Chapitre 12




Une décision irrémédiable


-       Est-ce qu'il lui arrive de penser à moi ? demande Lila.

-       Il pense tout le temps à toi, réponds-je.

            Lila est penchée sur notre table, un livre dans la main. Nous sommes dans la bibliothèque et je tâche de me concentrer sur la lecture d'un ouvrage en essayant d'avoir l'air à l'aise. Lila est venue me chercher dans la chambre de Lhénaïc ce matin pour que nous passions la journée ici. Depuis qu'elle a fini ses études, elle travaille à la salle des fêtes où elle donne des cours de musique et passe l'autre partie de son temps à écrire son mémoire de recherche. Depuis que nous sommes arrivées, je n'avais pas réussi à lire plus de deux pages. Lila n'arrête pas de me poser des questions sur Nicolas et je crains tout le temps que quelqu'un me reconnaisse, malgré mes cheveux blonds.

–  J'ai préparé un paquet pour lui, me confie-t-elle. Je l'enverrai ce soir par les réseaux de distribution.

–  C'est une mauvaise idée.

            Ce n'est pas prudent d'agir ainsi. La cité est sur ses gardes et ils pourraient s'apercevoir que de la nourriture circule par des canaux non reliés au circuit de distribution habituel.

–  Que puis-je faire pour lui alors ? demande-t-elle.

–  Peut-être pourrais-tu commencer par parler à Olivier, réponds-je d'un ton un peu trop sec.

            Aussitôt ma phrase prononcée, je m'en veux. Le visage de Lila s'assombrit et elle me répond par un sourire triste. Je pose mon livre et tends ma main vers elle.

–  Pardonne-moi. Les mots sont sortis tout seuls. Tu me connais, je parle trop vite.

–  Non, tu as raison.

            Elle retire sa main, appuie son dos contre le dossier de la chaise et laisse son regard se porter vers les étagères remplies de livres. Je manque cruellement de tact et de délicatesse. Lila n'est pas responsable de la situation et je ne peux pas lui reprocher d'avoir remplacé Nicolas par un autre alors qu'elle le croyait mort.

–  Je vais le quitter, murmure-t-elle.

–  Qui ?

–  Olivier.

–  Ah !

–  Tu dois me comprendre Anahbelle, ma position n'est pas facile. Je n'ai rien à reprocher à Olivier, c'est quelqu'un de bien.  Je n'ai pas vu Nicolas depuis trois ans. Qui sait si mes sentiments n'ont pas changé à son égard ?

–  En tout cas, les siens n'ont pas évolué.

–  Mais le temps est passé, réplique-t-elle. Et ce n'est pas moi qui suis partie !

–  Je t'ai déjà expliqué que nous n'avions pas eu le choix !

            J'ai haussé le ton et quelques personnes se sont retournées vers nous. Je replace mon livre devant moi et m'excuse d'un mouvement de la main. Je suis censée faire preuve de discrétion et je me comporte comme une adolescente en colère. Je devrais apprendre à mieux maitriser mes émotions. Lila détourne le regard.

–  Tu sais que je l'aime, me dit-elle. Mais c'est compliqué.

            Je hoche la tête. L'amour est toujours compliqué. Finalement, c'est plus facile pour moi. Mon ancien amour est mort ! Ça règle les problèmes. Je reprends ma lecture et tâche de me concentrer, mais je n'ai pas tourné la page que quelqu'un pose ses deux mains sur mes épaules. Je sursaute et pousse un cri. Mon cœur palpite fortement contre ma poitrine et je pose ma main sur mon cœur.

–  Ma parole, c'est qu'on te voit tout le temps ces temps-ci Macha, se moque Valentin en me relâchant. 

            Je souffle de soulagement. Il m'a fait peur. J'ai cru qu'il s'agissait d'un patrouilleur venu pour m'arrêter. Je lui souris par politesse, car j'ai du mal à le cerner. Je ne sais pas s'il m'apprécie ou me prend pour une rivale. Il m'annonce que Lhénaïc m'attend devant la porte du dôme et je me lève en m'excusant.

–  Pas de souci, dit-il en prenant ma place. Embrasse-le pour moi.

