil qui retombe sur le sol brulé. Nicolas se précipite dans sa direction, passe sous le rayon et son visage s'illumine d'une jolie couleur jaune. Le phénomène ne dure que quelques secondes avant que le soleil ne disparaisse de nouveau derrière les nuages. Il se tourne vers moi, le visage radieux.
– Allons par ici !
Je ne sais pas précisément où le bunker est enterré. Les tunnels ont sûrement tous été bouchés après les éboulements. La seule chose dont je sois certaine, c'est que le bunker devrait se situer vers l'Est. Ce qui est imprécis et vague comme info ! Lhénaïc a essayé d'indiquer des coordonnés en se basant sur le temps qu'il mettait lorsqu'il empruntait le tunnel sous l'Odéon mais il ne nous a fourni que des valeurs approximatives et un périmètre très large que nous écumons depuis des heures. Le GPS à la main, j'observe la petite boule rouge qui clignote sur l'écran.
– Tu te rends compte que j'ai mangé des œufs au petit déjeuner, dit Tristan à Nicolas.
– Lui aussi a mangé des œufs, fait remarquer Macha.
– Tu crois que nous pourrions leur demander de nous envoyer du pain ? me demande Nicolas, de l'espoir dans la voix.
Je marche en tête et les laisse discuter. Depuis que Lila envoie de la nourriture – ce qui m'inquiète car elle pourrait nous faire repérer – ils parlent en boucle de nourriture. Je sais que je devrais me réjouir, mais je ne peux m'empêcher d'être inquiète et de trouver ces conversations futiles.
– Je ne crois pas qu'ils puissent choisir aussi facilement, réponds-je en fixant mon GPS.
La petite boule rouge s'est mise à clignoter plus fort. Est-ce un bon ou un mauvais signe ? Soudain, Tristan crie :
– Deux vaisseaux !
Macha et moi réagissons d'une façon quasi simultanée. J'attrape le bras de Nicolas au moment où elle saisit celui d'Tristan pour courir en direction de l'ancienne forêt. Les arbres sont soit brûlés, soit beaucoup trop jeunes pour nous protéger de leurs branches. J'ai quand même l'espoir que nous pourrons y trouver un endroit pour nous protéger. J'entends le bruit sourd et profond des vaisseaux et m'arrête pour regarder le ciel. Nicolas me heurte de plein fouet. Nous nous remettons à courir jusqu'à ce que mon pied s'accroche dans une racine et je tombe tête la première. Je roule sur le sol et me retourne. C'est alors que je les vois. Deux grands vaisseaux noirs survolent le ciel, immenses, brillants et monstrueusement terrifiants. On dirait deux énormes scarabées teintés d'éclairs. Je repère deux ouvertures rondes, comme des hublots, qui leur permettent d'éclairer la plaine à l'aide de grands phares lumineux. Une immense vitre panoramique me laisse voir les exterminateurs qui se trouvent à l'intérieur. Ils portent des casques qui masquent leur visage. Je reste figée sur le sol et les regarde s'avancer pour nous réduire en poussière.
Je sens alors qu'on m'aide à me relever et aperçois Nicolas. Je m'appuie sur son épaule et reprends ma course alors qu'il me tire vers la forêt. Je ne distingue plus les silhouette de Tristan et de Macha. Les vaisseaux nous ont repéré et j'ignore comment nous allons faire pour disparaitre de leurs écrans radars. Un grondement se fait entendre, comme une trompette mortuaire. Je sais ce qu'il signifie. Je fais un bond sur le côté et pousse Nicolas qui roule sur le sol au moment où le rayon laser tombe à quelques centimètres de nous. Sans attendre que le deuxième vaisseau crache un nouveau rayon mortel, nous nous relevons pour repartir en courant. La fumée nous entoure. Du regard, je cherche une cachette qui nous permettra de disparaître à leurs yeux. La main de Nicolas est serrée autour de mon bras et elle me fait mal. Il me tire sur la gauche lorsqu'un deuxième rayon s'écrase sur le sol.
– Comment ont-ils pu nous repérer si facilement ? crie-t-il au milieu du vacarme.
