Chapitre 11




Une promotion

Trois ans auparavant.

            La cérémonie du Pouvoir vient de prendre fin. Maman et Papa marchent devant nou et Béa lisse sa robe blanche tout en se plaignant que ses sandales lui font mal aux pieds. Une brise légère souffle dans l'air. Le ciel est totalement dégagé ce soir-là. Nos parents ne font plus attention à nous, trop excités par la conversation qui les anime. Mon père fait de grands gestes pour expliquer quelque chose à ma mère. Béa court pour me rejoindre Théo qui presse le pas et ma mère tourne à l'angle de l'avenue de la paix. Elle continue tout droit pendant que mon père poursuit sa conversation et vante les mérites de la soirée à laquelle nous venons d'assister.

–  Johns était vraiment magnifique. Un vrai Dieu dans son costume recouvert d'or.

–  Ses enfants nous ont offert un beau spectacle, comme tous les ans, ajoute ma mère. Si seulement Anah et Béa pouvaient se joindre aux danseurs.

            Théo laisse échapper un petit grognement de déplaisir auquel je ne fais pas attention. Il n'aime pas Lhénaïc et Lucas, je crois qu'il les jalouse un peu. Les frères Lenark nous ont pourtant offert un beau spectacle. Lhénaïc est toujours un aussi bon danseur. Ma mère sautille presque sur place et raconte le moment où Johns l'a invité à danser. Béa s'approche d'elle pour lui demander ce que ça faisait de tenir la main du grand maître de l'Odéon.

            Nous tournons à droite sur le boulevard de la prospérité pendant que Ma mère continue de vanter les charmes de Johns. Béa boit littéralement ses paroles. Ma sœur et ma mère se ressemblent beaucoup, elles sont toutes les deux blondes avec de grands yeux bleus et elles ont le même caractère docile, la même façon de se mouvoir et de s'habiller. Nous arrivons enfin devant la grande porte qui marque l'entrée de notre immeuble. Mon père passe son badge dans une minuscule interstice et j'appuie sur le bouton de l'ascenseur qui nous conduit au cinquantième étage. Il s'arrête dans un soubresaut et un tintement discret. J'entre dans l'appartement et retire mes chaussures en soupirant de bien-être. Je dépose ensuite ma veste blanche sur le canapé et m'allonge dessus.

            Mon père me presse de changer de place pour m'asseoir dans le fauteuil d'en face. À contrecœur, je me relève pour rejoindre l'endroit qu'il pointe du doigt, Théo et Béa à mes côtés. Ma mère retire sa veste et vient près de mon père. Il pose sa main sur sa cuisse pour calmer ses battements puis lui murmure quelques mots à l'oreille. Soudain, elle n'y tint plus et crie :

–  Nous avons reçu une promotion ! Vos parents ont été promus au rang de Directeur des Unités d'Élites des Exterminateurs !

            Elle crie presque en terminant sa phrase. Le visage de ma sœur s'illumine de joie et n grand sourire étire les lèvres d'Théo. Tous les deux se lèvent d'un bond pour féliciter nos parents. Mon père prend son fils dans ses bras tandis que ma mère embrasse le front de Béa. Moi, je reste sans bouger. Je fixe mes parents, comme assommée par la nouvelle. 

–  Anah, viens embrasser ta mère, ordonne mon père.

            Je me lève comme une automate. Ma mère me saisit par les épaules et dépose deux baisers sur mes joues. Mon père m'attrape ensuite et me serre contre lui. J'ai l'impression d'être une poupée de chiffon. Les questions de mon frère et de ma sœur fusent pendant que je reste l'esprit plongé dans le brouillard.

–  Johns est venu nous parler tout à l'heure, avant le bal, explique mon père. Il voulait nous transmettre la nouvelle en personne.

–  Il m'a invité à danser puis m'a demandé de l'accompagner sur le balcon, raconte ma mère en lançant ses cheveux blonds en arrière. Je l'ai suivi, émue qu'il m'appelle par mon prénom. C'est là qu'il m'a annoncé que mon talent et celui de votre père avaient été reconnus. Il a dit qu'il nous observait depuis plusieurs mois et qu'il voyait combien nous étions investis envers l'Odéon. Nous sommes, selon lui, les personnes les plus « qualifiées et aptes à occuper ce poste ».

            Béa se met à pleurer et se jette dans ses bras pour l'embrasser de nouveau. Théo se lance dans une discussion passionnée avec mon père alors que je suis toujours les bras ballants.