            Je ne comprends vraiment pas ce garçon. Lila me fait un signe de la main. Je m'en veux encore pour mes mots mais je ne peux pas les rattraper, autant fuir. Après avoir rassemblé mes affaires, je quitte la bibliothèque et rejoint Lhénaïc qui m'attend, debout sur la terrasse qui surplombe l'esplanade. Il me sourit en me voyant et saute du petit muret sur lequel il était assis.

–  Tu faisais quoi ? demandé-je.

–  J'observe notre scène de spectacle, répond-il.

–  La pyramide ?

–  Non. La cité.

            J'arque un sourcil puis jette un regard sur la ville.

–  Que veux-tu dire ?

–  Tu sais ce qu'est une ode ? m'interroge-t-il d'un air professoral.

–  Un poème lyrique, réponds-je.

            Qu'est-ce qu'il croyait, que je n'y connaissais rien en poésie ?

–  C'est une poésie chantée, corrige-t-il. Elle est composée en l'honneur des dieux.

–  Écoute, si tu veux me faire un cours tu ...

–  Et un odéon ?

–  Où veux-tu en venir ? C'est un quizz ? m'agacé-je. L'Odéon, c'est une dictature !

–  C'est un édifice destiné à accueillir des concours de poésie ou de chant.

            Je laisse mon regard se diriger vers la cité. Les immeubles se dressent les uns à la suite des autres vers le lointain sans que je parvienne à en distinguer la longueur. Combien la ville fait-elle de kilomètre ?

–  Ne me fais pas un cours d'Histoire s'il te plait, va droit au but, m'impatienté-je.

            Je commence à trouver le temps long. S'il veut discuter philosophie ou refaire l'histoire, il devrait s'adresser à Nicolas.

–  Les architectes ont pensé cette cité comme une ode à la beauté humaine. Mon père a détourné sa fonction initiale parce qu'il voulait que le régime soit une ode à sa personne, explique-t-il.

–  Ça lui ressemble bien.

–  Il a créé un poème lyrique conçu pour charmer les citoyens. Tout ici n'est qu'illusion.

–  J'ai déjà ouvert les yeux, rappelle-je.

            Il sourit et m'invite à le suivre vers un escalier en marbre qui permet d'accéder au pont qui se dresse au-dessus. Je n'y suis jamais allée. Mes parents nous ont toujours défendu de trop nous éloigner du dôme lorsque nous sortions dehors. Nous nous avançons sous le regard des statues. Elles me font froid dans le dos. Discrètement, Lhénaïc approche sa main de la mienne et ses doigts effleurent les miens. Je le regarde, surprise, mais il détourne les yeux et fixe un point invisible devant lui.

            Une fois le pont traversé, nous nous débouchons dans une partie de la ville qui m'est inconnue et serpentons entre les immeubles jusqu'à parvenir dans un quartier composé de plusieurs rangées de maisons identiques. Elles ont toutes de petits portillons en fer qui donnent accès sur de grandes portes grises. Je laisse mon regard s'attarder quelques secondes sur ces détails tandis que Lhénaïc me fait tourner dans une rue. Il faut posséder un sacré sens de l'orientation pour ne pas se perdre. Nous arrivons devant un grand portail encadré de deux colonnes. Lhénaïc pousse la grille. Devant nous se trouvent de la pelouse et des bancs disposés le long d'un petit chemin caillouteux qui serpente jusqu'à atteindre un étang dans lequel se promènent des canards. Les oiseaux chantent.

–  Où sommes-nous ? l'interrogé-je.

–  Au parc.

            Je lève les yeux au ciel. Comme si je n'étais pas capable de m'en rendre compte par moi-même. La simplicité de sa réponse m'étonnerait presque. Je n'ai jamais vu d'herbe dans la ville. Ce n'est qu'une étendue infinie de bêton et de marbre. Ici, j'ai l'impression d'être en pleine campagne. Il y a des arbres, des oiseaux, de l'eau et de l'herbe. Je m'avance vers la pelouse et m'y agenouille. Mes doigts se perdent dans la verdure et je m'allonge, la tête sur le gazon pour sentir le parfum de l'herbe fraiche. Lhénaïc dépose le sac qu'il porte autour de ses épaules sur un banc et vient me rejoindre. Il s'allonge à mes côtés et nos deux têtes se retrouvent très proche l'une de l'autre. Je me sens étrangement apaisée et j'en oublierai presque la grotte, Nicolas et les enfants. Ici, j'ai l'impression que les terres brûlées n'existent. C'est comme si je n'étais jamais partie de la cité et que je lui appartenais encore. Il n'y avait plus que cet endroit, moi et Lhénaïc. Son visage est proche et je sens ses cheveux se mêler aux miens lorsqu'une brise souffle sur nos corps étendus. Sa main s'avance vers la mienne. Cette fois, je laisse nos se nouer. Que m'arrive-il ? Mon regard se fixa sur les nuages.