Je saute par-dessus un tronc et continue à suivre la piste choisie par Nicolas. Un troisième rayon incendiaire s'écrase à côté de nous et creuse une crevasse. Partout, la terre s'ouvre et forme des trous béants sous nos pieds. Le sol s'enfonce çà et là et emporte tout avec lui comme des sables mouvants. Un bip assourdissant résonne à mes oreilles.
– Qu'est-ce que c'est ? crie Nicolas.
Je m'arrête net. Mon meilleur ami a la brillante idée de me tirer vers lui et de me plaquer contre un tronc d'arbre avant que je ne sois happée par le rayon mortel qui fuse vers nous. D'un geste, je fais tomber mon sac à dos sur le sol et l'ouvre pour sortir l'arme que m'a donné Valentin.
– Où as-tu eu ça ? demande Nicolas.
– Pas le temps de t'expliquer.
Je retire le cran de sécurité et pointe l'arme droit devant moi. Je ne suis pas sûre de savoir m'en servir. Je suis même de ne pas savoir. Mais je préfère tenter le coup plutôt que de mourir foudroyée par un rayon laser.
– Attention !
Nicolas me pousse et je tombe derrière un tronc. Mon dos frappe violemment le morceau de bois avant que je n'aie eu le temps d'appuyer sur la détente. J'étouffe un cri alors que Nicolas me retombe dessus. La charge qui explose à côté de nous est beaucoup plus violente que la précédente. Le monde plonge dans un univers de fumée et de terre. Le noir m'aveugle et je n'entends bientôt plus rien du côté droit. Je pose ma main sur mon oreille en criant de rage. Je n'entends plus qu'un sifflement aigu qui m'arrache un cri. Nicolas est allongé sur moi pour m'éviter de recevoir tous les débris de bois qui nous retombent dessus.
– Relève-toi, hurlé-je.
Il roule sur le dos et retombe, le visage noir de terre. J'ai presque du mal à le reconnaitre. Seuls ses deux iris bleues permettent encore de distinguer son visage à travers le noir qui le recouvre. Mon dos me brûle et, en portant ma main devant mes yeux, je m'aperçois que je saigne de l'oreille. Le sifflement aigu me donne envie de me cogner la tête contre un tronc. L'arme à rayon laser n'est plus dans ma main. Je fouille la terre alors que la fumée commence à se dissiper. À moitié sourde, je ne m'aperçois pas tout de suite que Nicolas me parle. Il m'attrape par l'épaule pour m'obliger à le regarder. Sa lèvre est fendue en deux et du sang coule à flot sur son menton. Je lève ma main pour lui essuyer le visage mais il la retire d'un mouvement du poignet et je renonce à chercher l'arme qui est sans doute enfouie sous la terre. En rampant, il me traîne avec lui sous un tronc d'arbre déraciné. Les exterminateurs peuvent-ils nous repérer là-dessous ? Je replie mes jambes contre mon ventre, Nicolas à moitié allongé sur moi. Nous restons tous les deux prostrés à attendre que les battements de nos cœurs veuillent bien cesser et que les vaisseaux décident de partir. La fumée est dense autour de nous et je ne distingue presque rien.
Nicolas tapote ma tête et je la relève pour voir, à travers un minuscule interstice, un des vaisseaux planer au-dessus de nos têtes. Je me recroqueville un peu plus et regarde si aucun de mes membres ne dépassent de notre cachette. Si les exterminateurs décident de nous envoyer à nouveau un rayon, nous sommes morts. Nicolas est sûrement arrivé à la même conclusion et nous sommes figés dans l'attente.
Je vois la lampe d'un vaisseau fouiller la zone.
Le temps s'éternise.
Quand ils finissent par s'éloigner, la nuit est tombée. Les battements de nos deux cœurs frappent plus que jamais contre nos poitrines. Je tremble à la fois de peur et de soulagement. Nous attendons pendant une bonne demi-heure d'être sûr que les vaisseaux soient partis. Au bout d'un moment, Nicolas me fait signe de sortir. Mes membres sont tellement compressés les uns aux autres que je n'arrive plus à bouger.