–  Ce n'est pas tout, continue ma mère. Anah, Théo, rapprochez-vous par ici ! Johns m'a annoncé qu'il vous avait choisis pour la formation des analystes. Vous allez pouvoir commencer votre carrière.

–  Et toi ma chérie, déclare mon père en tapotant la tête de Béa, tu vas apprendre auprès des grands laborantins de l'Odéon.

            Béa saute littéralement de joie pendant que Théo remercie mon père. Autour de moi, ce ne sont que des embrassades et des cris. Une question me brûle pourtant les lèvres. Lorsque je sors enfin de ma léthargie, je parviens à demander :

–  Que vont devenir les parents de Nicolas ? Ce ne sont pas eux qui occupent actuellement ce poste ?

            Le silence retombe dans la pièce. Mes parents cessent de parler pour se tourner vers moi. Théo et Béa froncent les sourcils. 

–  Je suis confuse. J'ai oublié de t'annoncer que Nicolas allait venir vivre avec nous, lance-t-elle, son grand sourire toujours accroché sur ses lèvres.

–  Notre appartement est suffisamment grand pour l'accueillir, se réjouit mon père. Nous allons retaper le débarras pour en faire une chambre et, en attendant, il dormira dans celle d'Théo.

            Mes parents font mine de ne pas avoir compris ma question. 

–  Nicolas va venir vivre ici ? répété-je.

–  Mais bien sûr, s'énerve ma mère. Où veux-tu donc qu'il vive lorsque ses parents ne seront plus là ?

–  Comment ça ?

            Mon père soupire.

–  Pourquoi faut-il toujours que tu rendes les choses si compliquées ?

–  C'est déjà bienveillant de notre part d'accepter de nous occuper de ce pauvre garçon, renchérit ma mère.

–  Mais pourquoi faudrait-il que vous vous occupiez de Nicolas ? insisté-je.

–  Enfin Anah ! Il ne pourra pas vivre seul chez lui après l'exécution.

            J'écarquille les yeux, bouche-bée. Sont-ils vraiment sérieux ?

–  Tu veux dire qu'ils vont les tuer ? 

–  Dans une exécution, il est de coutume qu'il y ait des morts, réplique ma mère comme si je manquais cruellement d'intelligence.

–  Et ne prends pas cet air scandalisé s'il te plait, me sermonne mon père. Pour que le système fonctionne pleinement, il faut parfois remplacer les éléments défectueux. Je suis sûr que Nicolas et ses parents le savent.

            Mes parents ne semblent pas peinés une seule minute à l'idée que les parents de mon meilleur ami soient sur le point d'être mis à mort. Ils ne voient que leur carrière et leur promotion. Ils se détournent de moi pour reprendre leurs conversations avec Béa et Théo qui me lancent un regard mauvais. Ils ne semblent pas apprécier mon intervention. J'ai cassé l'ambiance festive.

–  Nicolas est mon ami, m'écrie-je en me levant, hors de moi. Ses parents sont bons ! Comment pouvez-vous accepter cela ?

            Ils s'arrêtent de parler. Ma mère lance un regard insistant vers mon père et lui fait un signe de tête discret. Il s'avance vers moi, me saisit par le bras et m'entraine vers ma chambre en me tirant littéralement avant de me jeter sur mon lit. Ma tête heurte le mur. Il claque la porte et je me recroqueville sur moi-même, tétanisée. Mon père n'a jamais été violent. Qui est cet homme qui vient de se conduire ainsi ? 

            Je reste dans mon lit à trembler et attend plusieurs minutes en fixant la porte.

            Soudain, elle se rouvre et mon père se dessine dans l'encadrement. Je n'entends plus Théo et Béa, ils ont dû changer de pièce. Ma mère apparait également. On dirait deux ombres qui masquent la lumière du salon de leurs corps. Pour la première fois de ma vie, mes parents me font peur. Mon père pose sur moi un regard noir de colère et s'avance dans la pièce tandis que ma mère reste près de la porte. Il se dresse devant moi et me saisit par le col de ma robe. Tandis que j'écarquille les yeux en grand, il lève sa main et me frappe violement la joue. Ma tête heurte le mur encore une fois. Je vois des étoiles danser sous mes paupières. Il m'attrape encore, me décolle du lit et me jette par terre. Puis il me frappe. Une fois. Deux fois. Trois fois. À coup de pieds, de poings. Je reste étendue sur le sol et serre mes bras autour de mes genoux en sanglotant. J'ai mal. Moins physiquement que mentalement. Je n'arrive pas à comprendre ce qu'il se passe. Est-ce vraiment mon père ? Celui-là même qui me jetait en l'air pour que je retombe dans ses bras lorsque j'étais petite ?