–  Est-ce bien réel ?

–  Non.

            Il lâche ma main. La bulle de sérénité qu'il avait créée éclate en plusieurs milliers de particules. Je tourne mon visage vers lui au moment où il ramène sa main vers sa poitrine. L'image de Mathie me saute au visage. C'est comme si on m'avait soudain placardé sa figure sous les yeux. Je le revois, debout sur le rocher qui l'a emporté. J'entends à nouveau le bruit des bombes qui pleuvent et les cris déchirants des rebelles. Mes yeux s'embuent de larmes que je laisse couler. Mon cauchemar vient de revenir. J'ai envie de hurler et de frapper Lhénaïc. Pourquoi m'a-il ramené si brutalement dans la réalité ? Il se redresse et pose sa tête dans sa paume. Je fais de même et essuie les traces sur mes joues.

–  Pourquoi ? demandé-je.

–  Pour ne pas que tu oublies où tu te trouves et d'où tu viens, répond-il.

            Il ramasse une petite pâquerette sur le sol et la glisse derrière mon oreille avant de repousser une mèche de mes cheveux.

–  Tu as déjà été sur les terres brûlées ? demandé-je.

            Lhénaïc secoue la tête de façon négative.

–  Uniquement dans les souterrains, avoue-t-il. Mais je les vois chaque fois que j'ouvre ma fenêtre et que je tire les rideaux.

–  Il n'y a rien d'autre que des immeubles derrière tes rideaux, répliqué-je.

–  Pas pour celui qui sait voir.

–  Tu sais qu'il n'y a plus d'arbre, continué-je. Tu sais que tout a été rasé ? Que les sols sont brûlés et encore fumants par endroit. C'est comme si la terre n'arrivait pas à guérir de ses blessures.

            Un flot d'émotion m'assaillent. Lhénaïc pose sa main sur mon visage.  Je me plonge dans son regard bleu avec l'envie de m'y noyer.

–  Tes blessures arrivent-elles à cicatriser ?

            Je soupire. Je n'aime pas parler de ce qui fait mal.

–  Parfois je les oublis, murmuré-je. Comme maintenant, avec toi.

            Je m'avance vers lui. Nos visages ne sont qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Ses traits parfaits contrastent avec ses cheveux désormais en bataille. Ses lèvres sont à porter des miennes et il suffirait que l'un de nous deux se penche pour qu'elles se rencontrent.

            Lhénaïc détourne la tête et se relève. Je reste interdite, assise dans l'herbe.

–  Je dois retrouver Valentin, déclare-t-il.

–  Ah.

            Est-ce pour la raison à laquelle je pense ? Il époussette les tiges vertes qui se sont collées à ses vêtements et tousse d'un air gêné.

–  Ce n'est pas ce que tu crois, me dit-il.

–  Et qu'est-ce que je crois ?

–  On n'est pas ensemble. J'ai simplement des trucs à faire et toi et moi...

–  Toi et moi ? répété-je.

–  On ne devrait pas faire ça.

            Je fronce les sourcils et le regarde récupérer son sac. Le soleil est en train de décliner et son ombre tombe sur la cité. Je me relève péniblement et rejoint Lhénaïc qui se tient debout, un peu agacé par son attitude chevaleresque stupide. N'est-ce pas lui qui, l'instant d'avant, a failli m'embrasser ? N'est-ce pas lui qui a posé sa main sur moi ? Qui a saisi la mienne à plusieurs reprises ?

–  N'oublie jamais d'où tu viens, me dit-il en poussant la grille du parc. Jamais.