Je m'extirpe tant bien que mal de dessous le tronc, en rampant sur le sol. En me redressant, je pousse un gémissement et passe ma main derrière mon dos pour la ressortir poisseuse et collante. Nicolas s'assoit à côté de moi et porte la sienne jusqu'à sa lèvre. Il ouvre doucement la bouche et la referme aussitôt. Le sifflement dans mon oreille droite s'est mué en un affreux mal de tête et la blessure dans mon dos brûle. Mon ami se redresse et me fait signe de me retourner. Il soulève doucement mon tee-shirt, collé contre ma peau, pour observer l'étendue des dégâts.
– Pas beau, dit-il en mâchant ses mots.
Sa voix est chevrotante et je comprends mal ce qu'il essaye de me dire. On dirait qu'il vient de se prendre un coup dans la mâchoire et qu'il a perdu plusieurs dents. Je suis à moitié sourde et lui presque muet. Quel beau tableau ! Nicolas a passé un an à rêver de revoir la lumière du soleil. Pour sa première sortie, nous nous faisons attaquer et les vaisseaux manquent de nous réduire en bouillie.
Comment nous ont-ils trouvé si facilement ? Un instant, mon cœur se serre à la pensée que Lhénaïc et les autres aient pu nous trahir. J'écarte rapidement cette idée de mon esprit. Pourquoi m'auraient-ils protégé plusieurs jours pour me livrer à la mort ensuite ? La réponse doit être plus simple : Johns Lenark a dû dépêcher davantage de vaisseaux sur les terres brûlées à cause de l'état d'alerte. Si cela se trouve, il cherche l'armée des rebelles. Je sens Nicolas bouger à côté de moi et me retourne pour le voir. Sa lèvre a triplé de volume, on dirait qu'il s'est fait tabasser lors d'un tournoi de gladiateur. Il me fait une grimace.
– Qu'a che que tu fais ? demande-t-il en me voyant me relever.
– On ne peut pas rester ici.
Je grimace en me relevant, le mouvement tire sur ma blessure. Nicolas me rejoint et je lui explique que nous ne pouvons pas rester sur la zone des combats. Nous n'allons pas passer la nuit au milieu des débris de bois et de la poussière. Nicolas ramasse mon sac à dos sur le sol. Par chance, il n'a rien, la tablette est encore intacte. Par contre, Macha et Tristan ont disparu.
– Tu crois qu'ils vont bien ? interrogé-je.
Il hausse les épaules. Nous les avons perdus de vue lorsque j'ai trébuché sur la branche et que Nicolas est resté pour m'aider. Les vaisseaux se sont concentrés sur nous. Peut-être qu'ils ont pu en profiter pour s'échapper et se mettre à l'abri. Je peine à marcher. Mon dos me fait souffrir, mais je n'ai pas vraiment le choix.
– Au moins, on est toujours en vie.
Nous marchons pendant bien une heure. Je ne sais même pas dans quelle direction nous allons. Nicolas tient la tablette que Lhénaïc m'a donné, elle est éteinte. La batterie est complétement déchargée. Je décide de ne pas m'en préoccuper pour le moment, ma priorité, c'est de nous trouver un abri pour la nuit. Nicolas me désigne deux gros rochers. Un petit interstice nous offre suffisamment d'espace pour nous y glisser tous les deux. Il ramasse des branches mortes et les dispose tout autour. J'entre à l'intérieur et il me rejoint pendant que j'attrape une lampe dans mon sac. Je m'allonge à plat ventre pour essayer de trouver une position qui ne me fasse pas trop souffrir.
Nous sommes beaucoup trop exténués pour parler et nous endormons presque immédiatement, conscients d'avoir de la chance d'être encore en vie.
¤
Je suis réveillée par le cri perçant d'un corbeau. Je tourne ma tête de droite à gauche et essayai de me souvenir de l'endroit où nous nous trouvons. La douleur dans mon dos me rappelle les événements de la veille et je pousse un gémissement en m'extirpant du bras que Nicolas a posé sur mon épaule. Je constate avec soulagement que le sifflement dans mon oreille a disparu, même si j'entends encore mal. Au moins, je ne deviendrai pas sourde ! Je marche à quatre pattes sur le sol et retire les branches de l'entrée. Lorsque je sors, mon dos m'arrache un cri de douleur en me redressant. Je passe ma main sur ma blessure pour n'en retirer que du sang séché et jette un regard sur le décor alentour.