–  La prochaine fois que tu nous manques de respect ou que tu remets en cause notre position, tu recevras plus que des coups Anahbelle, me menace-t-il.

–  Pense à ta chance ma chérie, dit ma mère, toujours dans l'encadrement de la porte. Tu fais partie des élites. Tu n'aimerais quand même pas que nous t'envoyions faire un stage chez les ouvriers ?

            Mes parents sont-ils devenus fous ? Ou montrent-ils leur vrai visage ? Ils ont toujours été doux et bienveillants et j'ai l'impression d'être face à deux étrangers. Deux êtres complétement dévoués au système, prêts à écraser tout le monde pour parvenir à leur fin. Même leur fille.

–  Papa, tu...

–  Ne comprends-tu pas à quel point notre place est fragile ? s'écrie-t-il en me saisissant par la jambe.

            J'agrippe mes mains au lit. Il me relève brutalement et me force à me tenir debout. Mes jambes tanguent et ma tête me fait mal.

–  Tu ne sembles pas comprendre la chance que nous avons de vivre ici, s'énerve-t-il.

–  Mais...

–  Tais-toi, hurle ma mère en s'avançant dans la pièce. Tu ne sais pas ce que nous avons sacrifié. Tu ne te rends pas compte à quel point il est difficile de gravir des échelons au sein du système.

–  Nous avons tout donné pour vous offrir la chance de vivre dans un monde parfait, continue mon père. Nous avons dépensé autant d'énergie que d'argent pour atteindre cette place dans la société. Nous avons offert à notre famille le meilleur.

–  Je t'interdis de remettre en cause nos actions alors que tu vis comme une parfaite petite bourgeoise, crache ma mère.

            Je suis en état de choc. Je devrais hocher la tête et me plier aux paroles de mes parents. Au lieu de ça, je sens la colère m'envahir et je réponds froidement, en opposant mon calme à leurs cris.

–  Vous croyez que le sacrifice des parents de Nicolas vaut la place que nous occupons ? Bruno est votre ami. Vous êtes prêt à le laisser mourir pour obtenir une promotion et atteindre une fonction sociale encore supérieure à celle que vous possédez déjà ? Mais pourquoi ?

            La main de ma mère frappe ma joue. Je la sens bruler sous ses doigts. Les larmes me montent aux yeux. Ils sont vraiment devenus fous.

–  Ne fais pas l'insolente, Anahbelle, réplique mon père. Je ne tolèrerai pas une fois de plus qu'un de mes enfants me manque de respect. Si c'était Bruno qui avait eu cette chance, il aurait fait comme nous. C'est ainsi que marche le nouveau monde. Tu crois que c'est la première fois que des gens meurent pour que d'autres leur succèdent ?

–  Nous sommes déjà généreux d'accepter leur fils, continue ma mère. Alors, tu vas retourner dans le salon avec ton frère et ta sœur, sourire et accepter le sort des parents de ton ami. Tu vas l'accepter parce que c'est ton rôle et tu es comme nous Anahbelle ! Tu fais partie de l'élite de l'Odéon et cette chance requière des sacrifices.

            Ils ouvrent la porte et m'invitent à sortir. Les larmes restent bloquées dans mes yeux et refusent de couler. Mes mains tremblent. Mon estomac est serré dans mon ventre et ma tête me fait mal à l'endroit où mon crâne a heurté le mur. Suis-je vraiment la fille qu'ils décrivent ? Serai-je vraiment capable de laisser mourir d'autres personnes pour satisfaire mes ambitions plus tard ? Ma position sociale me confère-elle réellement le droit d'éliminer les autres pour m'élever ?

            Mon père m'entraine dans le salon et referme la porte de ma chambre. Théo et Béa sont revenus et me sourit. On dirait qu'ils ne sont pas touchés par ce qu'il vient de se produire. Ils font comme si rien de tout cela ne s'était passé. Mes parents se rassoient et reprennent leur conversation comme si l'épisode de la chambre n'avait jamais existé. Je m'enferme dans le silence.

            Pour la première fois, j'ouvre les yeux sur la réalité. Ce que j'ai cru normal et parfait ne l'est en rien. Ma vie ressemble à une coquille vide. Mes parents, face à moi, jouent un rôle. Et si eux portent un masque, alors qui se cache derrière celui de Johns Lenark ? Sur quoi est réellement bâtie l'Odéon ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top