¤

            Je tiens dans mes mains deux petites pilules rouge. Un symbole avec une tête de mort noire est inscrit en plein milieu de la gélule. Nicolas se tourne vers moi et me tend un livre pendant que je la glisse dans ma poche. Mon meilleur ami perché sur une échelle, dans la bibliothèque de son appartement situé au trentième étage d'une des plus hautes tours de la cité. Il laisse tomber dans mes mains tendues un livre de philosophie d'un certain Tvetan Todorov. Je n'ai pas fini de poser celui-ci qu'il m'en tend un nouveau.

–  Épicure, lis-je sur la couverture.

–  Le plaisir comme mode de vie !

            Il récupère le livre dans ma main et ceux que j'ai laissé sur le buffet. Nous sortons ensemble de la pièce pour qu'il puisse déposer son butin dans la cuisine, puis il repart fermer la porte automatique qui masque l'entrée de la bibliothèque.

–  Tu vas finir par te faire repérer, le préviens-je.

–  Mon père pense que ces livres ne doivent pas être oubliés.

–  Leurs pensées sont contraires à celles des odéonistes.

–  La pensée des odéonistes a pour but de nous empêcher de penser, réplique-t-il.

            Nicolas ouvre l'un des livres et passe son doigt sur une page. La première fois que mon meilleur ami m'a emmené ici, j'ai refusé d'entrer. J'étais paniquée à l'idée de venir lire des livres interdits en cachette. Pour moi, Nicolas effectuait un acte de haute trahison envers le régime en agissant de la sorte. Ensuite, je me suis surprise à aimer tous ces textes sortis d'un monde que je ne connaissais pas : la mythologie, la pensée des philosophes des Lumières, l'Histoire du monde ancien. Le père de Nicolas, bien que fervent odéoniste, n'a jamais pu se résoudre à se séparer de ces ouvrages. Il a tout fait pour les préserver et les cacher et il s'est arrangé pour que son fils connaisse l'histoire du monde d'hier. Si l'Odéon le sait, il sera exécuté pour introduction et possession d'objets illégaux et interdits.

–  Ce n'est pas une bonne idée de défier l'Odéon, fais-je remarquer à Nicolas pendant qu'il s'installe en face de moi et ouvre un livre.

–  Tu as peur qu'ils nous arrêtent ? ricane-t-il. Tu veux tout arrêter après avoir goûté à la beauté de ces écrits ?

–  Tu fais des choses contraires à la loi. Et tes parents aussi !

–  Je protège la mémoire, rétorque-t-il. Il faut bien une personne qui se batte pour que les écrits succèdent au temps.

–  Le Maitre pense que ces écrits sont comparables à du poison.

            Nicolas lève les yeux au plafond.

–  Et mes parents pensent que lire leurs livres à eux te ramollie l'esprit, réplique-t-il. Ça, c'est de la vraie littérature qui pousse à réfléchir.

–  Tes parents sont membres des élites, lui rappelle-je. Ils devraient approuver les pensées du Maitre.

–  Ils l'approuvent, répond-il. Ils sont même convaincus que l'Odéon est la meilleure des choses qui pouvaient arriver au monde. Mais ce n'est pas parce que le nouveau monde est meilleur qu'il faut oublier ce que nous avons connu par le passé.

–  Te rends-tu compte qu'ils te tueraient s'ils t'entendaient ? Et moi avec, pour être ta complice.

            Il me tapote amicalement l'épaule et tourne un des livres dans ma direction, comme s'il ne m'avait pas entendu.

–  Lis ça, complice ! Admire le talent d'Homère et la beauté de l'Iliade et de l'Odyssée.

            Je soupire. Pourtant, quelques secondes plus tard, je reprends les aventures d'Ulysse – qui n'est pas toujours très intelligent d'ailleurs - là où je les ai laissées précédemment. Nicolas attrape un gros traité de philosophie et commence à lire en silence. L'heure tourne et chaque fois que je relève les yeux vers Nicolas, je sens mon cœur battre plus fort et mon estomac se contracter. Vers dix-huit heures, la porte d'entrée s'ouvre. D'un mouvement vif, Nicolas glisse les livres sous la table avant de soupirer de soulagement en voyant son père.

–  Je t'ai dit de ne pas lire ça ici. Tu m'avais promis de les emporter dans ta chambre, le gronde Bruno. Bonsoir Anah !