Je ne reconnais rien, pas même un brin d'herbe. Nous avons pourtant vécu plusieurs mois dans les plaines avec Nicolas, lorsque nous nous sommes enfuis de l'Odéon. Mais à l'époque, il restait encore des arbres. Aujourd'hui, la plaine n'est qu'une vaste étendue de gris et de noir. Je me retourne pour observer le rocher et décide de l'escalader. Si je réussis à apercevoir l'Odéon, je pourrais peut-être retrouver le chemin de notre souterrain, au sud de la clôture.
Je grimpe sur le rocher en serrant les dents et m'arrête au sommet pour contempler l'horizon. Le panorama me coupe le souffle. D'un bond, je me laisse glisser jusqu'à Nicolas, rampe par l'ouverture et le secoue doucement par l'épaule. Il ouvre les yeux en grognant.
– Tu devrais venir voir ça !
Il fronce les sourcils et se redresse. Je retourne dehors et l'attends plusieurs minutes avant de le voir émerger. Il pose sa main sur sa lèvre blessée et grimpe à ma suite après s'être étiré. Arrivé en haut, il se fige. Nous avons une vue imprenable sur les tours de l'Odéon. Les nuages, ouverts en plusieurs endroits, laissent passer les rayons du soleil sur la cité qui se réverbèrent sur le dôme de Cristal. La cité est entièrement teintée de rose et ressemble à un bijou de cristal qui brille dans le lointain.
– C'est magnifique n'est-ce pas, commenté-je.
Je n'arrive pas à croire que je me trouvais encore à l'intérieur deux jours auparavant. C'est surréaliste. Depuis, j'ai retrouvé ma famille et faillis mourir exterminée par les vaisseaux des patrouilles de la mort. Le contraste est saisissant.
– Comment puis-je la trouver cette cité splendide, alors qu'elle fait tant de mal, murmuré-je.
– La beauté est illusoire, répond Nicolas.
Il s'assoit à côté de moi et pose sa main sur mon épaule, dans un geste amical. Sa lèvre a dégonflé mais il grimace à chaque fois qu'il ouvre la bouche.
– Toute la stratégie politique de Lenark repose dans cette illusion, continue-t-il. Il a créé une cité magnifique, un idéal de beauté. Du coup, les gens oublient le reste et ne se révoltent pas.
– Ils n'ont pas vraiment le choix, lui rappelé-je.
– On a toujours le choix, réplique Nicolas. Mais on ne peut pas ne pas choisir. C'est ça qui nous enferme. Je suis persuadé que beaucoup d'odéonistes savent que la véritable liberté se trouve sur nos terres. Mais pourquoi quitter l'Odéon pour nous rejoindre ? Que gagneraient-ils ? À part une vie de paria et de peur. La liberté requière des sacrifices auxquels ils ne sont pas prêts et l'illusion dans laquelle ils vivent est mieux que la réalité.
Ses paroles font échos avec celles prononcées par Lhénaïc lorsque nous étions à la salle des fêtes. Elles me rappellent qu'une partie des habitants, dont mes parents, ont payé pour faire partie du système.
– Nous, nous avons choisi la liberté, rappelle-je.
– Je ne suis pas sûr que nous ayons choisi, objecte Nicolas. Ce choix s'est juste imposé à nous. Si tes parents n'avaient pas voulu prendre le poste des miens et qu'on nous avait proposé de rejoindre la résistance, qu'aurions-nous fait ?
– Nous y aurions réfléchi, non ? Nous étions déjà contre le système !
– Il y a tout un monde qui sépare celui qui proteste de celui qui agit.
– Mais nous avons agi !
– Parce que le choix que tu as fait en tuant tes parents et celui que j'ai fait en te libérant a fait de nous ce que nous sommes devenus. Nous ne sommes pas nés résistants, comme Macha ou Mathie. Nous le sommes devenus par la force des choses.
Il me sourit et me tend la main. Ce geste me fait penser à Lhénaïc. Un instant, je me demande où il se trouve, et ce qu'il fait. Est-ce qu'il pense à nous ? À moi ? Un fin rayon de soleil transperce le gris des nuages et un sourire triste éclaire le visage de Nicolas.
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