            Il me serre la main et me demande des nouvelles de mes parents. Je deviens livide. La mère de Nicolas entre à son tour et vient m'embrasser pendant que son fils ramasse les livres que nous avons lus pour les glisser dans la bibliothèque secrète de la famille. La mère de mon meilleur ami me demande si je reste dîner avec eux ce soir. Je m'apprête à accepter lorsque j'entends le père de Nicolas rappeler à sa femme qu'ils sont déjà attendus. Il se tourne alors vers son fils.

–  Va te changer ! Enfile quelque chose de plus décent que ce vieux tee-shirt que tu portes ! Nous sommes attendus. Johns Lenark en personne a demandé à nous voir, et toi avec.

            Mon cœur comprime ma poitrine. Dois-je leur dire qu'ils sont convoqués pour qu'on leur annonce leur mort imminente ? Je sens le contact des gélules dans ma poche contre ma cuisse. Je m'étais promise de parler à Nicolas mais je n'y suis pas arrivée. Mon meilleur ami file dans sa chambre et revient vite, vêtu du traditionnel uniforme de l'Odéon. Il attrape son manteau et m'invite à sortir avec eux. En arrivant en bas de la rue, ils me font un signe de la main et s'éloignent en discutant.

            Je rentre chez moi en trainant des pieds et laisse l'avenue dans laquelle habite Nicolas. Les pilules dans ma poche me font l'effet d'un poids énorme. J'ignore encore ce que je vais en faire. Je me suis pourtant promise de sortir de chez Nicolas avec une solution. Je remonte la rue jusqu'à mon immeuble et prend l'ascenseur pour rejoindre l'appartement où je vis. Je pousse la porte et trouve mes parents dans le salon. Mon père me fait un grand sourire comme si notre altercation de la veille n'avait jamais eu lieu. Il est en train de resserrer la robe que ma mère a enfilé et il porte son plus beau costume.

–  Où allez-vous ? demandé-je en guise de salut.

–  Johns veut qu'on le rejoigne au palais pour le dîner, m'explique ma mère.

–  Va nous chercher un verre d'eau s'il te plait, ordonne mon père.

            Je me rends dans la cuisine et attrape deux verres, un pour chacun. Je les remplis d'eau et m'apprête à leur porter quand le poids des pilules se fait de nouveau sentir dans ma poche. Je m'arrête et, après quelques secondes d'hésitations, les sors. Ils ne sentiront rien. Ce sera immédiat et indolore.  Je fixe les deux petits cachets rouges sans savoir quoi faire. J'aurais aimé que rien ne change. J'aurais voulu revenir en arrière et ne jamais entendre mes parents m'annoncer leur promotion. J'aurais aimé retrouver Nicolas dans le dôme de Cristal pour aller en cours le lendemain sans qu'il ne m'annonce que ses parents étaient morts. J'aurais souhaité continuer à vivre dans ce monde idéal. Je serre fortement les gélules entre mes doigts. Le choix est simple : les parents de Nicolas ou les miens ? Quelles vies méritent le plus d'être sauvées ? Qu'elle est la décision la plus juste ?

–  Anah, dépêche-toi s'il te plait, crie mon père.

–  Une minute, réponds-je.

            Il me suffit de verser la poudre à l'intérieur de leur verre pour qu'il en soit fini d'eux. Quelques particules et leurs vies s'envoleront. Une larme roule sur ma joue. Qui suis-je pour décider quelle vie a le plus de prix ? Dans ma tête, les images de mon enfance se mettent à défiler à vitesse grand V. Je nous revois dans le salon, Théo et moi, alors que mon père et ma mère travaillent en silence sur la table de la cuisine. Ce ne sont pas n'importe qui. Ce sont mes parents...

–  Anah s'il te plait, Johns n'aime pas qu'on le fasse attendre.

–  Ils doivent faire leurs adieux à leur fils en ce moment, nous devons y aller, me rappelle ma mère en achevant sa phrase sur un petit rire. 

            Je laisse tomber la poudre dans leurs verres, tour à tour. Je les prends dans mes mains et les leur apporte.

            Mon père porte le récipient à ses lèvres et avale tout d'un trait. Ma mère en boit la moitié et termine d'enfiler son gilet. Ils m'embrassent et me disent à ce soir. Je leur fais un signe de la main alors que la porte de l'ascenseur se referme. Il n'y aura plus de lendemain heureux.


Tvetan Todorov, Les abus de la mémoire.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top